L’abus d’alcool est dangereux pour la paix

Une drôle de rumeur se propage en Centrafrique, celle d’une bière contaminée mais commercialisée de force par son producteur: Africa Ti l’Or, arrivé récemment sur le marché.

Les citoyens de la République centrafricaine en raffolent mais celle-ci serait la cause de troubles du sommeil ou maux de ventre. 

 

Chercher la cause profonde de ce mal, supposé ou réel, pose d’abord la question du développement du pays, à cette heure-ci encore en berne.

Cette histoire est assez sérieuse pour que certains journalistes d’investigations, dont le très bien informé Gisèle Moloma [1], la relèvent. 

 

L’affaire à même des répercussions jusqu’en France ! Le sénateur français Olivier Cadic (groupe Union Centriste) s’est emparé de cette question. 

Après un déplacement à Bangui, capitale de la République centrafricaine, il en a fait l’objet d’une question au ministre des Affaires étrangères, M. Séjourné.

 

“L’étiquette apposée sur les bouteilles ne mentionne ni la date de fabrication, ni la date de péremption du produit. Cela a pour conséquence de mettre en danger la santé du consommateur et de transgresser la réglementation locale. Il apparaîtrait également que la source de l’eau utilisée pour la fabrication de cette bière ait été reconnue comme impropre à la consommation, selon deux analyses successives. Ce produit ne peut justifier d’aucun contrôle de qualité microbiologique de la part d’un laboratoire indépendant.” 

CADIC O., Questions au Sénat, le 23 février 2024.

 

Si cet homme ne sera pas un personnage déterminant dans notre récit, nous allons quand même observer de plus près son profil.

A l’instar du sulfureux ex-président du Racing Club de Toulon, Mourad Boudjellal, M. Cadic est éditeur de bandes dessinées. Il a fondé une entreprise de presse qui traduit en anglais le fleuron des BD francophones qui, comme nous le savons tous, sont belges. 

 

Pourquoi un français, qui traduit en anglais des bandes dessinées belges, s’intéresse à la santé de la bière centrafricaine ?

Ajoutez à cela l’intervention de la fédération de Russie et cela pourrait être une blague de mauvais goût en cousinade d’un 14 juillet. Cette histoire semble certes rocambolesque mais cache l’un des fronts du conflit entre le bloc occidental – ici la France – face à la Russie. Décryptage.

 

La motte Castel

 

L’histoire de la bière en Centrafrique, c’est celle de la famille et du groupe Castel, propriétaire de MOCAF, fondée en 1953.

D’évidence, on ne peut qu’y voir l’héritage du colonialisme, bien que le groupe se soit implanté à sa fin (le Centrafrique prend son indépendance sept ans plus tard) mais leur installation durable confirme la mainmise de l’industrie française sur le marché centrafricain, comme beaucoup d’autres territoires du continent d’ailleurs.

 

C’est en 1949 que la fratrie (9 frères et sœurs) fondent le groupe. C’est le sixième de la bande, Pierre, qui est encore actuellement le PDG.

Le groupe est tristement célèbre pour sa production de piquette, comme le Roche-Mazet, dont le goût âpre laisse encore des mauvais souvenirs à l’auteur de ces lignes. 

Il produit aussi – et en fait surtout – de la bière d’une qualité totalement équivalente, vendue partout en Afrique via une kyrielle de filiales, MOCAF n’étant qu’un avatar local parmi d’autres.

 

L’empire qui fait trinquer l’Afrique

 

En ce qui concerne cette filiale en particulier, on peut dire qu’elle est particulièrement compétitive, faisant de l’ombre à sa cousine camerounaise Beaufort, sur son propre terrain.

Pratique pour maquiller une position économique dominante, pour ne pas dire hégémonique, si ce n’est, en fait, monopolistique. 

Hormis en quelques endroits, par exemple au Maroc, rares sont ceux qui sont capables de concurrencer Castel, alors que la consommation de bière devient massive sur le continent !

 

Ce qui est spécial, c’est qu’avec toutes ces marques, sous-marques, il joue quand même le jeu de la concurrence libre et non faussée. 

La vérité, c’est que le marché africain est tellement juteux pour Castel qu’il s’est taillé la réputation de “l’empire qui fait trinquer l’Afrique” (article payant, NDR). Le meilleur moyen de mieux régner, c’est encore de diviser. 

 

Épicurisme frelaté

 

Le malheur de la MOCAF, symbole de l’ambition internationale du groupe, c’est qu’elle peine à trouver son public au sein du pays qui l’a vu naître. 

Comme nous l’avons vu, la marque s’exporte bien mais en Centrafrique, les gens s’en détournent.

Dans ces conditions, il n’est pas scandaleux d’observer l’arrivée d’un nouvel acteur. On peut toutefois comprendre que dans les hautes sphères girondines, là où se trouve la famille Castel, on le vive mal. 

 

Vu de France, il n’en suffirait pas plus pour se demander si M. Cadic n’importe pas une fake news depuis le Centrafrique afin de défendre la réputation du fleuron de la brasse.

Après tout, rappelons que son monde, c’est la City de Londres…

 

L’eau de la vie

 

Il n’a pas fallu attendre Africa Ti l’Or pour entendre parler de scandales sanitaires, la cellule communication du groupe Castel est régulièrement obligée de répondre à des accusations analogues.

