La pénurie de semi-conducteurs vue depuis Scania Angers
Scania, premier employeur privé d’Angers
Scania est une entreprise suédoise qui produit et vend des camions. Le groupe s’est installé à Angers en 1992 et est le premier employeur privé de la ville. Jamais concerné par la désindustrialisation qui a frappé l’agglomération, il a toujours montré sa fidélité à son site angevin, alors que le maillage industriel n’a cessé de se déliter, surtout depuis 2008. Si ThyssenKrupp à Saint-Barthélémy vient d’annoncer la fermeture de son site, c’est le dernier d’une suite de plans de restructurations qui a touché nos usines ces dernières décennies: Bull, Thomson, les Ardoisières sont autant d’entreprises qui étaient le fleuron de la cité et qui aujourd’hui sont fermées, dont les reprises sont sujettes à tensions jusque dans la majorité du conseil municipal. En l’occurrence, Scania bénéficie d’une image parfaite: c’est une entreprise dont l’installation est symbolique d’une époque. En effet, elle se fait la même année que la ratification du traité de Maastricht, ce qui n’est pas anodin, puisque l’enseigne fait tout pour valoir la fibre européenne de Scania Manufacturing Angers (MA). En échange, elle s’implique à fond dans la vie de l’agglomération: elle ouvre ses portes pendant les Made In Angers ou prend en charge la participation pour la populaire course d’Octobre Rose, dont les fonds sont reversés aux organismes qui traitent du cancer du sein.
Scania se positionne dans le créneau de la “berline du camion”. Les camions sont entièrement modulables et adaptables à n’importe quelle utilisation du poids-lourd. On remarque que cette vision est clairement une déclinaison de la politique économique du groupe propriétaire du géant suédois: Volkswagen (1). Dès la première session de formation interne, on met en lumière la Deutsche Qualität à la sauce scandinave, tout ça à Angers. On parle d’une entreprise au capital dernier cri, à la pointe de l’innovation. La “mentalité nordique” qu’envie la bourgeoisie française se dissout dans une organisation inspirée par le modèle japonais de Toyota, très hiérarchisé: chaque salarié est membre d’un Groupement d’Amélioration Continu (GAC) qui sont eux-mêmes réunis dans des “clusters” et répartis tout au long des deux lignes de productions, poumon de l’activité de l’usine. Ainsi, l’entreprise est au cœur de la vie de chaque salarié, qui sont invités à participer à son rayonnement: culturellement, politiquement, dans la production… L’esprit d’entreprise est tellement propagé que la première des valeurs de Scania MA est “le plaisir”. Il est évident que travailler en flux continu, en respectant un “takt” (de l’allemand rythme) de 7 minutes équivaut à une bonne partie de bridge.
D’un autre côté, il faut admettre que même si cette communication en grande pompe peut laisser perplexe – rappelons ici que le budget de la communication du site est indépendant du budget de fonctionnement et d’investissement – il existe de réelles perspectives en travaillant à Scania pour les 1200 salariés (que la direction appelle collaborateurs). Les avantages du comité d’entreprise, dont bénéficient en partie les intérimaires (majoritaires dans la ligne de production, ils seraient 62,5%) comme par exemple les activités sportives, est à l’image de la relative possibilité d’évolution professionnelle, un intérimaire recruté comme “Team Member” (ouvrier spécialisé), s’il est contractualisé, peut suivre diverses formations tout au long de sa carrière et évoluer vers des positions tels que “Team Leader” (chef d’équipe) et même devenir cadre intermédiaire (“Responsable Cluster”), même si on l’imagine mal progresser encore plus dans la hiérarchie. C’est que la production demande un énorme investissement en terme matériel mais aussi humain: l’activité est en 2-8 (5h-12h30 ou 13h-20h30) et chaque poste de responsable est de fait doublé.
