Une histoire de ségrégation et de mots

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La négritude, mouvement littéraire 

Léopold Sédar Senghor, quand il était étudiant en Sorbonne, a dû déranger avec ses idées. Il a aussi pu se former aux concepts subversifs du campus. Il s’inspire notamment de la pensée allemande, pourtant rivale de l’école française eu égard aux relations diplomatiques plutôt fraîches entre les deux nations. Notamment celles d’un certain Konrad Adenauer qui voit sa pensée comme un modèle théorique au moment où lui-même est une figure de proue de la négritude, comme il l’explique en 1969

Une petite contextualisation s’impose: Konrad Adenauer est le premier chancelier de la République Fédérale Allemande (RFA). C’est lui qui, en juin 1968, invite le général de Gaulle à un séjour dans la très agréable cité thermale de Baden-Baden alors que le pays était en prise au mouvement social le plus puissant de la Ve République. Durant l’entre-deux-guerre, il est un honnête élu local centriste et libéral, maire de Cologne, ville la plus industrialisée dans une zone démilitarisée, la Rhénanie. C’est surtout un lobbyiste réputé pour revendiquer une politique coloniale à une période où les Britanniques et Français se sont partagés le domaine allemand avec la Société des Nations en juge de paix. Sa conception pragmatique de l’espace européen est teintée d’une certaine vision ethnocentrée. 

Assez paradoxalement, revendiquer que la vie des Noirs compte n’est pas opposé à un nationalisme libéral. Finalement, si on peut être surpris que Léopold Sédar Senghor admire la pensée allemande des années 1930, on ne peut guère s’étonner du rayonnement intellectuel du pays en cette période. Cette idée trouve d’ailleurs une certaine résonance dans le game, ou le rap est totalement imprégné des codes culturels étasuniens quand bien même il ne s’en dit pas proche [2]. 

Le rap, le nouveau rock 

Le rap, c’est la musique populaire par excellence de ce début du XXIe siècle, dans tous les sens du terme. Deux mois après sa sortie, le dernier album de Damso, QALF (2020) est déjà disque de platine. En plus de son succès commercial, l’influence du genre est indéniable et on ne compte plus le nombre de dérivés (conscient, hardcore, trap, boom-bap, pop urbaine, cloud, fusion…). La profondeur textuelle n’est en aucun cas à démontrer mais nous invitons les plus réfractaires à méditer sur cette punchline de Damso: “le racisme depuis Jésus blanchi, pourtant cheveux laineux, pieds de bronze, comme quoi les écrits n’ont plus de sens, ou bien c’est le sens que l’on a déconstruit”. 

Pour autant le rap est lui-même une des musiques issues du hip-hop, mouvement contre-culturel typiquement américain, issu des milieux underground, comme peut l’être le rock. Cet aspect subversif est très certainement l’une des bases du marketing des pontes, tels que Booba, dont les clashes défraient régulièrement la chronique tout en s’assurant une couverture permanente, en particulier sur les réseaux sociaux (il revendique sur Twitter 5 millions de followers). Intuitivement, il existe une filiation entre le rap et la négritude, ce que peut assumer Booba dans le refrain d’OKLM

Certes, le lecteur pourrait répondre à raison que Booba n’est pas Damso; d’ailleurs Léopold Sédar Senghor n’a pas le génie de Césaire, la comparaison pourrait s’avérer hasardeuse et essentialisant Damso à son ancien manager.

“En réalité, c’est parce qu’ils occupent la même position sociale qu’ils pratiquent un art subversif aux topos similaires”

Rappelons-ici une formalité: l’artiste est le produit d’une époque. Léopold Sédar Senghor, à l’instar de Damso, pratiquent un art subversif aux topos similaires, ils occupent la même position sociale. En réalité, c’est parce qu’ils occupent la même position sociale qu’ils pratiquent un art subversif aux topos similaires. Damso, comme Léopold Sédar Senghor sont issus de familles au capital social et culturel élevé. L’un fut étudiant en Sorbonne, fils d’un aristocrate sénégalais. L’autre se vante de ne pas avoir encore payé les impôts alors qu’il touche son premier million, tout en étant fils de chercheurs.

Mouloud Achour, présentateur de Clique, a raison quand il dit de Damso que c’est quelqu’un qui a connu le déclassement social (il fut pendant un temps sans domicile fixe) puis s’est en quelque sorte reclassé en revenant à une position sociale équivalente à celle de ses parents. Parallèlement, Léopold Sédar Senghor a certainement connu des épisodes de précarité économique durant ses années d’études mais a su, aux termes de celles-ci, devenir une référence littéraire et une personnalité politique. 

