Jeux d’argent : quand l’industrie du rêve vire au cauchemar de masse

A mesure qu’ils se diversifient et se rendent plus accessibles, les jeux d’argent s’ancrent dans la vie des Français jusqu’à devenir incontournables. L’illusion de l’argent facile tourne au cauchemar pour des milliers de joueurs, la plupart issus de la classe ouvrière, happés par le piège de l’addiction et de l’endettement. Phénomène majeur de notre temps, le jeu révèle les entrailles de la société capitaliste ; un monde où une poignée d’individus prospèrent sur la défaite du plus grand nombre.

Initialement publié sur le défunt blog le bilan, animé par notre journaliste Benoit Delrue, cet article est ici reproduit dans sa version originale, datée de mai 2016.

Jamais autant qu’aujourd’hui, les jeux de hasard et d’argent (JHA) ont été aussi variés et développés. Symbole de notre époque, ils cristallisent les rêves d’ascension sociale et le désespoir des plus démunis à s’élever financièrement. Qu’ils se grattent, se cochent, se jouent au travers des cartes ou des machines à sous, les jeux d’argent reposent sur le même mécanisme : une mise de départ peut offrir un gain formidable, mais se transforme la plupart du temps en une défaite cuisante. Une poignée de gagnants l’emporte sur les masses de perdants, selon un principe d’inégalité propre à notre société actuelle. Ce mécanisme géant écrase des milliers de joueurs pathologiques entre ses rouages, et c’est la classe ouvrière – au sens moderne du terme, incluant les employés des services – qui en paye le prix fort. Plongée au cœur des jeux d’argent, où la frontière entre rêve et enfer n’a jamais été aussi fine.

Une offre étoffée pour mieux vendre du rêve

C’est en période de crise économique que les jeux de hasard et d’argent font le maximum d’émules. Ce n’est, justement, pas un hasard si les années où la Grande dépression s’abattît en France ont vu la création, coup sur coup, du Paris mutuel urbain (PMU) en 1931 et de la Loterie nationale en 1933. Le rêve de la fortune facile, pour ainsi dire à portée de main, permet d’adoucir les humeurs du salariat, premier à payer les crises par les licenciements, l’augmentation du chômage et la hausse des cadences dans les entreprises. Sous le capitalisme, l’Histoire se répète en une farce tragique, impitoyable, pour les femmes et les hommes des classes exploitées.

Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis les années 1930 ; l’incroyable diversité des jeux d’argents est, aujourd’hui, un fait des plus marquants. La Française des Jeux, à elle seule, propose une quantité astronomique de jeux d’argent. Une quinzaine de jeux à gratter, sous la bannière Illiko, se présentent sur les étals des buralistes comme le moyen le plus simple et intuitif de miser pour gagner. Le Banco, l’Astro, le Jackpot et le Millionnaire sont vendus par dizaines de milliers chaque jour, offrant pour une mise de 1 à 10 euros l’espoir d’obtenir 1.000, 20.000 ou 1.000.000 d’euros. Les loteries, en particulier l’Euromillion et le Loto, attirent des dizaines de millions de joueurs dans l’année, jeux les plus populaires et au champ de clients le plus vaste. Dans une autre mesure, plus restreinte mais également plus effrénée, l’Amigo (qui a remplacé le Rapido) propose une loterie toutes les cinq minutes – top chrono. Les yeux rivés sur le petit écran qui le diffuse, les amateurs s’exercent à ce jeu tirage après tirage, avec toujours le même engouement à gagner pour une mise de deux euros. La plupart des joueurs ont leurs numéros fétiches, qu’ils jouent avec systématisme en espérant les voir « tomber » un jour ; et le plus souvent, ils ne perdent qu’à un numéro près [1]. Sur la seule année 2015, la FDJ a augmenté ses ventes de 5,4%, dégageant un chiffre d’affaires record de 13,7 milliards d’euros [2]. La société a reversé 9 milliards d’euros, soit 66% des mises, aux joueurs. Au total, 26,3 millions de clients ont misé en moyenne 10 euros par semaine, 70 centimes de plus qu’en 2014. Les jeux de loterie ont progressé de 3,8%, grâce surtout aux jeux à gratter (+ 9,6%). Selon l’Observatoire des jeux, en ce qui concerne la Française des Jeux, « la mise moyenne par joueur n’a cessé d’augmenter : de 175 euros en 1999, elle est passée à 460 euros en 2012 ».

