L’antisionisme mène-t-il à l’antisémitisme ?

Au lendemain des meurtres et enlèvements du 7 octobre 2023 à l’initiative des groupes armés de la bande de Gaza menés par le Hamas, qui furent le plus grand massacre de civils juifs depuis la Shoah, la propagande médiatique bat son plein. Faisant appel au ressort des émotions et en refusant de prendre le recul nécessaire à l’étude des phénomènes objectifs et factuels, les éditorialistes et gouvernants français dénoncent la résurgence de l’antisémitisme sans apporter d’analyse sur les causes sociales de cette haine des juifs. Pire : ils participent à développer ces causes sociales qui réunissent les conditions pour que les actes de violence symbolique, verbale ou physique se multiplient demain [1].

Le temps de la réflexion

Dans la doxa dominante, s’attaquer à Israël revient à s’attaquer au juifs. Tout antisionisme, même exprimé et appliqué par des forces progressistes, mènerait inévitablement à l’antisémitisme. Comment cette idée s’est-elle profondément enracinée dans les discours de nos dirigeants et dans l’imaginaire collectif ? Peut-on être antisioniste sans être antisémite ?

Nous prendrons à contre-pied les raisonnements à l’emporte-pièce déversés quotidiennement dans les médias libéraux et conservateurs, en un mot capitalistes, pour tenter de trouver l’intérêt supérieur des classes populaires de France et du monde à partir de l’analyse concrète des événements qui ont conduit à la situation présente.

Aux origines du mouvement sioniste

Nous ne pouvons donc pas faire l’économie de rappeler ce qu’est le sionisme. Théorisé et pratiqué à partir de la fin du XIXème siècle, le mouvement sioniste considère que les juifs, dans un climat d’antisémitisme prégnant dans toutes les puissances occidentales notamment, peuvent et doivent établir leur propre État-nation. Partant de l’observation de la persécution qu’ont subie les juifs au fil des siècles et particulièrement à l’ère contemporaine, des idéologues popularisent l’idée qu’un foyer de peuplement doit être établi pour permettre aux juifs de vivre en paix et en sécurité.

Parmi ces idéologues se trouve Theodor Herzl. Journaliste et écrivain austro-hongrois, il intervient en 1897 au premier Congrès sioniste, à Bâle en Suisse, un an après la publication de son manifeste intitulé L’État des Juifs, prenant la forme d’un programme détaillé qui fera date dans ce mouvement politique [2]. En 1898, le deuxième Congrès sioniste prend la décision d’établir le Fonds pour l’implantation juive, qui sera créé quelques mois plus tard par M. Herzl à Londres.

Si des débats traversent alors le mouvement sioniste pour définir l’emplacement où doit se constituer l’État juif, Theodor Herzl milite activement pour que ce dernier se situe sur la « Terre promise », territoire sacré par excellence en raison de son histoire millénaire liée au Judaïsme. La Palestine est désignée pour accueillir un foyer de peuplement juif où les personnes, les familles de cette confession ou de cette culture puissent vivre à l’abri des pogroms, c’est-à-dire les massacres et pillages contre les juifs encouragés par les autorités officielles, tels qu’ils se sont produits dans la Russie tsariste de la seconde moitié du XIXème siècle. L’historien Henry Laurens note d’ailleurs que « la première alya (la montée juive en Palestine) se produit autour des années 1880 » à l’initiative des juifs « qui viennent de l’empire russe et qui fuient les pogroms liés à l’assassinat du tsar Alexandre II ».

Civiliser les Orientaux

L’idée qui sous-tend la transformation de la question juive en celle de la nation juive, est la considération que seul un État théocratique, dirigé par et pour les juifs, peut assurer aux peuples de cette confession la quiétude tant recherchée. Theodor Herzl en est convaincu et envisage un accueil cordial des populations autochtones, des arabes de Palestine. L’historien maroco-israélien Michel Abitbol note que M. Herzl « n’a prévu à aucun moment l’affrontement inéluctable entre nationalisme arabe et nationalisme juif » et qu’ « en bon humaniste occidental, il pensait sincèrement qu’en faisant profiter de leur savoir-faire leurs voisins arabes, les nouveaux venus juifs ne seraient point considérés comme des intrus indésirables » [3].

