Oseront-ils sortir le classement des milliardaires dans l’entre-deux tours ?

Chaque année depuis 1996, le début de l’été est marqué par la parution du Classement des 500 plus grandes fortunes professionnelles de France par le magazine Challenges. Aucune année n’y fait exception et le fameux « numéro spécial » est dévoilé au plus tard le premier mercredi de juillet.

Mais cette année, la date tombe le 3 juillet. En plein entre-deux tours des élections législatives anticipées dans lequel le nouveau Front populaire aura encore toutes ses chances, oseront-ils inviter dans la campagne le sujet brûlant de la concentration des richesses ?

Nul doute que la question de savoir s’il faut publier, à la date devenue habituelle depuis vingt-sept ans, le classement des grandes fortunes de France mercredi prochain doit lourdement agiter la rédaction de Challenges.

Claude Perdriel, l’anti-Bolloré

Il faut dire que le magazine libéral, tant sur le plan économique que politique, est une exception. Farouchement pro-business, il reste la propriété majoritaire (à 60%, les 40 autres pourcents étant détenus par Bernard Arnault) de Claude Perdriel.

Né dans une famille bourgeoise en 1926, ayant assuré son premier succès financier dans le marché des sanibroyeurs, Claude Perdriel présente le signe distinctif, dans le paysage actionnarial médiatique français, d’être tout simplement… un homme de presse. Au contraire des autres propriétaires, qui ont choisi d’investir dans les journaux, les stations de radio ou les chaînes de télévision pour s’acheter de l’influence sur l’opinion publique.

Patrick Drahi, patron de BFMTV et de RMC, a fait fortune dans les télécoms ; son groupe de presse sera très sûrement cédé officiellement d’ici quelques semaines à Rodolphe Saadé, à la tête du troisième armateur mondial pour le transport maritime de marchandises. Le groupe TF1 est dans le giron, depuis trois décennies, du magnat du bâtiment et travaux publics (BTP) Martin Bouygues. Quant à Vincent Bolloré, avant d’être le très idéologue actionnaire majoritaire de CNews, Canal+, C8, Europe 1 ou encore du Journal du Dimanche (Le JDD), il est héritier de la papeterie bretonne OCB et a démarré sa carrière dans la banque d’affaires, avant de s’enrichir par l’établissement, en Afrique, d’un empire privé des transports et de la logistique.

Claude Perdriel, au contraire de ces quelques milliardaires, a nourri dès l’adolescence une appétence pour la presse et une envie continue de « diriger un journal pour défendre un idéal de justice ». Lui-même témoigne de l’éveil de sa conscience politique quand, en 1942, il assiste à l’application des lois antisémites.

Aujourd’hui âgé de 97 ans, M. Perdriel fait donc office d’anti-Bolloré à au moins deux égards : son rapport au journalisme, conçu moins comme un outil de propagande idéologique que d’information plus honnête, et son attachement au libéralisme politique, fondé sur l’égalité civique ne pouvant tolérer aucune forme de discrimination.

Pas de courte-échelle

A l’occasion des élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet 2024, la rédaction de Challenges défend autant que possible le macronisme ou ce qu’il en reste. En « Une » de son site internet mercredi 26 juin, le magazine loue les « résultats honorables » de la politique pour le pouvoir d’achat de Gabriel Attal, et regrette que la majorité sortante doive faire « face à la surenchère de ses concurrents ».

Clairement pas favorable au programme du nouveau Front populaire, « financé par le matraquage fiscal » annonce l’un des articles mis en avant, la ligne éditoriale de Challenges n’est pas plus tendre avec l’extrême-droite, n’hésitant pas à titrer que « le programme du RN » consiste en « un “dérapage incontrôlé” ultracoûteux ».

Si le programme de la coalition de gauche et celui, réduit à peau de chagrin, du Rassemblement National sont tous deux considérés comme « dangereux », il faut reconnaître que le journal économique fait partie de l’un des rares médias libéraux à ne pas faire la courte-échelle aux thèses de l’extrême-droite, dénoncée explicitement comme le plus grave danger pour la société française. La personnalité et l’expérience de Claude Perdriel ne sont pas étrangères à cette prise de position.