Un milieu relativement peu impliqué
On peut tout à fait estimer que l’entreprise est un fleuron du tissu industriel angevin et que les salariés qui y travaillent sont des fiers membres de la classe ouvrière. Cependant, la présence syndicale est extrêmement faible même s’il existe la plupart des centrales fortes dans le milieu de la métallurgie, alors qu’il existe une multiplicité de corps intermédiaires qui régulent les rapports dans l’entreprise. Ces derniers sont quasi-exclusivement du fait de la direction et on peut presque dire qu’il n’en existe pas issus de l’initiative du salarié. Même la CGT, pourtant largement majoritaire dans le milieu de la métallurgie, préfère construire à Valéo, situé dans la même zone industrielle que Scania. Les salariés sont très peu mobilisés. D’ailleurs, on ne voit pas ou peu de cortèges de Scania dans les manifestations. C’est pourtant un territoire très largement favorable: les salariés, issus de milieux et d’horizons tout à fait divers, auraient intérêt à s’unir dans une organisation qui parle de leur entreprise sans la pression de la direction. De là à dire qu’il n’y a pas de contestation, ce n’est pas tout à fait vrai. En décembre 2019, pour la première fois depuis 10 ans, un piquet de grève a été suivi dans le cadre des Négociations Annuelles Obligatoires (NAO).
L’intersyndicale CGT-FO-Sud a débrayé et mené la grève. La revendication principale était l’inévitable question du salaire, la direction proposant à l’époque une augmentation du salaire mensuel de 1,5% soit 25€ brut, alors que le chiffre d’affaires de l’entreprise a augmenté de 37% pour s’établir à un milliard d’euros selon la CGT. La mouvement a tout de même fait sortir près de 220 salariés sur les 750 d’alors pour exiger l’augmentation du salaire de 60€ brut (3,5%) et de la “prime gilet jaune” (750€). Si la deuxième revendication a été reprise dans la négociation, la direction n’a proposé qu’une augmentation de 2,2%, “avec un minimum de 30€ par mois” selon la CFDT qui a signé l’accord. Par ailleurs, le contexte d’alors était largement tendu, un an après la crise des gilets jaunes comme par l’augmentation de la production via un de ces fameux référendums d’entreprise permis par la deuxième loi Travail. D’ailleurs, c’est seulement depuis la rentrée 2021 que les 2-8 sont appliqués dans l’entreprise.
Le choc du COVID
La réorganisation de l’entreprise fut en conséquence extrêmement difficile, eu égard à la pandémie de COVID, qui a touché Scania de plein fouet. Alors que l’année dernière fut une année record, 2020 fut l’amorce d’une crise dont on observe encore les conséquences. Alors que le carnet de commande n’était jamais autant rempli, la production s’est arrêtée d’un coup net le 17 mars et l’activité ne reprendra que le 27 avril, deux semaines avant le premier déconfinement. Pour autant, les salariés ont été mis à contribution, notamment en apportant de l’aide à la confection des masques produits à Saint-Barthélémy.
En toute honnêteté, l’arrêt de production avec la mise en place du chômage partiel a fait perdre beaucoup d’argent au groupe, surtout dans un secteur où le télétravail ne fera pas produire des camions. Lors de la réouverture, tout a été mis en place pour respecter les gestes barrières, le masque est obligatoire et fourni par l’entreprise, les salariés sont séparés par des vitres quand ils mangent ensemble à la cantine d’entreprise. Aujourd’hui, le vaccin n’est pas obligatoire pour aller travailler et l’opinion sur cette question est, comme dans beaucoup d’autres secteurs, clivée, à l’image de la politique gouvernementale qui ne passe pas.
Business is back
La rentrée estivale 2021 présageait une très forte reprise, le carnet de commande, déjà plein, s’est encore rempli, laissant présager une augmentation de l’activité, confortant Scania dans sa position de leader incontesté dans le marché du poids-lourd. Alors que Scania MA produisait environ 50 à 60 camions, le passage en 2-8 permet à l’usine d’en produire 140, tout en gardant la même cadence de 7 minutes par poste par camion, ce qui n’est pas la plus forte. Il y a à peine deux ans, le takt était encore de 5 minutes.
