Vos guerres, nos morts : souverainisme bourgeois et souveraineté populaire

Pourquoi parler aujourd’hui de souveraineté et de classes sociales ? Parce que, cent deux ans jour pour jour après l’armistice de la Première Guerre mondiale, la paix demeure un périple qui n’aboutira qu’avec une boussole fiable. Parce que l’opposition profonde, entre deux classes majeures, matrice toujours les processus à l’œuvre et les événements qui surviennent dans notre pays et sur notre planète.

La crise actuelle, dont une nouvelle phase s’est ouverte avec le confinement annoncé fin octobre 2020, qui ressemble d’ailleurs davantage à un couvre-feu généralisé en dehors des heures de travail, nous place à la croisée des chemins. La lutte pour la souveraineté sera, d’une façon ou d’une autre, l’enjeu majeur des temps à venir.

Classe bourgeoise et État bourgeois

Peut-on parler de bourgeoisie en France sans prêter le flanc aux procès en anachronisme ou en archaïsme ? Certes non, et pourtant la grande bourgeoisie désigne mieux que tout autre terme la classe capitaliste qui surplombe, domine actuellement la nation française. Cette classe des marchés des villes (« bourgs ») domine notre société de par l’exploitation de la force de travail, employés et travailleurs dits « indépendants » étant affectés à un poste de production sans avoir voix au chapitre sur le processus de production et ses finalités ; elle la domine également par l’oppression de classe, exercée par les propriétaires sur les locataires, par les banquiers sur les clients modestes. Nommer autrement cette classe dominante, constituée des milliardaires et de quelques-uns de leurs lieutenants, reviendrait à atténuer, édulcorer l’idée que nous nous en faisons.

135 euros d’amende représentent 13h20 de travail au SMIC brut horaire et moins d’une demi-seconde de l’évolution de la fortune de Bernard Arnault.

Exploitation et oppression des travailleurs de France par la bourgeoisie se conjuguent avec l’État bourgeois. Nous pouvons le qualifier ainsi, en ce sens que l’État en France consacre, représente et défend ardemment les intérêts de la classe bourgeoise, en ce sens aussi que les dirigeants de l’État, hauts fonctionnaires, technocrates, politiciens nommés ou élus, agissent principalement en bourgeois propriétaires de la République.

L’État a été sciemment positionné, tourné par ses dirigeants contre les intérêts des travailleurs. L’oppression spécifiquement exercée par l’État réside dans la foule d’interdits dans le droit tel qu’il existe aujourd’hui, et dans la répression policière et judiciaire s’abattant sur quiconque parmi les exploités braverait ces interdits : voler un bout de fromage dans un supermarché, voyager sans ticket acheté au préalable, consommer un produit illégal en France, dépasser les vitesses limites sur la route, ce à quoi nous pourrions ajouter en temps de confinement sortir sans son attestation, et bien sûr manifester son opposition à la bourgeoisie et à son État. Ce qui vaudra au meilleur des cas une amende, d’un montant identique pour un travailleur ou pour un grand bourgeois.

135 euros d’amende représentent 13h20 de travail au SMIC brut horaire ; cette somme ne représente même pas une demi-seconde (plus proche d’un tiers de seconde) de l’évolution de la fortune de Bernard Arnault entre juillet 2019 et juillet 2020, sans excepter une seule seconde entre ces deux dates, selon le classement Challenges.

Néolibéralisme et autoritarisme

L’oppression bourgeoise et la répression de l’État grandissent à mesure que l’état d’urgence devient la règle, les régimes d’exception un ordre ordinaire. Combien de lois sécuritaires décidées en haut lieu et adoptées après des faits divers, ces dernières années, pendant que les premières des sécurités des Français, avoir un toit sur la tête et de la nourriture dans l’assiette, disparaissaient peu à peu pour un nombre grandissant d’entre eux ? En consacrant la liberté pour les multinationales d’agir en monopoles privés, la liberté d’entreprendre s’est résumée à rentrer dans le moule de la start-up nation – pour des chances de devenir riche égales à celles de gagner au loto – ou à pédaler sur un vélo Uber ou Deliveroo ; et la première des libertés qui est de vivre, fut écrasée par le rouleau compresseur d’un marché exploitant et excluant, dominé par l’égoïsme des acteurs les plus puissants, les plus riches.