De 5% du PIB en 1996…

Fondé en 1982 par d’anciens étudiants de l’ESSEC Business School et racheté en 1987 par M. Perdriel déjà propriétaire du Nouvel Observateur, Challenges publie au début de l’été 1996 un numéro consacré au « classement des 500 premières fortunes professionnelles », sobrement titré « Les Français les plus riches ».

Le classement devient vite un marqueur incontournable du magazine, qui établit son meilleur tirage pour ce numéro de fin juin / début juillet. Ne sont pris en compte que les actifs professionnels, essentiellement en valeur boursière, sans considération pour les dettes ni pour les propriétés personnelles tels que les biens immobiliers ou les collections privées.

Le classement des 500 plus grandes fortunes, et surtout son évolution, est un indicateur fiable de la concentration capitalistique et de la financiarisation de l’économie. En 1996, la somme totale des patrimoines professionnels présents dans le classement atteignait 80 Milliards d’euros (bien entendu présentés en francs, à l’époque) tandis que le produit intérieur brut de la France s’élevait à l’équivalent de 1.600 Milliards d’euros. Les fameux « 500 » détenaient donc l’équivalent de 5% du PIB.

… à 49% en 2023 !

Après avoir déjà grimpé à 570 Milliards en 2017, la fortune globale des 500 patrimoines professionnels privés les plus élevés culminait, après six ans de Macronie, à 1.170 Milliards d’euros à l’été 2023. Parallèlement, le PIB français s’était hissé à 2.247 Milliards en 2017, avant de plafonner à 2.370 Milliards d’euros en 2023. Cette croissance en berne, en nette baisse sous la présidence d’Emmanuel Macron, ne s’explique pas uniquement par la crise du Covid mais également par l’inefficience des dogmes de la « baisse du coût du travail » ou du « ruissellement » qui, sans toujours être nommés clairement, sous-tendent toute la politique économique ultra-libérale.

En 2017, le patrimoine cumulé des 500 plus grandes fortunes privées équivalait à 25% du PIB, puis il a explosé jusqu’en 2023 où il représentait plus de 49% du total du produit intérieur brut. Le PIB est la somme de toutes les valeurs ajoutées réalisées dans les entreprises et administrations, privées comme publiques, en une année pleine en France, territoires d’Outre-mer compris ; et nous parlons ici du PIB en volume, c’est-à-dire corrigé de l’inflation, aussi appelé PIB réel.

En 2017, la rédaction s’était pressée pour sortir son classement le 27 juin, tandis que les années suivantes, Challenges dévoilait – et livrait en kiosques – son numéro spécial plus classiquement le premier mercredi du mois suivant, le dernier en date ayant été présenté le 5 juillet 2023.

La commercialisation du numéro spécial du « Classement des Français les plus riches » s’accompagne systématiquement d’une campagne de communication à grands renforts de publicité et de promotion, notamment sur internet, d’une présentation des chiffres-clés, en accès libre sur le site même du magazine Challenges.

Hypothèses au soir du 30 juin

Sans chercher à instruire le moindre procès d’intention à la rédaction du journal économique, dont nous avons déjà souligné l’honnêteté dans sa manière d’informer, il est indiscutable que cette publication, prévue mercredi 3 juillet 2024, tombe assez mal et ce, dans différents cas de figures.

Nous ne ferons pas de politique-fiction abstraite sur les scrutins à venir mais si l’affaissement, voire l’effondrement du bloc macroniste venait à se confirmer, la direction de Challenges serait face à un dilemme.

Soit les membres de la majorité relative sortante tiendront la promesse initiale du macronisme, qui était de faire barrage à l’extrême-droite par un progressisme assumé sur le plan sociétal et un libéralisme sur le plan institutionnel – bien que ceux-ci aient été particulièrement mis à mal, d’ores et déjà, par les politiques autoritaires et les caricatures du chef de l’État et de ses gouvernements successifs, qui ont tant participé à banaliser l’extrême-droite.

Dans ce cas de figure, battre le RN impliquera forcément, dans la majorité des circonscriptions, de participer à faire gagner, par l’appel au vote voire par un désistement, le nouveau Front populaire.