Le PMU a également diversifié son offre, passant du seul tiercé au quarté+ et quinté+ pour multiplier les paris hippiques. Ces derniers ne se font plus à l’hippodrome mais, dans leur grande majorité, au sein de bistrots où les amateurs scrutent l’écran diffusant course après course tout au long de la journée. Les derniers résultats et les pronostics forment une littérature familière pour les amateurs, attentifs aux chevaux donnés favoris et aux outsiders présentant les côtes les plus intéressantes. Le turf est un monde à part entière, duquel il est difficile de s’extraire une fois que l’on s’y est engagé.

Dans un autre registre, les casinos – qui ont été autorisés en France par décret en 1806 – se sont, eux aussi, adaptés pour massifier leur clientèle au fil des décennies. Outre la roulette, le black-jack et le poker, ce sont les machines à sous qui attirent, dans l’hexagone plus qu’aucun autre pays européen, des foules d’amateurs, peu familiers des tables de jeux. Sans effort intellectuel, ni aucune exigence d’instruction préalable, le jackpot peut survenir à chaque instant suivant l’enclenchement du levier mécanique. Certains joueurs passent leurs journées et leurs nuits devant « leur » bandit manchot, à miser des petites sommes encore et encore dans l’espoir de remporter le gros lot. Les casinos, dans une ambiance feutrée à la lumière artificielle, offrent un monde parallèle où la réalité se déforme pour fournir toutes les conditions du jeu irrationnel – qui ne se termine qu’en étant mis au tapis.

Privatisation et frénésie

En termes de diversification, le grand changement a été opéré en 2010. Jusqu’alors, les jeux de hasard et d’argent relevaient d’un monopole d’État – exceptés les casinos, sous un statut hybride. « Mais l’Europe a sommé la France d’ouvrir ce domaine à la concurrence, comme tous les autres secteurs » rappelle Elisabeth Delmas, professeur d’histoire moderne à l’université Paris-XIII et spécialiste de l’histoire des jeux en France [3]. La loi du 12 mai 2010, promulguée à quelques semaines du coup d’envoi de la Coupe du monde de football, a libéralisé le marché des jeux de hasard et d’argent en permettant à des opérateurs privés d’organiser des paris sportifs, des tables de jeux virtuelles et de nouvelles loteries.

Outre la privatisation rampante des jeux de hasard et d’argent, la transformation des pratiques est due aux progrès technologiques : désormais, il est possible de parier d’un simple clic sur Internet, ou d’une simple pression sur l’écran du smartphone. Les coordonnées bancaires sont déjà enregistrées avec le compte du joueur, si bien que parier n’a jamais semblé si facile – et si peu cher. Depuis 2010, le nombre de paris sportifs a littéralement explosé, avec la possibilité de miser durant tout le temps réglementaire du match concerné. Au premier trimestre 2012, le total des mises équivalait à 175 millions d’euros ; au premier trimestre 2016, il dépasse les 440 millions d’euros [4]. Sur la même période, le nombre de joueurs a plus que doublé pour atteindre 235.000 personnes au début de l’année. Près de la moitié des paris sont conclus sur téléphone ou tablette, témoignant d’un geste rapide voire impulsif.

Le rythme des jeux d’argent est au cœur du dispositif déployé par les entreprises du secteur. Plus le geste de jouer est rapide et facile, et plus les joueurs se laisseront à enchaîner les mises. Plus le pari est vite conclu, et plus l’entreprise verra grossir son chiffre d’affaires. L’Amigo est, de tous les jeux de la FDJ, celui qui lui rapporte le plus gros, précisément parce qu’il génère un tirage toutes les cinq minutes du matin au soir. L’incroyable diversité des paris sportifs, qui permettent – par exemple au football – de miser sur l’ouverture du score, le meilleur buteur ou le nombre de buts, pousse le portefeuille bien doté et l’esprit fébrile à jouer plusieurs mises par match, simultanément. La même frénésie qui anime les joueurs réguliers des machines à sous s’empare de milliers de jeunes qui n’ont plus besoin de sortir de chez eux pour tenter leur chance. De manière générale, les jeux de hasard et d’argent sont très régulièrement renouvelés pour empêcher la monotonie et fidéliser une clientèle avide de nouveautés, pour se projeter un peu plus dans le rêve d’une inondation d’argent.

Le rapport de classe au ticket de jeu

« Les jeux d’argent et de hasard sont vus comme le seul moyen de s’en sortir, tandis que dans le même temps, le travail est vu comme de plus en plus précaire et ne permet plus une ascension sociale satisfaisante » : cette phrase d’Elisabeth Delmas [3], professeur d’histoire moderne et spécialiste de l’histoire des jeux d’argent, résume particulièrement le sentiment exprimé par la plupart de ceux qui jouent à la loterie. Dans un pays miné par la crise, qui présente un nombre de chômeurs record absolu de l’époque contemporaine, les jeux de hasard sont vus comme une issue de secours vers laquelle se réfugier. C’est sur le rêve de l’argent facile que se construisent les chiffres d’affaires des grands opérateurs du secteur, dont celui de la Française des Jeux qui a plus que doublé depuis l’an 2000.