L’autoritarisme et les lois d’exception devenues la norme légale sous l’égide de gouvernements néolibéraux font mûrir le fruit de la République pour qu’il soit cueilli par les forces nationalistes, chauvines ; mais le ver est dans le fruit et c’est au stade le plus avancé de décomposition politique et sociale que nous assisterions si d’aventure les nationalistes-chauvins parvenaient au pouvoir. Le fruit de cette Vème République est pourri, il s’est gâté d’autant plus que le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral ont donné toute puissance politique au chef de l’État.

Nationalisme et souverainisme

En ces temps troubles que nous traversons, l’espoir vient, aux yeux de travailleurs nourris aux informations biaisées et mensongères, des nationalistes-chauvins du Rassemblement National. Quelle souveraineté défendent-ils ? Celle propre à un retour à un ordre moral antérieur, à un passé fantasmé où il faisait bon vivre, où le patriarche chef de famille, le patron et la patrie étaient mieux considérés ; ce passé n’a jamais existé, les Trente Glorieuses étaient marquées non pas par le nationalisme chauvin mais par le compromis historique keynésien entre capital et travail, compromis arraché de haute lutte par les résistants communistes au sein du CNR puis au sein du gouvernement à la Libération.

Voilà l’histoire réécrite par des individus malhonnêtes et malveillants, qui font passer le collabo pour le résistant et vice-versa, qui mettent sur un pied d’égalité ceux qui occupèrent la France et ceux qui la délivrèrent de l’intérieur, pour mieux dissimuler le sceau de l’infamie qui marque à jamais le nationalisme occidental, le nationalisme impérialiste des bastions historiques de la bourgeoisie, pour ses crimes contre l’humanité commis et répétés.

Voilà les descendants directs de Napoléon, Clémenceau et Pétain, qui envoyèrent à la mort des générations entières de jeunes hommes croyant tomber pour la patrie, massacrés pour l’impérialisme d’une poignée de grands-bourgeois.

Voilà le souverainisme, la souveraineté sans adjectif, donc la souveraineté de l’ordre préexistant, la souveraineté dominante, la souveraineté bourgeoise sous un autre visage. Ainsi la même pièce de la souveraineté bourgeoise a pour recto le libéralisme, pour verso le nationalisme. Le second vaut-il mieux que le premier ? L’Histoire nous enseigne que non.

Classe ouvrière et souveraineté

Parce que le RN ne propose pas mieux qu’une forme plus brutale de souveraineté bourgeoise, se prétendant anti-système sans jamais définir clairement le système prétendument combattu, il est une impasse terrible, celle de la guerre, pour les travailleurs de France. Lesquels ont besoin et aspirent en réalité à une authentique souveraineté populaire, c’est à dire la souveraineté de la classe ouvrière sur l’organisation de la vie dans la cité, la démocratie, et sur l’organisation du travail nécessaire à la satisfaction des besoins sociaux de tous, l’économie planifiée.

C’est bien la classe ouvrière qui fait tenir le pays debout, comme chacun au regard honnête sur la situation peut le constater en temps de confinement.

La classe ouvrière contemporaine, celle d’Uber et d’Amazon, d’Auchan et de McDo, des bureaux et des transports, des plateaux d’appels et des chantiers, des champs et des usines, de l’éducation et de la santé – voici l’embryon réel de la souveraineté populaire, embryon car la conscience de classe a tant reculé en elle avec la propagande sur la prétendue appartenance à la « classe moyenne », réel néanmoins car c’est bien la classe ouvrière qui fait tenir le pays debout, comme chacun au regard honnête sur la situation peut le constater en temps de confinement, les cols blancs en télétravail (moins d’un salarié sur cinq est en télétravail à temps plein selon le ministère du Travail lui-même), les cols bleus au turbin.