Grâce à ça, on a fini par embaucher en masse des intérimaires, augmentant encore leur part dans la masse totale des salariés dans la production. D’ailleurs, une nouvelle boîte d’intérim, Manpower, dont le siège est dans le quartier de la gare (la “City” d’Angers), vient de s’installer il y a peu et se spécialise dans l’embauche d’assembleurs-monteurs. Elle possède un bureau avec Randstad dans les locaux de Scania.
Surproduction sous-optimale
Il faut comprendre qu’un camion Scania est composé de 40% de composants électroniques. La pénurie est problématique à court, moyen et long terme. Tout d’abord, la plupart des puces viennent de Malaisie, où le nombre de nouveaux cas a été multiplié par 4 durant l’été. L’équation est simple: pas de composants électroniques, pas de camions, pas de camions, pas de travail. Scania, comme tous les groupes internationaux, ne fonctionne avec quasiment aucun stock, ce qui signifie qu’il est impossible à celle-ci d’anticiper une crise de la sorte. L’activité est maintenant réduite mais il y a eu un arrêt de la production à la fin du mois d’août. L’inquiétude est encore grande, en particulier pour les intérimaires, qui – et c’est l’enjeu de ce type de contrat de travail – peuvent se trouver d’un moment à l’autre sur un siège éjectable. De plus, il faut comprendre que Scania achète les composants, mais il ne les produit pas et dans un marché international tendu, il existe d’autres produits qui passent avant un camion. En effet, une console Playstation, dont la production est aussi impactée par la pénurie, verrait ses besoins satisfaits plus tôt qu’un V8 Scania, parce qu’il y a plus de personnes qui achètent une console qu’un porteur. Pour ne rien ajouter, les rapports internationaux glaciaux entre les États-Unis et la Chine n’aident pas, l’enjeu du semi-conducteur étant symbolique des tensions diplomatiques. À ce jeu, Scania est une entreprise qui a beaucoup à perdre: son modèle est idéologiquement proche de celui des américains mais ses intérêts se trouvent dans l’empire du Milieu. Enfin, et c’est le problème majeur, c’est que Scania ne produit pas de semi-conducteurs, pire encore, ils ne peuvent pas en produire, cela demande un investissement colossal et un savoir-faire qui coûte trop cher pour un employeur qui, on l’a vu, est trop proche de ses sous.
Certains trouveront cette conclusion plate mais ce sont souvent les meilleures formules: Scania Angers est le symbole d’un modèle en pleine crise, qui n’a guère le choix d’évoluer s’il veut survivre. D’un côté, l’entreprise ne peut plus bénéficier de la croissance heureuse promise par l’Europe et le modèle libéral, bien qu’elle ait su avoir les reins solides lors de la crise de 2008, ce qui n’a pas été le cas de toutes les entreprises à Angers. De l’autre, il paraît improbable que l’entreprise engage des sacrifices qui seraient préjudiciables aux actionnaires, bien qu’un modèle plus collectif, assuré par la collectivité, soit la réponse la plus aboutie, si notre ville veut encore garder son maillage industriel.
(1) Scania et Man ont fusionné pour former le groupe Tryton, branche poids-lourds de Volkswagen Group.
SOURCES:
MOROZOV, E., “Doit-on craindre une panne électronique ?”, Le Monde Diplomatique, Août 2021
NICOLEAU J-P., “Angers. Les salariés de Scania en grève pour leur salaire”, ouest-france.fr, 11/12/2019
“Angers: malgré les propositions de la direction, la grève se poursuit chez Scania”, france3-regions.francetvinfo.fr, 11/12/2019
“Angers,: après 4 jours de grève, les salariés de Scania acceptent de reprendre le travail”, france3-regions.francetvinfo.fr, 13/12/2019