Néanmoins, déjà à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, c’est une logique colonialiste qui anime le mouvement sioniste. L’universitaire israélien Reuven Snir rapporte que pour Theodor Herzl, « c’est la volonté de Dieu que nous revenions sur la terre de nos pères », justifiant la visée pseudo-civilisatrice par l’invocation de la puissance divine [4]. M. Herzl a d’ailleurs peu d’égard pour les peuples orientaux, lorsqu’il écrit, le 26 avril 1896 dans une lettre à Frédéric Ier, grand-duc de Bade, que « nous devrons ce faisant représenter la civilisation occidentale, et apporter l’hygiène, l’ordre et les coutumes pures de l’Occident dans ce bout d’Orient pestiféré et corrompu ».

Ces qualificatifs dénigrants à l’encontre des arabes de Palestine, Theodor Herzl les formule également à l’endroit des juifs orientaux. Le 21 septembre 1898, il précise que l’entité sioniste, l’État à venir, sera « un élément de la culture allemande qui va aborder les rivages orientaux de la Méditerranée » et que « le retour des Juifs semi-asiatiques sous la domination de personnes authentiquement modernes doit sans aucun doute signifier la restauration de la santé dans ce bout d’Orient négligé ».

Un foyer de peuplement en Terre promise

Le Fonds pour l’implantation juive, qui sert d’instrument financier à l’Organisation sioniste née du Congrès de 1897, va constituer en 1902 la Banque anglo-palestinienne, qui deviendra par la suite la Bank Leumi (« banque nationale »), qui existe encore de nos jours. Les structures matérielles de l’établissement d’un foyer de peuplement juif, disposant de sa propre administration, se mettent en place.

A l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman qui gouvernait la Palestine disparaît. La Palestine passe sous mandat colonial britannique et le 9 novembre 1917, la Déclaration Balfour est publiée ; par ce document officiel, la Grande-Bretagne s’affirme favorable à l’établissement d’un foyer national juif en Palestine. La persécution des juifs en Europe, loin de diminuer dans les décennies suivantes, pousse un nombre grandissant de familles juives occidentales à s’établir en Palestine.

L’Holocauste

La haine à l’égard des juifs d’Europe atteint son paroxysme dans les années 1930 avec la prise de pouvoir d’Adolf Hitler et du parti nazi (parti national-socialiste des travailleurs allemands ou NSDAP) puis, parallèlement à la Seconde Guerre mondiale, l’application industrielle d’un génocide de masse : l’Holocauste. Les juifs sont traqués, emprisonnés, décimés par la volonté raciste d’éradiquer de l’espèce humaine ce qui est, dans l’idéologie nazie, rien de plus que « des vermines parasites » [5]. Au début des années 1940, la Shoah par balles et les camps d’extermination causent la mort de six millions de juifs.

Or, comme l’explique l’historien britannique Ian Kershaw, « Hitler n’aurait pu prendre le pouvoir sans la complicité d’élites bourgeoises » [6]. Les élites occidentales ont produit un monstre, censé les protéger du péril communiste, qui a surpassé en horreur tout ce qui s’était produit sur le sol européen. Pour se laver de cette infâme responsabilité, les classes capitalistes d’Occident feront montre au pire d’acceptation, au mieux d’encouragement vis-à-vis de l’entreprise sioniste d’établissement d’un État juif en Palestine.

De la Shoah à la Nakba

Au lendemain de la victoire des Alliés, l’Angleterre accepte au sein des Nations-Unies de mettre fin au mandat colonial britannique, en participant au vote du plan de partage de la Palestine le 29 novembre 1947 qui accorde 60% de ce territoire au foyer de peuplement juif. La création d’Israël est proclamée le 14 mai 1948 et sa reconnaissance se fait immédiatement chez les nations occidentales qui furent les principaux belligérants de la Seconde Guerre mondiale.

En théorie comme en pratique, le sionisme est une application de la logique colonialiste. L’État d’Israël cherche à s’étendre géographiquement ; cette expansion territoriale se fait au détriment des populations autochtones arabes, chassées de leurs terres. Quelque 700.000 Palestiniens sont déplacés de force à la création d’Israël en 1948. L’intellectuel syrien Constantin Zureiq écrit l’été de cette même année que « la défaite des Arabes en Palestine n’est pas une calamité passagère ni une simple crise, mais une catastrophe (Nakba) dans tous les sens du terme, la pire qui soit arrivée aux Arabes dans leur longue histoire pourtant riche en drames » [7].

