Loi Sécurité Globale : s’oriente-t-on vers le monde de Watch Dogs ?

La proposition de loi relative à la Sécurité globale a été adoptée en première lecture, mardi 24 novembre, par l’Assemblée nationale. Le 29 octobre 2020 sortait sur consoles et ordinateurs Watch Dogs: Legion, plongeant le joueur dans un monde dystopique de plus en plus réaliste. Aujourd’hui, la fiction a encore un temps d’avance sur l’actualité bien réelle de notre pays. Jusqu’à quand ?

L’ampleur du jeu vidéo

Prenons tout d’abord conscience de l’ampleur des jeux vidéo aujourd’hui : le chiffre d’affaires de ce secteur a dépassé celui du cinéma, et les productions sont le résultat d’efforts titanesques de très larges équipes de développement, incluant auteurs, historiens, graphistes, programmeurs, musiciens, acteurs…

Le jeu vidéo, à la fois art et divertissement, a ceci de singulier qu’il permet à son utilisateur de prendre les commandes en temps réel du ou des protagonistes de l’histoire. Watch Dogs: Legion nous met dans la peau de pirates informatiques (hackers) à Londres, à une date indéterminée d’un futur… de plus en plus proche.

Les développeurs de jeux vidéo se donnent les moyens de réaliser d’authentiques prouesses techniques – graphiques notamment – ainsi qu’une réflexion de très long court sur un jeu comme celui qui nous intéresse ici, dont la réalisation a pris près de cinq ans.

De plus en plus, le jeu vidéo est non seulement un miroir fidèle de notre société actuelle, mais peut être capable d’une troublante anticipation de l’avenir à court terme, tout comme les romans dystopiques ou les films de science-fiction.

La réaction en chaîne

Logiquement, les développeurs du studio français Ubisoft se défendent de toute coïncidence avec des personnes et des événements existants dans le monde réel, qui ne pourrait être que fortuite. Il n’empêche que l’anticipation est saisissante.

L’univers de Watch Dogs est celui de grandes villes où tout est connecté – les caméras omniprésentes, les véhicules, les engins de chantier, le smartphone de chaque passant, les dispositifs de sécurité, etc. L’ensemble forme un réseau du nom de ctOS, qui permet à ceux qui le contrôlent d’épier la moindre parcelle de la vie des citoyens de la ville.

Dans Watch Dogs: Legion, troisième opus de la série, l’histoire s’ouvre par une série de terribles attentats aux explosifs dans Londres, injustement imputés au groupe de hackers (DedSec) que nous incarnons.

De là naît une réaction en chaîne où, très rapidement, les autorités de la ville démissionnent, le gouvernement britannique s’attache les services d’une armée privée, Albion, pour surveiller et punir les « fauteurs de troubles », les drones « anti-émeutes » se multiplient, équipés de caméras et d’armes à feu utilisées de façon autonome, etc. Le tout pendant que Big Ben et d’autres bâtiments emblématiques de la capitale, recouverts d’écrans lumineux, annoncent un « risque sévère » de menace d’attentats… en permanence.

Un chaos numérique

Les chiens de garde d’Albion brisent bientôt la muselière et la laisse par lesquelles les institutions politiques voulaient les tenir, tandis que l’on découvre que cette armée privée, secondée de la mafia et d’un groupe de hackers rival, ont eux-même fomenté les attentats ayant précipité Londres dans un chaos numérique.

Il reste bien quelques protestataires, disséminés à plusieurs points de rassemblements de la ville, mais ceux-ci sont sporadiques, leurs pancartes font pâle figure à côté des écrans passant en boucle la propagande officielle, et les manifestants sont souvent violentés par les agents d’Albion.

A cela s’ajoutent une pègre s’adonnant en toute impunité au trafic d’êtres humains, notamment pour leurs organes, en implantant des micropuces chez des esclaves permettant de les exécuter à distance, et de grandes entreprises à la pointe de la technologie proposant de transférer l’esprit humain dans la machine, non sans tragédies.

La terreur permanente et le dur retour à la réalité

En somme, le développement technologique et ses nombreuses déclinaisons accentuent la lutte des classes entre, d’un côté, les très riches mégalomanes à la tête de florissants monopoles légaux ou illégaux, et de l’autre une population terrorisée à temps plein, tant par le risque de nouveaux attentats à la bombe que par celui d’être molestée, enfermée ou esclavagisée par les autorités régnant sur la ville.

Revenons sans transition sur la proposition de loi relative à la Sécurité Globale. Le retour à la réalité est d’autant plus douloureux que les textes de loi sécuritaires, présentés depuis des années par le gouvernement ou la majorité parlementaire qui surréagissent à chaque attaque terroriste, posent peu à peu les briques de l’État autoritaire tel qu’il domine dans Watch Dogs.

Une machine omniprésente et sans visage

Le gouvernement a franchi un cap en faisant passer cette loi non par un ministre, mais par les députés, lui permettant de se soustraire à l’avis du Conseil d’État et à l’étude d’impact des mesures mises en place. Et celles-ci sont nombreuses et dangereuses.

Outre l’interdiction de filmer les policiers avec « l’intention manifeste de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique », ce qui pourra être interprété de toutes les manières possibles et imaginables dans l’application de la loi sur le terrain, le texte propose un recours accru aux polices municipales et aux sociétés de sécurité privées, ainsi qu’aux drones pour quadriller le champ de bataille urbain – ces engins volants non-habités autonomes ou pilotés à distance ont d’abord été utilisés dans les conflits militaires avant de se propager dans d’autres branches de la sécurité, de l’économie ou du divertissement.

Nous pouvons dès lors paraphraser Bernie Sanders, figure démocrate socialiste des États-Unis.

Tout ce qui nous effrayait du communisme – être espionné, épié, suivi à chaque instant, regardé par son téléviseur et écouté par son téléphone, sans capacité de confronter un autre point de vue que celui des forces de l’ordre, lesquelles prennent la forme d’une machine omniprésente et sans visage – s’est réalisé grâce au capitalisme.

La tournure ultra-autoritaire est bien réelle

Le totalitarisme, concept historique contesté à juste titre car n’ayant pour seul but que de mettre grossièrement socialisme réel et fascisme dans le même sac, ne pourra – à ce rythme – plus être longtemps utilisé comme épouvantail par les champions de la démocratie ultra-libérale qui ont pris progressivement, depuis vingt ans, une tournure ultra-autoritaire.

La société qu’ils dirigent laisse prospérer les parrains des mafias, en ne s’en prenant qu’aux petites mains des trafics ; donne petit à petit, tranche après tranche, tous pouvoirs à des forces de l’ordre dont la violence s’avère si disproportionnée que nous pouvons a minima douter de sa légitimité ; et maintenant confie les missions de sécurité régalienne à des milices privées et des engins volants autonomes. Ces chiens de garde prennent de la force avant de probablement casser la laisse. Oui, nous nous orientons vers le monde dystopique de Watch Dogs. Il nous reste encore un peu de temps pour inverser le cours des événements et renouer avec le véritable progrès humain.

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