Dans le cas inverse, elle s’enfermerait dans la rhétorique des « deux extrêmes » en mettant sur le même plan Marine Tondelier, secrétaire nationale des Écologistes et élue d’opposition à Henin-Beaumont depuis dix ans, et Mme Le Pen. La Macronie trahirait son ultime engagement politique des deux scrutins présidentiels et des deux scrutins législatifs passés, entraînant dans sa chute une bonne part de la frange libérale des élites politico-médiatiques.

La troisième hypothèse au soir du premier tour du 30 juin, qui semble assez improbable en l’état, serait une résistance plus forte que prévue du bloc centriste et des candidats Renaissance, Modem ou Horizons en bonne position dans suffisamment de circonscriptions pour espérer garder une majorité relative. Auquel cas, la Macronie jouera à fond la carte du « camp modéré » et de l’union des « forces républicaines » dont elle resterait une entité centrale.

Les privilèges des milliardaires

Nous avons vu, par les chiffres de la concentration des richesses françaises synonyme d’appauvrissement grandissant des classes populaires, à quel point la politique d’Emmanuel Macron n’est en rien « modérée ». Les électeurs l’ont certainement compris et se détourneront probablement du vote centriste, autrefois motivé par l’idée de « faire barrage au RN », ne laissant sur la table que les deux premières options.

Dans le premier cas, l’honnêteté journalistique irait de pair avec le consentement des forces libérales à un partage des richesses inédit dans notre pays au XXIème siècle, tel que consigné dans le contrat de législature du nouveau Front Populaire.

Le programme de la gauche, pour financer une politique de développement ambitieux des services publics et de la protection sociale, prévoit dès le 4 août 2024, deux cents trente-cinq ans jour pour jour après la fin des droits féodaux dans l’épisode parlementaire le plus marquant de la Révolution française, d’adopter un projet de loi de finances rectificatif pour « abolir les privilèges des milliardaires ».

Par un impôt allégé sur les classes populaires et progressif sur les grandes fortunes, sans être tout à fait confiscatoire comme peuvent le hurler aujourd’hui la droite et l’extrême-droite, le nouveau Front populaire anticipe l’augmentation assumée des dépenses collectives et le retour de la puissance publique par une hausse des recettes fiscales, plus justement collectées.

Comme nous venons de le souligner, la droite à laquelle appartiennent justement MM. Macron et Attal, derrière leur étiquette centriste, hurle avec les loups, quitte à sombrer dans la diffamation la plus crasse pour combattre « l’extrême-gauche » – comme ils appellent ce qui est objectivement la version actualisée de la gauche de gouvernement de Pierre Mauroy, le premier chef de la majorité sous l’ère Mitterrand.

Derrière les attaques infâmes, les responsables de droite savent très bien que, en tout état de cause, le nouveau Front populaire ne mènerait jamais une quelconque politique de discrimination antisémite et raciste ou d’impunité à l’égard des violences et agressions contre les citoyens juifs, telle que nous pouvons légitimement le craindre dans l’hypothèse de la prise du pouvoir gouvernemental par l’extrême-droite.

Un courage salvateur ?

Les ténors de la droite, macroniste ou auto-proclamée « républicaine », voient surtout un danger dans l’application du programme de la coalition de gauche qui mettrait fin, non à deux siècles de droit du sol, mais à quarante ans de gavage ininterrompu de la classe capitaliste, qui s’empiffre au détriment de l’économie réelle et de la puissance publique.

Dans le cas précis où les dernières digues entre la Macronie et le bloc nationaliste tomberaient, nous ne pouvons que souhaiter aux forces libérales indépendantes, telle que la rédaction de Challenges et son patron Claude Perdriel, de faire montre du courage salvateur face à la menace fasciste en publiant, coûte que coûte, le Classement des Français les plus riches à la date prévue. Quitte à venir percuter la campagne par l’irruption dans le débat public de la question centrale du partage des richesses, quitte à donner des armes à une gauche promettant d’en finir avec le cycle de concentration capitalistique.

Il s’agirait là, en toute hypothèse, de l’expression de la fidélité au travail journalistique le plus honnête, car bousculant les codes, auquel ce magazine économique nous a habitués. Nous n’insultons, par cette alerte, ni les journalistes, ni la rédaction en chef de Challenges, ni l’avenir – surtout quand il est pratiquement à portée de main.

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