Un État bourgeois occidental

L’hostilité du pouvoir israélien à l’égard du peuple palestinien provoque l’hostilité des États-nations arabes voisins. Celle-ci s’exprime notamment lors de la Guerre des Six Jours, du 5 au 10 juin 1967, qui oppose Israël à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. La victoire de l’État hébreu est écrasante et débouche sur l’occupation du Sinaï, du plateau du Golan, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Il importe de noter qu’Israël bénéficie dès sa création, et encore aujourd’hui, d’une aide financière considérable des États-Unis d’Amérique destinée exclusivement à sa force militaire. En 2016, Washington s’est engagé à consacrer 38 milliards de dollars d’aide militaire pour la période 2019-2028, soit près de quatre milliards de dollars US par an [8].

Dès ses débuts, Israël est un État bourgeois occidental. Cela ne signifie pas que sa population est bourgeoise ou qu’il se situe géographiquement en Occident, mais que les structures politiques israéliennes soutiennent des infrastructures économiques capitalistes, qu’elles consacrent l’intérêt bourgeois de la même manière que les nations d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, et que la culture nationale s’enracine profondément dans la représentation d’un monde où les élites occidentales ne peuvent que « civiliser » les peuples orientaux ou affronter sans pitié leur résistance.

Bulldozers et apartheid

En multipliant les colonies de peuplement dans des territoires palestiniens au-delà des frontières décidées aux Nations-Unies, Israël enfreint toutes les règles internationales et agit en hors-la-loi ; mais c’est un hors-la-loi, puissant et soutenu par le monde capitaliste, voyant ses péchés lavés par l’appui d’une « communauté internationale » telle qu’on la conçoit en France, mais qui se résume en fait aux puissances bourgeoises occidentales. L’impunité dont bénéficie Israël dans son entreprise colonialiste et expansionniste conduit à une dangereuse jurisprudence ; la politique du fait accompli opère pleinement et les populations arabes palestiniennes sont systématiquement déplacées par les bulldozers et les chars d’assaut qui viennent détruire leurs habitations, leurs quartiers, leurs villages et leurs villes, pour y ériger à la place des constructions israéliennes.

Israël repousse ses frontières extérieures et fait reculer les territoires palestiniens, tout en appliquant une administration ségrégationniste dans les zones sous son contrôle. L’organisation non-gouvernementale Amnesty International définit les autorités de Tel-Aviv comme un « régime d’apartheid », qualifiant de « crime contre l’humanité » sa politique à l’égard des Palestiniens arabes [9]. Par ailleurs, les immigrés venus d’Afrique, particulièrement d’Erythrée, du Soudan et de Côte d’Ivoire, se heurtent à un régime discriminatoire envers les non-juifs [10]. En septembre 2023 encore, la police israélienne a tiré à balles réelles sur des manifestants érythréens [11].

L’État hébreu avait d’ailleurs noué des liens étroits avec le régime de Pretoria du temps de l’apartheid, dans les années 1970 et 1980 [12]. Au point d’inviter officiellement en 1976, au mémorial de la Shoah de Jérusalem, le Premier ministre sud-africain Johannes Vorster, suprémaciste blanc et sympathisant notoire de l’idéologie nazie. Nelson Mandela, figure de la lutte contre la ségrégation raciale et premier chef d’État noir de l’Afrique du Sud, déclarera, le 4 décembre 1997, que « nous savons trop bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens » [13]. L’inimitié conduit Benyamin Netanyahou, déjà Premier ministre en décembre 2013, à ne pas se rendre aux funérailles de Nelson Mandela en prétextant d’absurdes motifs financiers.

Le processus de paix enterré avec Rabin

Entre temps, la première intifada (« soulèvement » ou « révolte » en arabe), aussi appelée « guerre des pierres » a lieu de 1987 à 1993, après être partie de la bande de Gaza puis s’être étendue à la Cisjordanie. Une tentative d’apaisement et de normalisation se manifeste avec les accords d’Oslo, avec le 13 septembre 1993, sur la pelouse de la Maison-Blanche, une poignée de main historique entre le dirigeant palestinien Yasser Arafat et le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, devant le président étasunien Bill Clinton. Les deux hommes obtiennent le prix Nobel de la Paix en 1994. M. Rabin, toujours en exercice, est assassiné le 4 novembre 1995 par deux balles dans le dos, tirées à bout portant par Yigal Amir, un étudiant israélien d’extrême-droite opposé aux accords d’Oslo. Le processus de paix sera enterré en même temps que Yitzhak Rabin.