Qui dit souveraineté populaire dit processus révolutionnaire d’appropriation des pouvoirs de la bourgeoisie par la classe ouvrière, donc le pouvoir législatif pour élaborer les lois, le pouvoir exécutif pour administrer le pays, le pouvoir judiciaire pour faire respecter ces lois, le pouvoir de financement par la création monétaire devenue monopole public sous contrôle citoyen, le pouvoir de production en mettant en adéquation le développement des forces productives, le bon usage des ressources et le contrôle ouvrier, le pouvoir d’échange en encadrant les prix, rémunérateurs pour le travailleur, accessibles pour le consommateur.

Réduire la question de la souveraineté à celle du Frexit, à la question du processus visant à ce que la France quitte l’Union Européenne, revient à faire le jeu du souverainisme. Balayer d’un revers de main la question européenne, pour les travailleurs français, revient en définitive à s’en remettre à cette structure supranationale et technocratique, qui porte en elle l’intérêt bourgeois comme la nuée porte l’orage, qui est moins dominée par la Commission européenne que par le Conseil européen, c’est-à-dire la réunion des vingt-sept chefs d’États ou de gouvernements des pays membres.

Le plus important réside dans le processus révolutionnaire d’appropriation des pouvoirs par la classe ouvrière : si celui-ci avance en France, sans doute avancera-t-il également dans des pays voisins et similaires, alors le rapport de force entre les deux classes antagonistes que sont la bourgeoisie et la classe ouvrière évoluera positivement à l’échelle continentale, ce qui créera des conditions nouvelles. Si ce processus avance plus vite dans l’hexagone, la classe ouvrière française n’attendra certainement pas l’unanimité des Vingt-Sept avant d’imposer une rupture avec les principes fondateurs de l’UE, pour mieux tendre la main aux classes ouvrières des nations voisines.

Économies et progrès

Que d’économies pourrions-nous faire en nous débarrassant des « bullshit jobs », ces emplois inutiles comme la plupart des démarcheurs commerciaux, des publicitaires en tous genres, des traders frénétiques et autres tâches nuisibles notamment pour celles et ceux qui doivent les exécuter ! Que de progrès économiques, sociaux, politiques, humains nous ferions en redonnant du sens au travail social humain, en le libérant des rapports de production capitalistes qui l’enserrent, en supplantant la concurrence par la coopération, en développant la recherche scientifique fondamentale et appliquée, en transformant la production pour enrayer les effets anthropiques néfastes à notre environnement, en développant une santé de première qualité et intégralement gratuite d’accès pour toutes et tous, en transformant tous les clients en sociétaires et tous les salariés en associés !

Tant de travailleurs du monde attendent patiemment, depuis si longtemps, que de la pieuvre impérialiste qui étend ses tentacules pour réduire leurs pays en poussière, nous tranchions la tête dans l’hexagone.

Cela ne tient qu’à nous d’œuvrer, par notre propre force de travail sur notre temps libre, sur notre temps d’efforts librement choisis, à la transformation révolutionnaire de notre société. La nation est l’échelle où se joue l’essentiel des luttes de classes, aussi faut-il penser la souveraineté populaire à cette échelle sans pour autant faire l’économie d’une réflexion sur la souveraineté populaire à l’échelle continentale, à l’échelle méditerranéenne au carrefour de trois continents, et bien entendu à l’échelle internationale où il nous faut en permanence nous coordonner avec les classes ouvrières et leurs avant-gardes révolutionnaires de tous pays, pour faire progresser la conscience de classe, l’unité de classe et la lutte de classe des exploités et opprimés, en tant que producteurs et prétendants les plus sérieux à l’exercice du pouvoir. Tant de travailleurs du monde attendent patiemment, depuis si longtemps, que de la pieuvre impérialiste qui étend ses tentacules pour réduire leurs pays en poussière, nous tranchions la tête dans l’hexagone.

La souveraineté populaire ne peut advenir et aboutir que si les travailleurs font montre d’une solidarité de classe à toute épreuve, en d’autres termes deviennent indivisibles. Cela implique de placer la question de la classe sociale au centre de toutes formes de discrimination et d’oppression, non seulement parce que la classe ouvrière subit le sexisme, le racisme, l’homophobie d’une manière infiniment plus excluante que ne les connaît la bourgeoisie ; et parce que sans souveraineté populaire, sans unité des exploités, sans renversement révolutionnaire de l’ordre bourgeois, alors la classe bourgeoise continuera sciemment d’inoculer chez les travailleurs le venin de la discorde à partir de considérations de genres, d’orientations sexuelles, de spiritualités, d’origines géographiques, de cultures, de consommation, d’affinités jusqu’à la plus petite nuance individuelle.