Le rêve décrypté

« La pratique des jeux de hasard et d’argent est plus fréquente parmi les adultes âgés de 25 à 34 ans, elle décroît ensuite », note l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies [5]. « Elle varie en sens inverse du niveau d’études ; plus la fréquence de jeu augmente, plus la part de personnes ayant un niveau d’étude supérieur au baccalauréat diminue. » Bien qu’aucune étude n’ait été produite sur cet angle spécifique, il est notable que la pratique du jeu est plus forte dans les foyers aux revenus les plus modestes, notamment en ce qui concerne les jeux de masse – loterie, jeux de grattage, paris hippiques et paris sportifs. Si la population des casinos feutrée est généralement plus aisée que les masses de joueurs de la FDJ, il faut en dissocier les habitués des « bandits manchots » qui représentent, parmi les joueurs de casino, ceux qui disposent des revenus les plus maigres.

Dans les jeux de hasard et d’argent, tout (ou presque) tourne autour du rêve de la richesse facile. Les gagnants du Loto ou de l’Euromillion sont fortement médiatisés – bien que la plupart souhaitent rester anonymes – pour mettre en scène cette formidable illusion. Le supporter de Leicester, qui a parié en août 2015 que son équipe gagnerait, dans une côte à 5000 contre 1 qui va lui rapporter 25.000 livres (plus de 30.000 euros), connaît ces derniers jours une petite gloire [6]. Lorsqu’ils misent, les joueurs aiment à s’échanger leurs projections sur l’accession à la fortune, sur ce qu’ils feraient de leur argent, à des fins égoïstes ou philanthropiques. L’argent obtenu serait synonyme de victoire dûment conquise, à partir de laquelle l’époque des fins de mois difficiles serait enfin révolue.

Si c’est précisément ce rêve qui anime les amateurs de JHA, c’est parce qu’ils sont pour la plupart issus de la classe ouvrière ; celle qui existe sans avoir conscience d’elle-même, parce qu’elle croit appartenir à une hypothétique « classe moyenne » à l’abri de la pauvreté, parce qu’elle travaille à Carrefour et non dans une usine. La classe ouvrière française, qui rassemble aujourd’hui l’immense majorité des salariés et des privés d’emploi, au-delà de leur distinctions collectives et individuelles, est celle qui s’adonne le plus facilement au jeu d’argent. C’est précisément elle qui rêve de gagner fortune, tandis que son travail est trop précaire pour signifier « une ascension sociale satisfaisante ».

Or, lorsque la classe ouvrière rêve de devenir millionnaire, elle se plonge dans l’esprit du millionnaire réel – elle se met à penser comme la bourgeoisie. Cette dernière, bien que (quasiment) disparue des sciences économiques et sociales du 21ème siècle, est la classe dominante effective de notre société ; bien au-delà des politiciens et des stars du show-business, ce sont les propriétaires de grands capitaux qui dirigent le monde et la France. Quand la classe ouvrière se projette dans la vie qu’elle aurait si elle gagnait le gros lot, elle s’imagine posséder un capital, c’est-à-dire un amas de richesses traduisibles en parts de sociétés – des actions – ou en moyens de production – des terres, des immeubles, des machines, des outils et des connaissances. Le rêve du Loto est spécifiquement celui qui inverse le rôle de dominé vers le dominant, un rêve qui maintient dans l’illusion pour aider à vivre une vie difficile, comme un baume aide à soigner des brûlures.

La spirale infernale

Pour la plupart de ceux qui les pratiquent, les jeux de hasard et d’argent sont une parenthèse bienvenue pour s’amuser, se faire un petit gain, sans incidence sur le parcours de vie. Mais pour un nombre conséquent d’amateurs de JHA, ce qui n’était qu’une parenthèse s’installe dans la vie quotidienne en broyant, peu à peu, tout l’univers social qui s’étendait auparavant, pour ne laisser plus place qu’au jeu.