La seconde intifada commence le 29 septembre 2000, au lendemain de la visite provocante du Premier ministre israélien Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem. Après ces affrontements, Israël se retire de la bande de Gaza en 2005, mais ne renonce pas à administrer la population gazaouie, cette fois en jouant d’influence et de manipulation. Benyamin Netanyahou, Premier ministre d’extrême-droite de 1996 à 1999, de 2009 à 2021 et depuis 2022 à la tête du gouvernement le plus violent et raciste à l’égard des Palestiniens et des arabes jamais mis en place en Israël, a soutenu dans l’ombre le Hamas [14] pour discréditer la cause palestinienne, affaiblir l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas – considéré comme le chef d’État de la Palestine par l’Organisation des Nations-Unies et 138 pays aujourd’hui [15] – et écarter la perspective de reconnaissance des droits civiques et sociaux du peuple palestinien.

L’existence extrême détermine la conscience extrémiste

Sous blocus intégral imposé par Israël, avec l’appui de l’Égypte, depuis 2007, la bande de Gaza est littéralement, depuis plus de quinze ans, une prison à ciel ouvert. Sa population de 2,3 millions d’habitants est enfermée dans cette bande de terre longue de 41 kilomètres et large de 6 à 12 kilomètres, présentant l’une des densités les plus élevées au monde. Les vivres et le carburant, qui permet entre autres de faire fonctionner les usines de dessalement de l’eau de la Mer Méditerranée, ne viennent que par convois humanitaires. Plus de la moitié des Gazaouis sont des enfants et tous vivent dans une situation sociale extrêmement difficile.

Logiquement, des conditions d’existence extrêmes mènent à des opinions extrêmes. Le Hamas, qui avait pris le pouvoir par la force en 2007, est aujourd’hui soutenu par de très nombreux Gazaouis désespérés par la cruauté de leurs geôliers. Les attaques du 7 octobre 2023, si elles ont été conduites par le Hamas, ont impliqué l’ensemble des groupes armés palestiniens de Gaza. Entre la résistance et le terrorisme, la frontière est fine et si les attaques aveugles de civils israéliens aux abords de la bande de Gaza, pour beaucoup pacifistes et progressistes, ne peuvent être qualifiés autrement que d’attentats, il convient de comprendre et d’expliquer l’intolérable séquestration géante dont le peuple de Gaza a été victime par la main d’Israël et de Tsahal. L’armée israélienne est l’une des plus puissantes au monde et peut compter sur un soutien très large de la population civile en raison d’un service militaire obligatoire d’une durée de 2 ans et 8 mois pour les hommes, de 2 ans pour les femmes – autant dire que toutes les familles israéliennes ont des membres plus ou moins proches engagés dans les forces armées nationales.

Colonialisme et génocide

Les massacres dont sont victimes les populations de Gaza ces dernières semaines, avec un nombre de morts phénoménal parmi lesquelles des milliers d’enfants, forment l’ultime acte de colonisation sioniste. D’expansion et de ségrégation, l’administration coloniale se mue en force génocidaire. « Ce n’est pas une guerre, c’est un génocide » a notamment déclaré Lula, le Président de la République fédérative du Brésil, le 25 octobre 2023 [16]. Les Nations-Unies craignent officiellement le « nettoyage ethnique » à Gaza [17].

Le sionisme, théorisé à la fin du XIXème siècle, appliqué avec persistance par l’État d’Israël de 1948 à nos jours, suit donc une logique colonialiste : partant de l’établissement de foyers de peuplement, d’une volonté de « civiliser » les populations indigènes, elle amène à mater férocement la résistance à l’administration coloniale, quitte à éradiquer physiquement un peuple, sa culture et son histoire.

