L’inadéquation de l’offre de soins et la prise en charge sociale et économique de la santé mentale sont décriées en France depuis des décennies1. En évitant l’écueil de l’émotionnel, cet article exposera deux courtes histoires de vie pour ancrer, dans la réalité, les sentiers semés d’embûches des personnes atteintes de troubles psychiques. On ne s’appesantit que rarement sur les tragédies humaines et familiales qu’ils provoquent, parce que l’intimité met à l’épreuve la dignité, et que l’indicible est incommunicable. L’exposé de ces deux trajectoires a comme unique ambition de soutenir la démonstration en l’incarnant. Elles évoquent deux moments de la redéfinition de l’identité sociale, où l’individu est particulièrement vulnérable : l’adolescence et le vieillissement. Par adolescence, il faut entendre « une expérience nécessaire et unique dans la biographie des individus ; elle s’impose à tous comme condition du passage de l’enfance à l’âge adulte2 ». Période de la vie où l’on devient un sujet social, où l’on entre « en société », en tant qu’agent et acteur sur fond de transformation physiologique et psychologique. C’est l’âge de l’autonomie sans l’indépendance, de la redéfinition des identités et des appartenances. Les références au groupe primaire (la famille) sont confrontées à une socialisation concurrente, celle du groupe des pairs (les amis). Le vieillissement peut être appréhendé comme une construction sociale renvoyant à la manière dont la société pense, organise et met en forme cet âge de la vie. Avec les problèmes de santé apparaissent des phénomènes de déprise ou de mise en retrait qui ouvrent la voie à des fragilités, des vulnérabilités3. Tout comme l’adolescence, le vieillissement est une expérience individuelle, socialement orientée. Adolescence et vieillissement sont l’avant et l’après de la vie active quand l’individu est employable, identifié par son travail et la contribution qu’il apporte à la sphère économique. Ils ont en commun de bouleverser les sociabilités, les appartenances pour en redessiner de nouvelles après des ajustements incertains, psychologiquement déstabilisants. A ces deux âges, les troubles psychiatriques surprennent par leur acuité et leur survenue rapide. La réponse médicale peine à apporter des solutions à la hauteur des crises aiguës que vivent les individus : il faut aller vite et bien pour ne pas mettre en danger les personnes. Mais le temps fait défaut et les conséquences sont dramatiques à hauteur d’homme (ou de femme), à hauteur des familles, des proches. C’est ce que nous découvrirons à travers les parcours de Joseph et de Georges4, qui illustrent chacun à leur manière, les propos de Clémence Pineau dans Infoscope, le 3 février dernier5, montrant la faiblesse des politiques et approches sociales de la santé mentale. Joseph, seul face à sa maladie En 2016, Joseph est un lycéen de 16 ans. Son état de santé se dégrade brusquement en fin de classe de seconde. Ses résultats scolaires s’en ressentent. Il alterne comportements dépressifs et périodes de terreur. Il tente d’échanger avec son entourage sur ce qu’il vit sans que celui-ci ne prenne la mesure des troubles qui sont les siens. Sa famille est démunie, elle tâtonne puis l’adresse à un psychiatre de ville. En début d’été, il fera plusieurs tentatives de suicide qui le conduiront à l’hôpital psychiatrique de Sainte Gemmes6. Les séjours y sont éprouvants. Le département où il habite ne disposant pas de service pour adolescent, il est pris en charge avec les adultes. Ce qu’il y vit le traumatise profondément et fait figure de repoussoir. Progressivement sa pathologie se révèle pour ce qu’elle est et un diagnostic est posé : schizophrénie. Joseph est scolarisé en première en septembre, sans qu’aucun protocole d’accompagnement ne soit mis en place malgré la bienveillance du lycée. Il faut attendre les vacances de la Toussaint pour qu’un allégement de scolarité soit proposé, seule réponse que l’institution peut apporter. Il est suivi par le CMP (centre médico psychologique) d’Angers à raison d’un rendez-vous toutes les 3 semaines. La phase de mise en place d’une thérapie adaptée étant expérimentale, elle n’apporte aucun soulagement ni apaisement à Joseph. Il met fin à ses jours début novembre.7 La prise en charge des troubles psychiques sévères des adolescents : trous dans la raquette et insuffisance de moyens « L’état de santé psychique des enfants et des adolescents est l’un des principaux déterminants de leur santé future : 35 % des pathologies psychiatriques adultes débuteraient avant 14 ans, 48 % avant 18 ans et 62,5 % avant 25 ans, ce qui confère à la pédopsychiatrie, outre sa dimension thérapeutique immédiate, une dimension majeure de prévention en santé à long terme »8. Au 1er janvier 2025, la France compte plus de 14,9 millions d’enfants et adolescents de moins de 18 ans, soit 22 % de la population9. L’accès aux soins de pédopsychiatrie est inégal selon les régions, qu’il s’agisse de l’offre de soins hospitaliers ou ambulatoires. Entre 1986 et 2013, près de 58 % des lits ont fermé alors que la population des moins de 16 ans restait globalement stable10. Dès lors, une part non négligeable des hospitalisations de jeunes se fait dans les services pour adultes. Dans le Maine et Loire11, à partir de 16 ans, les jeunes sont « versés » vers la psychiatrie adulte alors que leurs maladies ne sont pas encore nécessairement installées et qu’ils apprennent à les appréhender. La période de l’adolescence est une particulièrement sensible parce que les troubles mentaux ne sont pas stabilisés, qu’ils sont évolutifs, tributaires de facteurs de risques sociaux, économiques et familiaux, d’où une fréquence élevée de comorbidité.12 Quand les adolescents se trouvent en contact avec des patients adultes, à des stades différents de leurs maladies, « cette mixité pose problème tant dans la cohabitation des patients, néfaste pour les jeunes, que pour la prise en charge par les soignants, qui ne sont pas mesure d’adapter les actions de soin au public spécifique des jeunes ».13 Il faut attendre deux décrets de septembre 2022, en vigueur depuis le 1er juin 2023, pour que la prise en charge en psychiatrie des mineurs de 16 à 18 ans soit reliée à la psychiatrie de l’enfant et distinguée de celle majeurs,14 tout en autorisant à titre exceptionnel des hospitalisations en service adulte. Lire la suite