Seule la lutte victorieuse, quand la classe ouvrière toute entière aura (enfin!) fait un pas en avant pour faire reculer d’autant la classe bourgeoise, un pas en avant vers la conquête collective et le succès commun, nous permettra de savourer pour nous, nos parents et nos enfants, nos sœurs et frères de classe, de nouveaux temps de paix fondée sur la justice, d’authentiques jours heureux.

Benoit Delrue, le 11 novembre 2020

Une réflexion sur “Vos guerres, nos morts : souverainisme bourgeois et souveraineté populaire

  • 11 novembre 2020 à 13h52
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    La classe ouvrière a été privée de son influence politique lorsqu’on lui a retiré son emprise sur l’outil productif, qui conditionnait sa capacité à pouvoir négocier avec l’employeur au niveau local. Le bourgeois exploiteur comme individu n’existe plus guère en France, en dehors d’une petite minorité qui n’a plus guère d’influence. Le vrai exploiteur est désincarné, l’esclavagiste est devenu la multinationale délocalisée, contre qui on ne peut rien, puisque l’outil productif n’est plus en France, ni les centres de décision. Que l’on croie ou non aux idées marxistes, et à la nécessaire appropriation par la classe ouvrière des moyens de production ( ou pas), il n’existe d’autre préalable au rétablissement de la souveraineté populaire, celle de tous les citoyens, qu’une étape souverainiste, c’est à dire le rétablissement d’un vrai pouvoir politique national, donc une sortie de l’Union Européenne. Le pouvoir en France n’est plus incarné par des hommes politiques qui défendraient une idéologie, qu’elle soit de type marxiste ou capitaliste traditionnel, il est occupé par les employés du système financier mondialisé et des multinationales qu’il contrôle. Ces “politiques”, comme Macron, ne sont que des employés, des exécutants, les institutions nationales qu’ils dirigent sont privées de toute possibilité d’agir pour des responsables politiques qui en prendraient le contrôle à leur tour. Sauf à décider de sortir de l’UE. L’enjeu n’est plus celui des années 70, où l’affrontement politique se déroulait au niveau local, entre le travail et le capital, à armes finalement assez égales, puisqu’il y avait des avancées sociales. L’enjeu véritable est une révolution systémique, contre une petite classe cosmopolite, ancrée sur aucun territoire en particulier, et qui a pris d’abord le contrôle de l’émission monétaire, puis celui du système financier mondialisé. Elle gouverne au travers des organisations internationales qu’elle a mis en place et qui se sont substituées aux gouvernements nationaux, en imposant des règles de droit à vocation universelle. Ce sont le FMI, l’OCDE, l’OMC, l’OTAN, l’OMS, les institutions de l’UE, la BCE, la FED, etc…. l’oligarchie les a créées et elle les contrôle, et elle renforce constamment leur pouvoir au détriment de celui des états nationaux. La révolution systémique consiste à récupérer d’abord le pouvoir politique au niveau des états, en se retirant de ces organisations, y compris, mais pas seulement, de l’UE. Opposer le souverainisme au socialisme au prétexte qu’il serait bourgeois est donc inefficace, et même c’est contre-productif, puisque les employés de l’oligarchie, en occupant “le centre” sont ainsi assurés de conserver le pouvoir, en reléguant aux “extrêmes” les camps nationaux. Diviser le peuple pour mieux règner. Pour regagner le simple droit de s’affronter au sujet du système politique et économique, et prétendre contrer les abus du capitalisme ou ceux du communisme, il faut d’abord que s’allient les forces nationales, en faisant abstraction des idéologies et en refusant les étiquettes que l’oligarchie leur colle pour les décrédibiliser. La coopération internationale entre les états pourra ensuite reprendre, mais entre pays dont les dirigeants seront vraiment responsables, indépendants du pouvoir des lobbys, et auront été désignés démocratiquement par les citoyens qu’ils représentent.

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