Les empires bourgeois

Les empires européens de l’ère moderne et contemporaine ont tour à tour colonisé, administré, massacré les populations autochtones en Afrique, en Asie, en Amérique. La classe bourgeoise capitaliste n’aurait pas gagné tant en richesse, en influence et en pouvoir sans l’essor gigantesque du commerce triangulaire, s’appuyant sur des esclaves noirs arrachés d’Afrique et envoyés en Amérique produire les richesses consommées en Europe. Elle n’aurait sans doute pas pu aussi vite, sans cela, renverser la classe dominante ancestrale qu’était la noblesse, les seigneurs et les rois, renverser le féodalisme pour y substituer le capitalisme mondialisé.

La traite négrière, l’esclavage des populations africaines, ou le massacre des Africains noirs tel qu’opéré par Leopold II au Congo, n’est pas la seule exaction commise par les architectes européens de la colonisation bourgeoise ces derniers siècles. Les peuples autochtones communément appelés « Indiens d’Amérique » ont été méthodiquement décimés, leur culture et leur histoire effacées à mesure que leurs terres se sont réduites à peau de chagrin sous la force coercitive des puissances coloniales. Au XXème siècle, les résistances aux empires coloniaux européens et les luttes de libération nationale menées par les peuples colonisés ont été brutalement combattues, par tous les moyens, par les nations occidentales voyant leur emprise s’effriter. Durant la Guerre d’Algérie et la Guerre d’Indochine, pour ne citer qu’elles, les armées françaises ont abattu au bas mot des centaines de milliers de civils autochtones dans la furie aveugle à laquelle confinait la dislocation d’une administration mondiale.

La leçon de maître d’Aimé Césaire

Toujours, la logique coloniale se répète indistinctement, entraînant la mort dans son sillon. Dans son extraordinaire Discours sur le colonialisme publié en 1950, Aimé Césaire ose mettre des mots impensés, inimaginables mais d’une justesse difficilement contestable sur l’horreur de l’Holocauste. Il écrit : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. »

« J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler. » [18]

Le génocide est considéré ici comme le stade suprême du colonialisme, appliqué aux quatre coins du monde par les puissances occidentales, appliqué en Europe contre une population blanche – juive – par le Troisième Reich d’Adolf Hitler. Ce n’est là aucunement un moyen d’atténuer ou de relativiser l’horreur de la Shoah, mais au contraire de prendre en compte l’horreur du colonialisme tout entier. Il n’est donc pas étonnant de voir aujourd’hui éclore, plus ou moins spontanément, des parallèles entre l’horreur absolue subie par les juifs de la main d’Hitler et l’horreur absolue subie par les Gazaouis de la main de Netanyahou, car ces deux horreurs relèvent précisément de la même logique, du même enchaînement de phénomènes aboutissant à l’indicible.

La singularité du colonialisme israélien

L’antisionisme, considéré comme un mouvement politique qui combat le mouvement politique sioniste, qu’il provienne de l’empathie pour les Palestiniens déchus de leurs terres et de leurs droits ou qu’il résulte de la considération scientifique d’un processus historique et objectif comme nous le faisons ici, n’est donc en rien de l’antisémitisme.

Mais dire cela ne suffit pas : il y a encore une donnée à prendre en considération pour mesurer à quel point le discours, tentant de mettre un trait égal entre antisionisme et antisémitisme, fonctionne dans la représentation collective que peut se faire l’opinion publique travaillée ardemment par les dirigeants politiques et médiatiques. Cette donnée est la suivante.

Il existe une différence essentielle entre le colonialisme tel qu’il fut pratiqué par les élites bourgeoises européennes, de leur « découverte » de l’Amérique en 1492 jusqu’aux victoires des indigènes pour leur libération nationale dans la seconde moitié du XXème siècle, et le colonialisme tel qu’il est pratiqué par Israël. Là où les États-nations européens disposaient de bastions politiques, géographiques, historiques sur ce que d’aucuns appellent le « Vieux Continent », ce que nous appelons aussi « la métropole », et tiraient depuis ce sol les ficelles d’une vaste administration tentaculaire sur l’ensemble des continents du monde, Israël est à la fois une colonie et un bastion. Il n’y a qu’un État hébreu, et il se trouve en Palestine. Le cœur du sionisme, son quartier général, correspond rigoureusement avec la colonie elle-même et ce cœur s’étend comme s’étendent les terres israéliennes volées aux Palestiniens.

