Les valeurs de Monsieur Castex

Nous allons décrypter quatre phrases du nouveau Premier ministre, lors de son interview au 20h de TF1 vendredi. Déclinées au moment de présenter les valeurs qui sont les siennes, ces quatre phrases sont éloquentes et, prises dans l’ordre, elles montent en puissance pour révéler la vraie fonction de Jean Castex.

« Je suis un gaulliste social. »

Expression maintes fois employée par des personnalités politiques de droite, il s’agit ici de revendiquer à la fois l’héritage de Charles De Gaulle et celui des grandes réformes sociales de la Libération. Or, beaucoup oublient ou font oublier que ces dernières sont issues d’un compromis entre la droite et la gauche, en particulier avec les communistes qui ont poussé et obtenu le droit de vote des femmes, la nationalisation des plus grandes banques et des grandes entreprises ayant collaboré, la Sécurité sociale, la semaine de 40 heures, le statut de la fonction publique, les comités d’entreprises et la médecine du travail.

Jean Castex est en réalité bien moins proche des communistes de la Résistance et de la Libération que d’un certain Denis Kessler, vice-président du MEDEF en 2007 pendant que l’actuel Premier ministre dirigeait le cabinet du ministre Xavier Bertrand, quand le dirigeant patronal a déclaré : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. » Et le même Denis Kessler de porter aux nues la « nouvelle génération » de dirigeants politiques, incarnée alors par Nicolas Sarkozy, dont Jean Castex sera le secrétaire général adjoint de 2011 à 2012.

Se revendiquer gaulliste social est un moyen de réduire les réformes de 1945 à la seule personne du Général de Gaulle, mettant une chape de plomb sur la mobilisation de la classe ouvrière et son rôle infiniment plus déterminant pour la Libération de la France que celui de la grande bourgeoisie. Ce brouillage de piste est d’autant plus grand que la Vème République, fabriquée par De Gaulle, consacre la confiscation des pouvoirs politiques par la personne du Président de la République, comme la nomination de Jean Castex à Matignon le démontre à nouveau.

« On ne peut pas tout attendre de l’État. »

Cette phrase, comme les suivantes, s’adresse particulièrement aux travailleurs de France. Ceux qui ont une bonne mémoire y verront une référence claire aux propos de Lionel Jospin, en septembre 1999 sur France 2, concernant alors l’annonce de 7.500 licenciements par Michelin : «Il ne faut pas tout attendre de l’État. Je ne crois pas qu’on puisse administrer désormais l’économie. Ce n’est pas par la loi, les textes, qu’on régule l’économie. »

En juillet 2020, la crise économique est autrement plus forte qu’il y a vingt-et-un ans. Les plans de licenciements, rebaptisés audacieusement plans de départs collectifs, plans sociaux voire carrément plans de sauvegarde de l’emploi, s’enchaînent d’ores et déjà et vont, sans nul doute, plonger des millions de travailleurs, jeunes et vieux, intérimaires ou non, dans les méandres du chômage de longue durée. « On ne peut pas tout attendre de l’État », l’affirmation de Jean Castex alors que la réforme macroniste de l’Assurance-chômage va faire baisser drastiquement les allocations d’aide au retour à l’emploi (ARE) de l’écrasante majorité des chômeurs indemnisés, doit être entendue comme : « N’attendez plus rien de l’État. »

L’État-providence, compromis arraché de haute lutte par la classe ouvrière française au XXème siècle, n’est plus. Les centaines de milliards d’euros injectés dans la « relance », terme utilisé à plusieurs reprises par le nouveau Premier ministre sur TF1, n’ont pas vocation à alimenter le « pognon de dingue » des minima sociaux, filet de sécurité des travailleurs, mais à être vampirisés par les actionnaires des grandes banques et entreprises privées qui les recevront sans contrepartie sociale ni environnementale.

