Des ordres et désordres
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron et singulièrement depuis deux ans, le “maintien de l’ordre” s’est imposé au prix des visages fracassés, des mains arrachées, des yeux crevés, sur les ordres brutaux de la hiérarchie, comprenant les préfets, le ministre de l’Intérieur et le Président de la République. Le débat sémantique sur les prétendues “forces de l’ordre” cristallise les aspirations à retrouver des “gardiens de la paix”.
Quelques définitions
Les forces de l’ordre désignent l’ensemble des institutions dont le travail est de veiller à l’ordre public et au respect de la loi. Il faut dès lors définir l’ordre comme une disposition, une relation intelligible entre les choses, et par extension, la disposition des choses la plus satisfaisante, la plus fonctionnelle.
L’ordre public se fonde sur les lois et les règles régissant les relations entre personnes et collectifs. Il est assuré par l’État et ses représentants, qui disposent du monopole de la violence légitime selon la formule consacrée. Les institutions françaises représentent certes un progrès par rapport à la loi de la jungle, la loi du plus fort, la loi du talion (“œil pour œil”, mort pour mort), le passage à l’acte de la volonté de faire “justice soi-même”.
Respecté, respectable et respectueux
Mais les citoyens consentent à l’ordre public à condition que celui-ci apparaisse comme “la disposition la plus satisfaisante, la plus fonctionnelle”.
Autrement dit, l’ordre public est respecté lorsqu’il est respectable.
Or il n’est respectable que s’il respecte lui-même les personnes, toutes les personnes dont il entend encadrer les relations.
Il apparaît clairement que les personnes, citoyens du monde, ne sont pas toutes respectées. Sur décision politique puis préfectorale, policière, judiciaire, administrative, les espoirs de progrès de millions de personnes peuvent être rayés d’un trait de plume.
Des enfants, des femmes et des hommes
Des hommes, des femmes et des enfants traversent la moitié de la Terre, fuyant l’enfer du Tiers-Monde, franchissant tous les obstacles et esquivant tous les pièges tant bien que mal sur le chemin qui les sépare de leurs rêves de paix, voyant certains des leurs se noyer en Méditerranée, pour se retrouver en France délogés, traqués, entravés, détenus, expulsés, découvrant parfois au prix de leurs vies l’enfer du Quart-Monde, des bidonvilles et de la grande misère au sein des pays riches.
Sur décision économique d’actionnaires, la décence et la dignité de millions de travailleurs peuvent être anéanties par des plans de licenciements massifs, avec possible reclassement à trois cents kilomètres de chez eux au meilleur des cas, l’appareil productif français démembré, écartelé puis dispersé aux quatre coins du monde dans un “ensauvagement” des ultra-riches en recherche perpétuelle et insatiable de profits, broyant les existences de générations successives d’employés, d’abord par l’aliénation d’une cadence soutenue et interminable dans la répétition des mêmes gestes seconde après seconde des vies durant, puis par l’abandon en rase campagne.
Sur un rapport inégal entre propriétaires et locataires, les premiers peuvent maintenir les seconds dans des taudis, infestés de rongeurs, gagnés par la moisissure, fissurés par la grossièreté de leur ouvrage ou l’absence de leur entretien, entassant des familles entières dans des studios, à l’électricité intermittente et sans eau chaude, qui peuvent toujours s’estimer heureuses de ne pas être à la rue, bien qu’elles courent un danger plus grave de par ces brèches qui grandissent et menacent de faire s’effondrer l’édifice et avec lui les vies des enfants, des femmes, des hommes n’ayant pas d’autre foyer.
D’un autre trait de plume, le banquier ravage les efforts de ses clients, rincés par le remboursement des emprunts et les intérêts s’amplifiant de mois en mois, piégés par le manque de fonds, ayant vu leurs épargnes pour tout héritage fondre comme neige au soleil, pris de sueurs froides et de nausée au moment d’actualiser le solde de leurs comptes bancaires où gonflent les agios, les commissions et les frais extorqués, où se creusent le découvert et la tombe économique de petits commerces et de ménages entiers, qui pourront toujours, suggèrent les économistes néolibéraux, s’estimer heureux comparés à leurs voisins grecs ou bangladais, et tant pis si dans leur rase campagne il n’y a plus un commerce ouvert.