La négritude au sens politique

Une littérature proche du mouvement ouvrier 

De multiples mouvements littéraires et intellectuels ont embrassé la lutte des classes durant l’entre deux-guerre. On connaît bien sûr les liens très forts entre les surréalistes, menés par André Breton et Louis Aragon avec le Parti Communiste Français. La négritude en fait partie. On sait par exemple qu’Aimé Césaire a chanté les louanges de Joseph Staline en 1953

Les figures de la négritude se sont engagées en politique, à gauche et furent même élus. Leur activité de lobbying fut couronnée d’un succès certain. En 1946, la quatrième constitution de la République est adoptée et y figure que le “le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés”. Cette disposition est aujourd’hui reprise et est la base du droit constitutionnel: le racisme est un délit et la République s’interdit – du moins en théorie – de discriminer, négativement ou positivement, quelque communauté sur une telle base.

Quant à Léopold Sédar Senghor, il est élu président de la République sénégalaise en 1960 mais est déjà député en France, pour le Sénégal, de 1945 à 1959. Il siège au groupe socialiste. Son activité politique est assez dynamique puisqu’il devient ministre sous la présidence du Conseil d’Edgar Faure entre 1955 et 1956 puis sous la présidence de la République de Charles de Gaulle en 1959. Il pilote la transition politique du Sénégal, qui devient un état indépendant deux ans avant l’Algérie. Il restera un ami de la France durant son long mandat (1960-1981) malgré un bilan contrasté.

Vers une nouvelle approche ? 

Aujourd’hui, la politique n’est plus le terrain favori de ces militants de la plume, qui privilégient plutôt le combat économique. Damso a décidé de se lancer dans l’humanitaire, via sa fondation “Vie sur Nous” dans l’optique de lutter contre le commerce des “diamants de sang” dans le Nord-Kivu, en République Démocratique du Congo (RDC).  

Cette approche est à  l’image de l’évolution des pratiques politiques, où les Organisations Non Gouvernementales (ONG) supplantent de plus en plus les actions politiques et institutionnelles. Il n’est pas étonnant de voir Damso, par l’intermédiaire de sa fondation, chercher à être au plus près et au contact d’un combat qui lui tient à cœur, tout en se passant de cadres institutionnels. Cela s’explique en partie par l’instabilité institutionnelle récurrente du pays, mais cela traduit aussi un véritable mouvement de fond qui se constate au quotidien d’une délégation de l’engagement et du civisme de l’État et du Citoyen envers des organismes spécialisés, en Europe en général et en Belgique en particulier.

La négritude, une arme contre les faibles

Léopold Sédar Senghor, itinéraire d’un réactionnaire

“Les biologistes actuels, s’appuyant sur la caractérologie et les tableaux des groupes sanguins, concluent à l’unité culturelle du continent dit “noir”. Ce que confirme l’étude comparée des arts traditionnels africains et la philosophie africaine”.

Ces propos n’est pas le fruit d’un quelconque twittos fascisant qui s’est mu en théoricien du renouveau du darwinisme social mais ceux de Léopold Sédar Senghor, devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques, en 1983 (la même année que la Marche contre le racisme donc). Léopold Sédar Senghor n’est d’ailleurs pas un homme qui aime son pays, lui qui considère dans son hommage à Konrad Adenauer, qu’il est “à la tête d’un petit pays […] sous développé”. D’ailleurs il estime, en 1973, alors qu’il est président d’une jeune république indépendante, que “l’épisode colonial n’a pas comporté seulement des aspects négatifs”. Il considère même devant l’Académie Française (tiens, tiens), “que l’Histoire de France offre, aux peuples du Tiers-Monde, un modèle exemplaire”. 

Sans offense, mais ce type de discours ne sont guère flatteurs vis-à-vis de la personne. Finalement, Léopold Sédar Senghor ne serait-il qu’un réactionnaire ? Lui, le chantre de la négritude ? Le réduire à cette fonction semble extrêmement réducteur tant sa poésie inspire. Pour autant, on peut se poser la question suivante: qui lit du Léopold Sédar Senghor ? On parle tout de même d’un homme que l’on étudie en cours de français, la négritude étant même un sujet du Bac. Lui aussi fait, en quelque sorte, partie de la culture légitime enseignée à l’École. On peut dire que Léopold Sédar Senghor est un écrivain de bourgeois.

Contradictions dans l’approche de Damso 

Mais quid de Damso ? Il a beau passer dans la playlist de France Inter, on ne va tout de même pas dire que Damso est un écrivain de bourgeois… Cependant, il ne serait pas faux de constater que Damso est un écrivain bourgeois. Sans chercher à extrapoler le sens de ses phrases, on peut constater qu’il a une façon plutôt ésotérique de présenter les choses alors même que le langage codé et les métaphores au sens tarabiscoté font le succès de pléiades d’artistes avec qui il a travaillé que ce soit Booba, Vald ou Kalash. En ce sens, “Julien” qui est présent dans son album Lithopédion ne plaide pas en sa faveur. Mais ça ne reste finalement qu’une interprétation de streamer et ne concerne pas la personne. 