Selon l’Institut nationale de la statistique et des études économiques (Insee), « la prévalence du jeu problématique toucherait 10,8% des joueurs actifs, soit 1,3% de la population adulte » [7]. Pour ces 13 adultes sur 1.000, « en moyenne plus jeunes et moins aisés que les autres joueurs », le temps et l’argent deviennent des éléments irrationnels, à dépenser abusivement pour arriver à leurs fins : toucher le jackpot. Seul ce dernier compte pour le joueur « pathologique », qui, lorsqu’il perd, croit dur comme fer que le gain se situe dans le prochain ticket. D’après l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), « l’addiction implique un comportement répétitif, impératif et contraignant, dont on ne peut se départir malgré des tentatives répétées » [8]. Pour le joueur problématique, « la vie tourne autour de cet « objet » qui le place dans un état de manque terrifiant si il ne peut s’y adonner ».

L’Inpes note également que « 28 % des joueurs excessifs ont un risque de dépendance à l’alcool (contre 3,2 % en population générale) et la part des fumeurs quotidiens de plus de 10 cigarettes est de 50 % parmi eux, alors qu’elle est de 29,7 % en population générale » [9]. Presque dix fois plus représentés parmi les joueurs pathologiques que parmi la population générale, l’alcoolique lie très souvent son destin au jeu de hasard et d’argent ; de même, le joueur avide de gains immédiats prendra plus facilement un verre pour faire passer la malchance, et s’entraînera plus facilement vers l’alcoolisme. La plupart des mises redistribuées permettent uniquement aux joueurs de se « refaire » le temps de se remettre sur la paille, tandis que le surendettement – auprès de banques ou auprès de personnes physiques – est une réalité connue de tous les joueurs problématiques. Cette descente aux enfers est alors totale, et peut être fatale au sein de la classe ouvrière où il n’est ni dans l’habitude, ni dans les moyens de consacrer du temps à une désintoxication.

Pour mettre fin à la spirale infernale, peu de méthodes existent ; il faut, d’abord, « couper la tête » à l’idée prégnante que le gain arrivera, c’est-à-dire anéantir le rêve de l’argent facile, en lui opposant l’invariabilité et la rationalité des statistiques. Lorsque les probabilités affirment que seul un bulletin sur un million sera gagnant, jouer un million de fois laissera toujours aussi peu de chances de gagner – car les probabilités se remettent à zéro à chaque jeu. Pour sortir un individu de la spirale, il faut l’extraire intellectuellement et physiquement de son environnement de jeu pour qu’il puisse rebâtir sa vie sur des bases plus saines. A l’échelle collective, cela exige de produire de nouveaux horizons pour la classe ouvrière, sans tomber dans le piège du misérabilisme ; il faut briser l’immobilisme et l’attentisme pour ouvrir la voie à une société de partages, seule à même de prendre la relève du système capitaliste qui épuise les richesses vitales et naturelles de notre monde. Sans horizon nouveau, le jeu de hasard continuera à broyer la vie sociale de centaines de milliers de femmes et d’hommes dans notre pays, sans que le riche passant ne daigne leur accorder un seul regard.

C’est sur le rêve, à échelle industrielle, que se construisent les grandes sociétés publiques et privées des jeux d’argent ; et c’est en combattant ce rêve, qui n’est qu’illusion, qu’on peut mettre un terme à ces activités légales mais illégitimes. Des milliards d’euros de profits sont extraits de jour en jour de la poche des petites gens qui misent leur salaire, leur RSA ou leur retraite, pour espérer sortir de leurs vies de galères. Sur le chemin du progrès social, il faudra mettre un terme définitif aux jeux de hasard et d’argent à une telle échelle, parfaites représentations de la société capitaliste moderne, car ils broient des milliers vies pour produire un millionnaire.

Références

1 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Amigo_%28jeu%29#cite_ref-4
2 : L’Humanité, édition du jeudi 21 janvier 2016.
3 : http://www.latribune.fr/technos-medias/20131121trib000797057/les-jeux-d-argent-et-de-hasard-sont-vus-comme-le-seul-moyen-de-s-en-sortir.html
4 : http://www.sportytrader.com/pari-sportif_infographie-1494.htm
5 : http://www.ofdt.fr/produits-et-addictions/de-z/jeux-de-hasard-et-d-argent/
6 : http://www.20minutes.fr/sport/football/1835335-20160430-leicester-champion-5000-contre-1-supporter-va-signer-pari-plus-rentable-siecle
7 : http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip1493/ip1493.pdf
8 : http://www.inpes.sante.fr/10000/themes/addiction-jeux/index.asp
9 : http://www.inpes.sante.fr/10000/themes/addiction-jeux/profil-joueur.asp

Depuis la publication originale de cet article il y a cinq ans, la Française des Jeux a été privatisée par le gouvernement macroniste. Avec la digitalisation, la crise sanitaire ainsi que la récession d’un niveau jamais atteint en temps de paix, la question des jeux de hasard et d’argent, de leur contrôle et de leur légitimité, se pose plus que jamais.

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