Concessions autoroutières : privatiser les bénéfices, socialiser les coûts ?
Le 23 octobre 2024, la commission des finances du Sénat a publié un rapport intitulé : Échéance des concessions d’autoroutes : tenir compte du passé pour préparer l’avenir.
Ce rapport fait suite à un précédent document de 2020, issu d’une commission d’enquête sénatoriale : Enquête sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières.
Ces travaux s’inscrivent dans les nombreuses initiatives politiques visant à anticiper la fin des concessions autoroutières, prévue entre 2031 et 2036.
Comprendre le modèle de concession
Selon la définition : « Une concession autoroutière est un contrat par lequel l’État (le “concédant”) confie à un opérateur économique (le “concessionnaire”), pour une durée définie, des missions pouvant comprendre la conception, le financement, la construction, l’entretien et l’exploitation d’une infrastructure autoroutière en contrepartie des péages acquittés par les usagers. C’est le modèle qu’a choisi la France pour ses autoroutes. Il implique une complexe interaction entre l’État, gouvernant et concédant, et les concessionnaires. » [1]
En 2006, Dominique de Villepin, alors Premier Ministre, décide de céder l’intégralité des parts que l’État détenait dans les Sociétés d’Économie Mixte Concessionnaires d’Autoroutes (SEMCA), qui deviennent alors des SCA (sociétés concessionnaires d’autoroutes).
Ces sociétés, créées et gérées par l’État depuis 1955, avaient pour objectif de financer, au sens large, les autoroutes françaises.
Depuis cette privatisation, trois groupes historiques – Vinci, Eiffarie et Abertis – possèdent 94 % du réseau concédé, soit 9 328 km.
Des superprofits incontrôlables par l’État
Au vu de cette délégation de pouvoir, de la responsabilité de gestions de ces routes d’un point de vue financier, mais aussi de sécurité et de dérèglement climatique. Il semble légitime de s’interroger sur ce modèle contractuel qui lie l’État à de grands groupes privés.
Ce qui est inquiétant, c’est la tentative du gouvernement de dissimuler, durant deux ans, un rapport de l’Inspection générale des finances. Cette dissimulation visait à éviter les critiques concernant de mauvaises projections de rentabilité, alors que ces concessions génèrent des bénéfices colossaux.
Le 3 mai 2023, à l’Assemblée nationale, François Ruffin, député de la Somme, interpelle Bruno Le Maire, alors ministre des Finances, sur cette dissimulation
« Bruno Le Maire a ses pudeurs. Eh oui, il n’y a pas que le sexe dans la vie, il y a aussi ce rapport de l’Inspection générale des finances que le ministre, timide, a tout fait pour maintenir secret !«
François Ruffin
(Rires et applaudissements sur les bancs du groupe LFI – NUPES. – Sourires sur les bancs du groupe RN.)
« Il a donc fallu que mon collègue, Éric Coquerel, président de la commission des finances, aille le dénicher à Bercy.
Au fond, les pudeurs du ministre, je les comprends, je les partage. En effet, ces pages me paraissent dix, cent, mille fois plus choquantes et révoltantes que les passages érotico-littéraires de Bruno Le Maire. »
Qu’est-ce que nous apprend ce rapport ?
En premier lieu, le rapport révèle que l’Inspection générale des finances elle-même recommande : « une réflexion sur l’après-concession doit être engagée longtemps avant l’échéance des premières concessions en 2031 ».
Deuxième consensus politique : les bénéfices réalisés sont bien supérieurs aux prévisions. Selon le rapport de l’IGF, la rentabilité pourrait atteindre 12 % d’ici la fin des concessions.
Mais à quoi correspondent ces 12 %, et à combien se chiffre l’excédent brut d’exploitation ?
En 2023, l’ASFA (Association des sociétés françaises d’autoroutes) estime son chiffre d’affaires à 12,3 milliards d’euros.
Loin de ce que rapport un an plus tard, en 2024, Public Sénat, : « Pour un chiffre d’affaires cumulé à 39,3 milliards d’euros, le total des bénéfices engrangés sur l’année dépasse les 4 milliards d’euros. »
Deux calculs sont possibles : le taux de rentabilité interne (TRI), utilisé par l’autorité régulatrice des transports (ART), et le taux de rentabilité actionnaire, qui calcule la rentabilité réelle et prend en compte des stratégies de financement, comme l’utilisation de la dette des concessions pour redistribuer davantage aux actionnaires.
Pourquoi l’ART, organe de l’État, choisit-elle de privilégier le calcul le plus favorable aux concessions ? Peu importe ce biais : même avec ce calcul, l’écart prévisionnel avec les projections étatiques atteint 40 milliards d’euros.
Sur son chiffre d’affaire, les SCA redistribuent 36 % à l’État dont 15 % sont reversés à l’Agence de Financement des Infrastructures de Transports, un établissement public chargé de financer des projets de mobilité durable. L’AFIT le dit elle-même sur son site, depuis la privatisation, elle perd de l’argent :
» A l’origine, en 2004, les recettes de l’Agence devaient être assurées par les dividendes que recevait l’État pour sa participation dans les SEMCA (Sociétés d’Économie Mixte concessionnaires d’Autoroutes). En 2005, quand l’État a vendu ses parts dans les SEMCA, cette source de financement s’est tarie. L’Agence a toutefois perçu 4 Md€ sur le produit de ces ventes.
D’autres ressources spécifiques ont donc commencé à se mettre en place : la redevance domaniale et la TAT (versées par les SCA), ainsi qu’une part des amendes-radars. Sur la période 2009-2014, des dotations budgétaires sont venues en renfort afin de couvrir les besoins de dépenses de l’Agence. »
En parallèle, des investissements prévus dans les contrats de concessions (comme des élargissements) n’ont pas encore été réalisés. Selon l’ART, ils se chiffreraient entre 1 et 5 milliards d’euros. Ces manquements trahissent la faiblesse de l’État qui peine à instaurer un véritable rapport de force juridique avec ces groupes privés.
C’est ce que le rapport de l’IGF mais également le rapport d’Hervé Maurey, sénateur de l’Union Centriste, dénonce. Il consacre d’ailleurs toute sa première partie aux « défauts majeurs » des contrats passés avec les concessions, un aveu flagrant de faiblesse.
Ce que propose la gauche
Le 21 février 2022, Olivier Jacquin, sénateur socialiste, et ses collègues déposent une proposition de résolution relative au respect des obligations légales des sociétés concessionnaires d’autoroutes et à une nouvelle organisation de la gestion du réseau routier national français autour de l’EPIC “Routes de France” .
Dans le programme de la France Insoumise, on retrouve une idée similaire : « Nationaliser l’ensemble des autoroutes au sein d’un seul établissement public des Autoroutes de France ».
Cette solution semble être la seule porte de sortie crédible pour la gauche, les expropriations étant peu probables et risquant de tourner au bras de fer coûteux pour l’État.
Reprendre la gestion complète du réseau autoroutier permettrait de récupérer l’argent des Français, aujourd’hui capté par des PDG comme Xavier Huillard (Vinci), tout en finançant une partie de la transition écologique. Pour rappel, les transports sont le premier poste d’émissions de gaz à effet de serre en France.