Antisémitisme et accusations d’antisémitisme

Contrairement à ce que peuvent penser et pire, propager les complotistes de bas-étage, le sionisme ne dirige pas le monde – par contre, les élites mondiales, la classe capitaliste dominant l’humanité, sont en grande majorité des soutiens indéfectibles de l’entreprise sioniste. Quand Israël voit ses colonies freinées, disputées, attaquées, c’est son cœur lui-même qui se trouve attaqué. Pour reprendre la métaphore de la pieuvre impérialiste, nous avons ici affaire à une puissance dont les tentacules et la tête ne forment qu’un seul et même organe. Et comme il s’agit de l’unique État hébreu jamais établi géographiquement et historiquement, bien qu’il s’agisse d’une théocratie, bien qu’il commette des exactions inqualifiables de par son caractère colonial, bien qu’il résulte d’un mouvement politique ne représentant pas la diversité des communautés de confession israélite, il apparaît aux yeux de ce qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez qu’Israël engage la communauté juive, qu’Israël est solidaire des juifs et que les juifs sont solidaires d’Israël.

Ce sont ces mêmes personnes, qui si elles ne sont pas aveugles, s’avèrent sévèrement myopes, qui donnent le tempo de la propagande médiatique en France et qui conjuguent à tout prix antisionisme et antisémitisme. Comparer Benyamin Netanyahou à Adolf Hitler ? Antisémite ! Boycotter les produits israéliens comme cela s’est fait autrefois des produits sud-africains maculés du sang de l’apartheid ? Antisémite ! Et ainsi de suite.

Il existe heureusement un moyen de distinguer l’antisémitisme de l’antisionisme, ou si l’on veut pinailler, l’antisionisme antisémite de l’antisionisme progressiste. Un certain nombre d’antisionistes autoproclamés dénient le droit au peuple juif de vivre en Palestine. Ces révolutionnaires de bas-étage ne font pas la distinction entre le droit des juifs à vivre et habiter une terre et le colonialisme qui vole cette même terre en détruisant tout ce qui l’habitait auparavant. La suite logique, que franchissent allégrement les antisémites, est que si les juifs n’ont pas le droit de vivre sur cette terre, ils n’ont pas le droit de vivre sur notre terre, quelle qu’elle soit ; et que par extension les juifs n’ont pas le droit de vivre sur Terre.

L’antisionisme est par essence humaniste

Ce que nous répondons avec force, c’est que les juifs, comme l’ensemble des composantes de l’humanité que nous refusons de réduire à des attributs religieux, cultuels ou ethniques, comme l’ensemble des êtres humains, ont le droit de vivre sur Terre, que par conséquent ils ont le droit de vivre sur notre terre, et qu’ils ont donc même le droit de vivre sur cette terre – celle de Palestine.

Sortir par le haut de l’amalgame infâmant entre antisionisme et antisémitisme peut se faire par l’engagement, tant théorique que pratique, autant intellectuel que matériel, en faveur d’un authentique processus de paix. La première étape, condition à toutes les autres, est le cessez-le-feu immédiat de Tsahal sur la bande de Gaza, sur la Cisjordanie et le Sud du Liban dont on entend moins parler mais qui subissent aussi un déluge de feu. La deuxième étape est la libération des otages israéliens qui, si elle est urgente, ne pourra en aucun cas se faire sous les bombes israéliennes donc sans un cessez-le-feu préalable – à ce propos, nous pourrions avancer que si M. Netanyahou souhaitait condamner à mort les otages de son propre peuple, il ne s’y prendrait pas autrement. Cette libération des otages israéliens des griffes du Hamas ne peut se faire, en toute logique, qu’en concomitance avec la libération des prisonniers politiques palestiniens détenus arbitrairement dans les geôles israéliennes.

Enfin, chaque partie du conflit, malgré ses morts, malgré les cicatrices qui marquent profondément sa chair, doit reconnaître à l’autre le droit de vivre – le droit de vivre partout, y compris en Palestine. Cela peut s’exprimer par la solution à deux États telle que souhaitée et rappelée à intervalles réguliers par de nombreux pays, gouvernements et forces progressistes du monde, ou par une solution à un État binational qui reconnaîtrait des droits civiques et sociaux égaux à toute sa population.