« La société n’est pas systématiquement responsable de ce qui va mal. »

Pour comprendre cette phrase, il faut écouter attentivement la sociologue spécialiste de la grande bourgeoisie Monique Pinçon-Charlot, avec qui nous avons eu l’honneur de nous entretenir pour notre long-métrage. Les détenteurs des grandes fortunes « n’ont qu’une seule patrie, c’est leur société. Ils disent ‘la société’ quand ils parlent d’eux, quand ils parlent de leur classe. La société. »

Entendue comme la communauté de la grande bourgeoisie, « la société » prend tout son sens dans la phrase de Jean Castex. « La classe capitaliste n’est pas systématiquement responsable de ce qui va mal », voilà donc la signification des propos du nouveau Premier ministre. C’est pourtant bien elle qui exploite les travailleurs, les divise sans arrêt pour neutraliser leur force collective, étend « systématiquement » son emprise sur la vie du pays, développe ses richesses, ses fortunes et surtout ses pouvoirs.

L’appauvrissement et la misère, la hausse des prix, la perte de sens dans le travail, la déshumanisation des rapports sociaux, les mouvements réactionnaires ou obscurantistes, la surproduction et la surconsommation, la catastrophe écologique sont bien le fait d’une classe sociale, qui représente une infime minorité de la population mais qui concentre toutes les véritables responsabilités, de par son capital patrimonial. Bien qu’elle se fasse plus discrète en France qu’aux États-Unis, elle ne se cache pas et se dévoile chaque année dans les classements des grandes fortunes édités par Challenges ou Forbes.

Minimiser, voire nier la responsabilité de « la société » bourgeoise participe à nouveau à neutraliser l’action collective des exploités en tant que classe sociale, à les détourner des authentiques coupables des crimes du capitalisme, au profit de chimères, de boucs-émissaires. Ce que Jean Castex fera directement après cette phrase par un couplet contre le communautarisme religieux.

« Pour distribuer la richesse, ce qui est nécessaire pour maintenir le pacte social, il faut d’abord la produire. »

Il s’agit là d’un pur concentré du « en même temps » macroniste. « Pour distribuer la richesse » indique que Jean Castex souhaite la distribution de la richesse entre tous, qu’il y travaille ; il propose même une méthode pour ce faire. Mais pourquoi distribuer la richesse ? Non par solidarité ni même par charité, mais parce que c’est « nécessaire pour maintenir le pacte social ». Le même pacte social qui consacre la domination du capital et la subordination du travail. Et comment ? En produisant la richesse « d’abord ».

Dans l’activité humaine, seul le travail crée la richesse. Quand les capitalistes concluent des marchés dans leurs lieux et temps mondains, ils ne produisent aucune valeur : ils prennent des décisions qui devront être appliquées par une armée de salariés, de filiales, de sous-traitants, de prestataires. « Il faut d’abord produire » la richesse est une injonction au travail, et pas à n’importe quelles conditions. Un travail toujours plus intense, pour une durée toujours plus étendue dans la journée, la semaine, l’année et la vie. Jean Castex va conduire la réforme des retraites qui exigera des salariés, comme des travailleurs indépendants, un allongement de la durée de cotisation, soit un report de l’âge effectif de départ.

Le Premier ministre ne se contente pas d’accompagner l’exploitation capitaliste ; il va âprement organiser les conditions de son durcissement. « Vous voulez de l’argent ? Travaillez d’abord », lance-t-il en substance à celles et ceux qui, en France, n’ont que leur force de travail à proposer. Après seulement il y aura distribution de richesse, dans des conditions qui là aussi seront revues à la baisse, par exemple en diminuant le SMIC horaire lorsque le gouvernement autorise les patrons à employer légalement un salarié 39 heures payées 35 dans un permanent chantage à l’emploi.

Enfin, s’il y a distribution de richesse, c’est pour « maintenir le pacte social ». La classe capitaliste mène une guerre économique, sociale, idéologique et politique contre les travailleurs, et cela est tout à fait acceptable dans « le pacte social » ; mais que les travailleurs se lèvent et tiennent tête, qu’ils commencent à contester et « le pacte social » est immédiatement rompu. La grande bourgeoisie, l’État à son service et le Premier ministre en première ligne, sont donc prêts à concéder une distribution des richesses, dans le seul but de « maintenir [ce] pacte social ». Gageons que le nouveau chef du gouvernement et son ministre de l’Intérieur devront, malgré leurs ultimatums, faire face à de grandes mobilisations populaires.

En bonus, une dernière phrase que Jean Castex a énoncée en début d’interview.

« Je mesure l’honneur qui est le mien de diriger le gouvernement d’un des plus beaux pays du monde, en même temps peut-être pas le plus facile à gouverner. »

Celle-là, nous vous laissons le soin de la traduire.

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