Le point Godwin, l’hilarité et le pire de l’humanité
Certains aiment à tourner en dérision la référence aux « heures sombres de l’histoire ». Le « point Godwin », cette théorie selon laquelle plus une discussion dure longtemps et plus la probabilité qu’elle mentionne le nazisme se rapproche de 1, est ironiquement distribué sur les réseaux sociaux où l’évocation du pire tourne à l’hilarité.
Dans le même temps, la réhabilitation du maréchal déchu et frappé d’indignité nationale Philippe Pétain, mise en œuvre par des politiciens couvrant un large spectre idéologique, ne provoque pas les mêmes moqueries.
Ce dont certains s’amusent est donc moins la référence au nazisme que son évocation comme le pire de ce que le continent européen a éprouvé dans l’histoire contemporaine.
« Heures sombres » et « climat nauséabond » sont effectivement des formules tant usées qu’elles en perdent leur force ; effectivement la diabolisation totale d’Adolf Hitler prête à la fascination, tant on semble oublier qu’il n’est qu’un individu, un produit de son époque, et qu’il n’a pas fallu l’attendre pour connaître le racisme, l’antisémitisme, les massacres, les génocides.
En France, dans l’ère contemporaine, qui fut ouverte à la grande Révolution de 1789 et consacra la victoire de la bourgeoisie sur la noblesse, victoire acquise par une accumulation gigantesque de richesses du fait du commerce triangulaire et de la traite des Africains noirs, d’autres personnalités ont précipité la guerre, la défaite, l’humiliation et l’horreur.
Napoléon Bonaparte qui empêcha la Révolution républicaine d’aller à son terme, Adolphe Thiers qui massacra les Communards après s’être mis à genoux devant les Prussiens, Georges Clémenceau qui inscrivît sa haine profonde des Allemands dans le Traité de Versailles, Pierre Laval qui mît le gouvernement de Vichy dans une prétendue « zone libre » au service exclusif de la bourgeoisie la plus réactionnaire.
La xénophobie, cette peur et cette haine de l’autre, du différent, de l’étranger, a enfanté de tous temps les discours les plus outrageux, les prises de pouvoir les plus brutales, les guerres civiles et militaires.
Les catégories d’êtres humains, essentialisées et injustement assignées à une délinquance et une criminalité présumées, sont vouées, aux yeux des chiens de garde du capital les plus enragés, à disparaître de l’espace public, puis de la surface de la Terre.
Entre le néolibéralisme autoritaire et le nationalisme chauvin, entre la régression sociale et le déferlement de milices paramilitaires, entre la répression et l’extermination, la différence existe et finit par s’élever en millions de morts.
Nous contenter de mettre le pire de ce que nous avons vécu sur un pied d’égalité avec le pire de ce que l’humanité a vécu, revient au mieux à nous tromper et tromper nos semblables, sinon à paver la voie à l’extrême-droite meurtrière.
« Les copains qui restez, soyez dignes de nous, les vingt-sept qui vont mourir« furent les derniers mots légués, juste avant qu’il soit fusillé comme otage le 22 octobre 1941, par le militant de dix-sept printemps Guy Môquet à ses camarades de lutte. Quatre-vingts ans ont passé mais la mémoire du mouvement ouvrier s’est transmise – encore faut-il la faire vivre sans dogmatisme ni folklore. Soyons dignes des générations qui nous ont précédés, pour ne pas revivre la terreur qui les frappa dans leur chair.
Cette dignité implique de désarçonner ceux qui se croient malins en attribuant des « points Godwin » pour mieux étaler leur inculture historique et politique, minimisant in fine la tragique montée des idées nationalistes au sein des classes exploitées, participant à la tentative de discréditer auprès desdites classes exploitées les militants qui portent aujourd’hui le flambeau de la mémoire populaire.
Les désarçonner, les combattre par des arguments rationnels, se battre sans relâche pour rétablir l’ordre logique des intérêts de classes à l’œuvre dans le moindre interstice de nos relations sociales – et cela sans jamais déformer la réalité objective, qui se suffit à elle-même et qui n’a nul besoin d’être exagérée : la vérité est révolutionnaire.