Sur ce point en particulier, il y a surtout un problème concret, à savoir l’acheminement et le stockage, à grande échelle (on parle de kilotonnes) du malt – nécessaire au brassage de la bière –, céréale qui supporte mal le transport comme les changements de températures et donc fortement sujette aux maladies. 

C’est un peu le prix à payer quand on est le leader incontesté et incontestable d’un marché: on se comporte un peu comme se comportent Rockefeller ou Musk, c’est-à-dire comme un mafieux.  

 

En effet, la MOCAF est régulièrement accusée d’organiser la pénurie, ce qui constitue un risque de fragilisation de l’économie centrafricaine: pour les recettes de l’Etat, MOCAF est un partenaire fiable car le plus gros contributeur en termes de taxes du pays.

On peut imaginer que c’est un peu du donnant-donnant, car finalement, l’État centrafricain, gangrené depuis trop longtemps par la corruption, ne peut pas tellement se financer autrement que grâce aux entreprises françaises installées

 

La Rus’ de Bangui

 

Si M. Cadic prétend ne pas connaître l’origine de cette entreprise concurrente, un petit tour sur les internets suffit pour le savoir.

Il n’aura échappé à personne que depuis l’installation du groupe de sécurité privé Wagner, aujourd’hui incorporé dans l’armée régulière russe, un bon nombre de secteurs, en particulier ceux qui sont très lucratifs – comme le bois par exemple – sont tombés dans son escarcelle. L’alcool est son nouveau cheval de bataille.

 

A l’instar de la vodka des mercenaires: Wa Na Wa, Africa Ti l’Or a déferlé comme un raz-de-marée, jouissant autant de la popularité russe – contrairement à la France, devenue haïssable aux yeux du citoyen moyen – que de faibles coûts de productions.

Si la réputation de la France est si mauvaise, elle ne le doit qu’à elle-même, après un siècle à freiner le développement du territoire.

 

D’un point de vue fiscal, le montage est d’ailleurs très malin. Africa Ti l’Or est une structure centrafricaine. Elle n’a pas le même niveau d’imposition que les géants de l’industrie.

De plus et nous nous excusons d’avance pour le lecteur belge qui, à l’instar de ses bandes dessinées, connaît la valeur de ses bières, quand il va lire ce qui suit: les bouteilles d’Africa Ti l’Or – comme la vodka Wa Na Wa – sont en plastique.

Même pour l’auteur de ces lignes, cela ressemble à de l’hérésie mais le bon sens doit admettre que c’est un moyen génial de diviser les coûts, l’enjeu étant d’être concurrentiel face à un adversaire des plus coriaces et très implanté.

 

La bière ou la continuation de l’impérialisme par d’autres moyens

 

Une autre manière d’être concurrentiel est de saboter l’appareil productif de l’ennemi. On parle ici d’un incendie dans la nuit du 6 au 7 mars 2023 d’une brasserie MOCAF. 

Si l’origine criminelle est attestée, c’est, selon la presse française, un coup de ces satanés mercenaires russes, bien que l’enquête ait écroué sept suspects, tous citoyens centrafricains.

 

Comme tout dramaturge qui se respecte, un chef-d’œuvre n’en serait pas un sans un bon coup de théâtre. En l’occurrence, c’est le média RFI qui apporte la preuve que l’incendie n’a pas été provoqué par sept anonymes, de “faibles corpulences”, comme l’annonçait M. Arnaud Djoubaye Abazène, garde des Sceaux. 

A l’image, on remarque plutôt quatre personnes, au profil “athlétique”, visiblement préparées à mener une action de la sorte, très probablement des militaires comme indiquent leur treillis et leur fusil d’assaut porté en bandoulière.

 

A ce titre, difficile de ne pas y voir une déclaration de guerre. Ces pratiques étant crapuleuses comme le dénonce, à raison, le groupe Castel .

 

Un monde polaire en Afrique

 

Malgré sa popularité, il est important de signaler que Wagner, n’apparaît pas comme un partenaire fiable, contrairement à l’entreprise qui détient la MOCAF. 

Il crée autant de problèmes qu’il n’en résout. C’est d’ailleurs pour cela que M. Poutine, président de la fédération de Russie, a décidé de restructurer le groupe en l’incorporant de force à l’armée régulière russe.

Les gars mettent tellement de bazar que le président de la république centrafricaine, M. Faustin-Archange Touadéra a engagé des discussions avec d’autres groupes de sécurités privés, notamment états-uniens.

Qu’on ne s’y trompe pas, ces derniers n’ont pas la même notion de “bloc” occidental que la France. On pourrait dire que sa considération envers le pays des droits de l’homme est celle d’un vassal qui possède l’arme atomique. Le retour au pouvoir de Donald Trump le confirmerait d’ailleurs. 

D’un autre côté, l’arrivée d’un troisième acteur en Centrafrique confirme à quel point le continent est en train de devenir un marché aux débouchés impressionnants, ce qui pourrait être un levier au développement en berne du pays.

Pour cela, il faudrait sûrement réfléchir à endiguer la corruption structurelle et flécher les rentes des investissements étrangers dans des politiques liées à son développement mais, à la vue dont se comporte le pouvoir en place, cela ne semble pas du tout à l’ordre du jour…  

 

 

[1] Nom d’emprunt

 

 

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