Quand il devient businessman, c’est une autre histoire. Aujourd’hui, Damso a quitté le label de Booba pour fonder le sien, “Trente Quatre Centimes”. L’un dans l’autre, c’est une évolution relativement naturelle dans la carrière du Dems: Vald, Fianso, Nekfeu, Médine sont autant de pontes qui ont leur propre entreprise. Cette évolution, très “start-up” est à l’image de l’évolution du game, dont l’essence contestataire semble diluée. C’est d’autant plus frappant pour le rappeur congolais, qui lui va encore plus loin et se lance dans le caritatif. Cependant, cette décision n’est pas neutre idéologiquement, elle traduit une vision bourgeoise de la société. La fondation reste, malgré tout le discours charitable, une arme de la classe dominante.

Le mythe du “made in Banlieue” 

Il existe un véritable paradoxe dans les discours d’hier et d’aujourd’hui sur la question anti-raciste. D’un côté, l’aspiration à l’émancipation traduite dans les œuvres musicales et littéraires rencontrent un écho puissant auprès de larges couches de la population, l’auteur de ses lignes y compris. De l’autre, on ne peut s’empêcher de constater une rupture entre les discours et les actes des hérauts de ces luttes. Par ailleurs, alors que le succès et la légitimité de ce genre de discours n’est plus à démontrer, la question raciale n’a jamais semblé autant tendue qu’aujourd’hui. Tout porte à croire que la musique comme la poésie ne font qu’apporter un échappatoire à la réalité alors que la portée des messages est à relativiser. 

Alors bien sûr, on pourrait toujours arguer qu’il faut distinguer l’œuvre de l’auteur mais celui ou celle qui ose sortir une telle affirmation s’expose à se voir rétorquer la facilité de sa démonstration par une formule assez plate. Évidemment, il faut savoir prendre du recul, surtout quand il s’agit d’émotions produites par de la musique. S’il y a bien une chose que sait faire Damso, c’est de niquer des mères, peu de chance de percevoir un affront à l’encontre d’une femme en particulier. C’est de l’ordre de la métaphore et chacun y voit ce qu’il voudra et estimera la validité ou non de ses propos.

Maintenant qu’on a dit ça, on peut s’adonner à l’exercice de la critique. Damso et Léopold Sédar Senghor sont des mythes du “made in Banlieue” [3]. Il faut accepter cette notion dans une perspective dualiste: la banlieue, c’est un de ses lieux de la “France périphérique”, concept assez nuancé, au même titre que la campagne (comme en parlerait Orelsan) ou bien les colonies (dans le cadre de Léopold Sédar Senghor). Nous nous en tiendrons donc à l’analyse qui présente les fractures de classe de classe dans ces lieux de la France périphérique. Ici, Damso et Sédar Senghor sont des membres de la petite bourgeoisie intellectuelle et ils représentent ce corps social. Tout ce qu’ils disent et font devient circonstanciel à cette donnée. D’ailleurs le “made in Banlieue”, qui est un discours relativement à la mode, l’est sûrement parce qu’il rencontre une autre vision, très imprégnée du discours étasunien: celui du “self-made man”. D’ailleurs, “je me suis fait tout seul” n’est même plus une punchline forte tant c’est devenu un poncif. C’est un discours qui va dans le sens de la start-up nation et en ce sens, il ne va pas dans celui des auditeurs qui n’appartiennent pas à cette catégorie de la population.

J’avais écrit il y a peu “Ode aux héros populaires” en comparant Christophe Colomb à son homonyme rugbyman Dominici. Il semble que Damso et Léopold Sédar Senghor entrent totalement dans cette catégorie et je me permets donc d’y ajouter une conclusion: s’ils sont populaires pour ce qu’ils peuvent nous apporter (des émotions, des connaissances, de l’inspiration), ils restent issus d’un monde qui n’est pas celui des classes populaires et il faut prendre du recul en conséquence. 

Adam Fourage

Notes: 

[1] Disponible en annexe

[2] à écouter à 13’36”.

[3] GALAL S., L’étude des pratiques sociales des populations subsahariennes dans le processus d’intégration à Angers dans les années 2000 à 2016

Pour aller plus loin:

DARRACQ V., La question raciale à l’ANC post-apartheid […]

“Que m’accompagnent Cora et Balafong”, Chants d’ombre, 1945 

Nuit d’Afrique ma nuit noire,mystique et claire noire et brillante

Tu reposes accordée à la terre,tu es la Terre et les collines harmonieuses.

O Beauté classique qui n’est point angle,mais ligne élastique élégante élancée!

O visage classique! depuis le front bombé sous la forêt de senteurs et les yeux larges obliques jusqu’à la baie gracieuse du menton et

L’élan fougueux des collines jumelles! O courbes de douceur visage mélodique!

O ma Lionne ma Beauté noire, ma Nuit noire ma Noire ma Nue!

Ah! que de fois as-tu fait battre mon cœur comme le léopard indompté dans sa cage étroite.

Nuit qui me délivres des raisons des salons des sophismes,des pirouettes des prétextes,des haines calculées des carnages humanisés

Nuit qui fonds toutes mes contradictions,toutes contradictions dans l’unité première de ta négritude

Reçois l’enfant toujours enfant,que douze ans

d’errances n’ont pas vieilli.

Je n’amène d’Europe que cette enfant amie, la clarté de ses yeux parmi les brumes bretonnes.

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