Les festivals d’été vont-ils devenir des fêtes de riches ?
Un article de David Bastien et Benoit Delrue.
Les Francofolies en Charente-Maritime, les Vieilles Charrues dans le Finistère, les Eurockéennes dans le Territoire de Belfort, le Hellfest en Loire-Atlantique… Ces quarante dernières années, les festivals musicaux d’été sont apparus aux quatre coins de la France et se sont imposés comme des rendez-vous incontournables pour des générations d’aficionados.
Une expérience unique prise de contradictions
La formule est simple : offrir une expérience unique au public qui se retrouve, généralement le temps d’un week-end, propulsé dans un monde parallèle loin des conventions sociales habituelles. Une ou plusieurs scènes musicales proposent de profiter de la performance des artistes les plus connus et de découvrir des groupes émergents. Les festivaliers se rencontrent, se rejoignent, échangent, partagent un espace et un temps exceptionnels. Au moment de plier bagages et de retourner dans un quotidien autrement plus terne, bien que rincés et sans avoir encore digéré la tonne de souvenirs sonores, visuels ou sensoriels, il n’est pas rare de voir les participants prêter serment pour se retrouver l’année suivante, tant ces jours et ces nuits les auront marqués à jamais.
Les contradictions économiques et sociales auxquelles sont confrontés ces événements culturels majeurs s’avèrent néanmoins grandissantes. Si les festivals connaissent, dans cette période post-Covid, un nouvel âge d’or tant ils répondent positivement à l’aspiration de millions d’entre nous à vivre à l’air libre, à appartenir à une foule qui danse, à des années-lumière d’une société aseptisée où nous sommes contraints de respecter les règles de sécurité sanitaire, ils ne sont pas pour autant déconnectés du monde réel. L’inflation des matières premières, alimentaires et énergétiques pousse les structures, souvent associatives, chargées de l’organisation de ces immenses rassemblements annuels à augmenter les tarifs d’entrée et ceux des consommations en leur sein, alors que la facture pour le festivalier grimpait déjà bien avant que nous connaissions une augmentation des prix à deux chiffres sur les produits de première nécessité.
Alternatifs ou mainstream ?
Surgis à l’origine des pratiques et des structures alternatives au marché culturel dominant, les festivals ont en partie vendu leur âme contre un rayonnement mondial et des bénéfices croissants. En devenant des institutions dans la vie sociale et artistique hexagonale, ces mastodontes ont troqué l’artisanat pour l’industrie commerciale, avec un merchandising (vente de produits dérivés) omniprésent et des prix qui s’envolent pour un public renouvelé et attiré avec le concours des médias mainstream qui n’hésitent plus, surtout au niveau local, à relayer la communication de ces rendez-vous.
En l’espèce, le Hellfest est un cas d’école. Situé à Clisson, non-loin de Nantes et créé en 2006, ce festival a vu le prix du pass week-end s’envoler à mesure qu’il a rayonné au niveau international. Sur les dix dernières années, le tarif d’entrée au Hellfest pour les quatre jours – du jeudi soir au dimanche – est passé d’environ 150 euros à 340 euros pour l’édition de juin 2024, pour laquelle la billetterie a déjà été ouverte. Dans le même laps de temps, le prix pour avoir un repas avec boisson dans l’enceinte du festival est passé de moins de 10 euros à plus de 15 euros pour quiconque ayant besoin de faire le plein de calories.
Si le Hellfest a grandement contribué à l’essor du métal en France en propulsant sur scène de nombreux artistes émergents entre deux têtes d’affiche, il a moins joué ce rôle dans la deuxième partie des années 2010 en capitalisant sur la programmation de groupes stars mondiales du hard-rock des années 1970 et 1980, justifiant l’inflation des tarifs. Bien que revenu depuis à un certain équilibre, et profitant de la soif du public pour les temps de liberté et d’oubli des tracas quotidiens après les années Covid, ce festival attire malgré tout davantage de participants avec un certain niveau de vie, que nous pourrions qualifier de CSP+ (catégories socio-professionnelles supérieures), plutôt que les prolos du coin.
Évolution commerciale et entre-soi
Autre exemple géographiquement proche de notre foyer angevin et révélateur de l’évolution commerciale des festivals, le V and B Fest, en Mayenne, a été lancé en 2019 directement par l’entreprise éponyme, V&B, enseigne française de vins, bières et spiritueux. Bénéficiant de cette assise financière, contrairement à la plupart des festivals initiés, organisés et animés par des associations à but non-lucratif, le V and B Fest a pu proposer pour son édition 2023, du 25 au 27 août inclus, des pass 3 jours à « seulement » 129 euros, tout en offrant une programmation monstrueuse allant de DJ Snake à Tiken Jah Fakoly, en passant par Damso et Dropkick Murphys. Nous sommes loin de l’esprit « roots » des festivals originaux, et pourtant c’est à juste titre que cet événement attire des dizaines de milliers de participants sur l’ensemble du week-end.