Ne pas céder, ne pas sombrer

On ne peut vaincre la logique coloniale, de surcroît en prenant en compte la spécificité unique du colonialisme israélien que nous venons de voir, en l’appliquant en retour. Les habitations des familles juives ne peuvent et ne doivent être détruites si l’on souhaite la paix. Le droit au retour à la terre des Palestiniens peut se faire autrement que par l’expulsion des colons juifs qui n’ont pas d’autre « métropole », d’autre territoire, que celui qu’ils occupent.

En conclusion, par l’antisionisme, nous considérons à l’inverse de Theodor Herzl et des dirigeants israéliens que la place des juifs est partout où ils le souhaitent, que leur sécurité peut et doit être garantie partout où ils vivent, et qu’ils n’ont pas à s’abriter derrière un rempart ultra-militarisé pour vivre comme ils l’entendent. Par conséquent, si nous considérons que la Terre est suffisamment grande pour être partagée entre toutes et tous, et que le genre humain produit suffisamment de richesses pour assurer un niveau de vie correct à l’ensemble des hommes, femmes et enfants qui le composent, alors le peuple israélien peut se libérer de cette folle escalade à l’armement, de ce colonialisme et de cet apartheid qui sapent l’humanité de leurs auteurs, et le peuple palestinien peut se libérer du joug colonial sans sombrer dans la vengeance aveugle qui l’aliénerait.

Voilà ce à quoi aspirent les authentiques militants de la paix en France et ailleurs, et pourquoi l’antisionisme véritable n’est, en aucun cas, un premier pas vers l’antisémitisme.

Références

1 : https://infoscope.live/2023/11/01/croix-de-david-taguees-sur-les-murs-de-paris-la-responsabilite-ecrasante-et-etouffee-des-etats-occidentaux-dans-lantisemitisme-ambiant/
2 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/avant-l-etat-d-israel-le-sionisme-et-le-peuplement-de-la-palestine-6854025
3 : Michel Abitbol, Histoire des Juifs de la Genèse à nos jours, Perrin, 2013, p. 482.
4 : https://books.google.fr/books?id=P1PoBgAAQBAJ&pg=PA126&lpg=PA126&dq=abraham+shalom+yehuda+moshe+behar#v=onepage&q=abraham%20shalom%20yehuda%20moshe%20behar&f=false
5 : https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/victims-of-the-nazi-era-nazi-racial-ideology
6 : https://www.nouvelobs.com/le-dossier-de-l-obs/20130726.OBS1194/hitler-n-aurait-pu-prendre-le-pouvoir-sans-la-complicite-d-elites-bourgeoises.html
7 : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/15/il-y-a-soixante-dix-ans-l-invention-de-la-nakba_5298947_3218.html
8 : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/09/14/l-alliance-militaire-entre-les-etats-unis-et-israel-renforcee-pour-dix-ans_4997467_3218.html
9 : https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2022/02/israels-system-of-apartheid/
10 : https://www.cairn.info/revue-le-sujet-dans-la-cite-2012-1-page-64.htm
11 : https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20230902-isra%C3%ABl-la-police-tire-%C3%A0-balles-r%C3%A9elles-sur-des-manifestants-%C3%A9rythr%C3%A9ens-lors-d-affrontements
12 : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/12/10/nelson-mandela-un-heros-encombrant-pour-israel_3528925_3218.html
13 : https://www.bfmtv.com/international/moyen-orient/israel/pourquoi-israel-boude-l-hommage-a-mandela_AN-201312090063.html
14 : https://www.liberation.fr/checknews/netanyahou-a-t-il-dit-que-transferer-de-largent-au-hamas-etait-la-bonne-strategie-pour-contrecarrer-la-creation-dun-etat-palestinien-20231011_F5AKUAMMNVENDLJ6WBXLFPJETE/
15 : https://www.la-croix.com/Monde/Israel-Palestine-quels-pays-reconnaissent-lEtat-palestinien-2023-02-07-1201254086
16 : https://telquel.ma/2023/10/30/le-president-bresilien-lula-sur-la-situation-a-gaza-ce-nest-pas-une-guerre-cest-un-genocide_1838443
17 : https://news.un.org/fr/story/2023/10/1139652
18 : https://histoirecoloniale.net/Aime-Cesaire-Discours-sur-le-colonialisme.html

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