A la même table
Quand le politicien, l’actionnaire, le propriétaire et le banquier se retrouvent à la même table, ils pourront toujours s’estimer malheureux d’un taux de profit en baisse tendancielle, de leurs chagrins d’amour de l’argent, de la baisse de la position des uns dans le classement des grandes fortunes, de ce mouvement d’épaule qui gêne les autres depuis leur dernière partie de golf, et de tous ces Français qui râlent sans cesse alors qu’ils peuvent s’estimer heureux de les avoir, eux les dirigeants, tellement plus humains que ceux des régimes totalitaires, concédant des sacrifices en préférant donner pour une belle cause humanitaire qu’investir dans l’équipement dernier cri pour leur yacht ou leur jet privé, ayant tellement réussi qu’ils font office de bel exemple à suivre dans la start-up nation, parce qu’après tout il suffit d’un peu de volonté pour les imiter et les rejoindre à leur table, parce qu’après tout quand on veut on peut – et si on veut plus quand on a hérité d’un grand capital, ce n’est tout de même pas leur faute à eux.
Voici donc l’ordre qui domine, celui qui consacre la propriété lucrative d’une poignée d’individus comme un droit sacré et la possession des millions, des milliards d’êtres humains restants des moyens de se soigner, de s’abreuver et se nourrir, de travailler, d’être logés, d’être respectés, comme un privilège accessible à condition de faire montre de bonne volonté.
Désordres ordinaires
Cet ordre, malgré les efforts de ses metteurs en scène, marionnettistes, publicitaires et influenceurs pour l’enrober de jolies valeurs séduisantes, s’accommode à la réflexion de bien des désordres pour se maintenir.
La mère de toutes les violences est celle d’un ordre exploitant, aliénant, déshumanisant, excluant, appauvrissant, anéantissant. Face aux tentatives populaires de déstabilisation, de dépassement, de renversement de cet ordre établi, l’État répond par la répression au nom du monopole de la violence légitime.
Parce que l’ordre actuel, en France, ne respecte pas les êtres humains qui vivent au sein de notre pays, il ne peut prétendre à la respectabilité. La désobéissance civile et le lancement d’alertes sont certes illégaux, mais la lettre et l’esprit de la loi consacrent tant d’injustices et de désordres que la justice et la recherche d’un ordre pacifique, respectueux et respectable passent par un large éventail de voies de contestation. Le grand nombre et le pouvoir de production des classes exploitées font leurs forces ; pendant que les “casseurs” qui passent en boucle sur les chaînes dites d’information, souvent infiltrés par la police elle-même en vue de pourrir un mouvement pacifiste, affaiblissent ce dernier et n’assouvissent in fine que les petits désirs d’individus en quête de théâtralisation de leurs vies.
Le combat pour un nouvel ordre social
Loin des délires sur un prétendu nouvel ordre mondial dissimulé, étant donné que l’ordre établi apparent suffit à lui-même pour maintenir aujourd’hui la domination des profiteurs de crimes, de crises et de guerres, le combat pour un nouvel ordre social – qui consacre l’égalité, la liberté, la solidarité effectives entre toutes et tous – passe nécessairement par la remise en question et la mise en cause du système existant.
Sans cet esprit critique, sans volonté de transformer notre société, quitte à ne pas respecter les règles établies, il n’y aurait eu dans notre pays ni fin du féodalisme, ni fin de l’esclavage. Sans volonté populaire de justice sociale, tout particulièrement dans la grave crise sanitaire, économique, politique, climatique que nous traversons, l’ordre établi, profitable à la minorité capitaliste, se maintiendra au prix de violences croissantes à l’encontre de la majorité travailleuse écartée de toute paix véritable et au prix, pour l’humanité, d’effroyables désordres.