A l’évidence, les festivals sont, au moins pour certains des plus gros d’entre eux, destinés à n’attirer plus qu’un public que nous pourrions qualifier, selon la formule « politiquement correcte », d’aisé ou de « classe moyenne supérieure », en réalité petit-bourgeois. De rares exceptions mises à part, les festivals musicaux n’ont jamais attiré un public de femmes et d’hommes des quartiers pauvres ; la sociologie interne entre participants et entre bénévoles valorise un capital culturel, social et symbolique, dans un certain entre-soi patrimonial loin de la ferveur populaire des grands matchs de football, si nous avions à choisir un autre rendez-vous important dans le divertissement des masses.
Un choix difficile
Par contre, pour qui se passionne pour la musique et a accès à l’information culturelle ainsi qu’à la mobilité, choisir entre un concert et un festival est une question vite résolue. Voir un artiste dans une salle de concert près de chez soi coûte aussi de plus en plus cher, et il suffit aujourd’hui d’ajouter dix ou vingt euros pour se payer, à la fois, un pass d’entrée pour une journée dans un festival où cet artiste est programmé, et l’expérience unique étalée sur une soirée, voire une nuit entière, de voir défiler de nombreux autres groupes, DJ, chanteurs, MC, à découvrir au moins dans leur performance scénique.
Que les festivals attirent un public pour une journée est, là encore, à pondérer : s’il se situe loin du lieu d’habitation, et qu’il faut prévoir un hébergement spécifique hors camping habituel dans l’hypothèse probable où ce dernier n’est ouvert qu’aux festivaliers restant tout le week-end, la chance de voir ses artistes préférés sur scène est fortement compromise. Les privés d’emploi, celles et ceux qui ont un job non-déclaré, qui bossent dans un secteur « ubérisé » ou à temps partiel, sans même parler de la vie de famille pour les jeunes parents, n’ont pas les mêmes possibilités de participer à un festival qu’un public de « bourgeois-bohèmes » ou « bobo », tout sympathique qu’il puisse être.
Formidable maillage territorial
Toutefois une autre donnée est à prendre en compte : le phénomène des festivals est devenu si répandu aujourd’hui qu’il existe une multitude de rassemblements qui maillent le territoire national. Les classes populaires, dont les membres vivent de leur travail et non de leur rente, ne sont pas cantonnées aux quartiers pauvres des métropoles mais habitent dans tous les départements, notamment en zones rurales. Or c’est en campagne que les festivals, des plus petits aux plus gigantesques, se tiennent et attirent un public divers composé à la fois de passionnés qui viennent de l’autre bout de la France, voire du monde, et de « locaux » qui veulent légitimement bénéficier de ce grand spectacle à deux pas de chez eux.
Tout en revendiquant l’appartenance à une certaine « niche », certains festivals portés par des associations font vivre culturellement un territoire, comme le rendez-vous des passionnés de punk-rock hardcore Xtreme Fest, à côté d’Albi dans le Tarn, qui a eu l’idée géniale cette année d’offrir, en plus du festival « in » traditionnel, un espace « off » entièrement gratuit d’accès avec une scène animée par des artistes émergents pendant tout le week-end.
Finalement, les festivals musicaux soulèvent les foules et suscitent l’intérêt d’un très large public, de millions de personnes en France sur la saison estivale. Il est évident que ces millions de participants n’appartiennent pas tous à la classe capitaliste et sont majoritairement enracinés dans le peuple, dans ses contraintes du quotidien, ses difficultés à boucler le mois, ses emmerdes intimes ou professionnelles, vis-à-vis desquelles les festivals sont des échappatoires formidables pour « couper » avec ces tracas le temps d’une nuit ou d’un week-end.
Embourgeoisement et exception culturelle
Faire le tour des festivals chaque été est une pratique qui, par contre, tend à s’embourgeoiser pour la plus basique des raisons : l’obstacle financier. Il est de plus en plus cher de voyager en voiture ou en train et de plus en plus rare de voir des auto-stoppeurs au bord de la route. Les accès aux festivals et les consommations sur place sont également de plus en plus coûteux. En dehors des initiatives à échelle régionale, qui profitent d’un regain d’intérêt mérité, il devient rare de trouver des événements de masse qui restent abordables tout en offrant une belle programmation.
Seule exception notable dans les festivals à portée nationale voire internationale, tant par sa longévité extraordinaire que par son prix d’accès relativement bon marché, la Fête de l’Humanité, organisée historiquement par les militants communistes de France, est devenue au fil du temps le carrefour des associations, des syndicats, des partis de la gauche et des fêtards de tous poils. Ces derniers ont pu y assister aux concerts du groupe de rock progressif Pink Floyd en 1970, du chanteur Johnny Hallyday en 1985 jusqu’au rappeur Disiz et à la chanteuse Angèle en 2023. Un succès populaire qui a attiré 430.000 personnes le deuxième week-end de septembre dernier, à nuancer aussi : en quinze ans, l’accès à la Fête de l’Huma, sous forme de « vignette » ou « bon de soutien » au journal du même nom, est passé de 20 à 50 euros. Un tarif toujours largement en-dessous des prix du marché, mais dont l’évolution récente peut justement susciter l’incertitude pour l’avenir.
Écrit par David Bastien et Benoit Delrue.