« Votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage » : Discours de Jean Jaurès du 7 mars 1895
Le 7 mars 1895, lors d’un discours sur « l’armée démocratique », Jaurès s’exprime sur trois grands thèmes : la démocratisation de l’armée ; l’inanité d’une guerre de revanche contre l’Allemagne ; les liens entre capitalisme et guerre, et entre socialisme et paix.
« […] Messieurs, vous voulez la paix ; vous la voulez profondément. Toutes les classes dirigeantes de l’Europe, les gouvernements et les peuples la veulent aussi, visiblement avec une égale sincérité. Et pourtant, dans cet immense et commun amour de la paix, les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’année en année, et la guerre, maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, peut, à tout moment, éclater sur tous. D’où vient cela ?
Le capitalisme est d’essence guerrière
Au risque de vous paraître affligé de la plus cruelle monotonie, je dois dire ici tout d’abord quelle est, selon nous, la raison profonde de cette contradiction, de ce perpétuel péril de guerre au milieu de l’universel désir de la paix. Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d’hommes possédera les grands moyens de production et d’échange, tant qu’elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes, tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu’elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée, la lutte incessante pour la vie, le combat quotidien pour la fortune et pour le pouvoir ; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts possibles de la masse, s’appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier des républiques oligarchiques ; tant que le césarisme pourra profiter de cette rivalité profonde des classes pour les duper et les dominer l’une par l’autre, écrasant au moyen du peuple aigri les libertés parlementaires de la bourgeoisie, écrasant ensuite, au moyen de la bourgeoisie gorgée d’affaires, le réveil républicain du peuple ; tant que cela sera, toujours cette guerre politique, économique et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples. C’est de la division profonde des classes et des intérêts dans chaque pays que sortent les conflits entre les nations. […]
Partout, ce sont ces grandes compétitions coloniales où apparaît à nu le principe même des grandes guerres entre les peuples européens, puisqu’il suffit incessamment de la rivalité déréglée de deux comptoirs ou de deux groupes de marchands pour menacer peut-être la paix de l’Europe. Et alors, comment voulez-vous que la guerre entre les peuples ne soit pas tous les jours sur le point d’éclater ? Comment voulez-vous qu’elle ne soit pas toujours possible, lorsque, dans nos sociétés livrées au désordre infini de la concurrence, aux antagonismes de classes et à ces luttes politiques qui ne sont bien souvent que le déguisement des luttes sociales, la vie humaine elle-même en son fond n’est que guerre et combat ?
Ceux qui de bonne foi s’imaginent vouloir la paix, lorsqu’ils défendent contre nous la société présente, lorsqu’ils la glorifient contre nous, ce qu’ils défendent en réalité sans le vouloir et sans le savoir, c’est la possibilité permanente de la guerre. C’est en même temps le militarisme lui-même qu’ils veulent prolonger. Car cette société tourmentée, pour se défendre contre les inquiétudes qui lui viennent sans cesse de son propre fonds, est obligée perpétuellement d’épaissir la cuirasse contre la cuirasse ; dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire : l’industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries.
Militarisme et déni de démocratie
Et il ne suffit pas aux nations de s’épuiser ainsi à entretenir les unes contre les autres des forces armées ; il faut encore — et ici je demande la permission de dire nettement ma pensée — que les classes privilégiées, possédantes, de tous les pays isolent le plus possible cette armée, par l’encasernement et par la discipline de l’obéissance passive, de la libre vie des démocraties.
[…] Et voilà comment, messieurs, vous aboutissez à cette double contradiction : d’une part, tandis que tous les peuples et tous les gouvernements veulent la paix, et malgré tous les congrès de philanthropie internationale, la guerre peut naître d’un hasard toujours possible ; et d’autre part, alors que s’est développé partout l’esprit de démocratie et de liberté, se développent aussi les grands organismes militaires qui, au jugement des penseurs républicains qui ont fait notre doctrine, sont toujours un péril chronique pour la liberté des démocraties. Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage. Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité. Et voilà pourquoi, si vous regardez, non pas aux intentions, qui sont toujours vaines, mais à l’efficacité des principes et à la réalité des conséquences, logiquement, profondément, le parti socialiste est dans le monde aujourd’hui le seul parti de la paix.
Patriotisme et esprit de revanche
Et ne croyez pas, messieurs, lorsque nous affirmons ici notre haine de la guerre, ne croyez pas que nous soyons résignés pour notre pays à la brutalité des faits accomplis. Nous n’oublions pas, nous ne pouvons pas oublier [la défaite française de 1870 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne]. Je ne sais si quelqu’un oublie, mais ce n’est pas nous ! Le chancelier de Caprivi, qu’on a beaucoup cité ces jours-ci, et que je veux citer à mon tour, disait, dans cette langue réaliste des hommes d’État allemands, au cours de la discussion sur la loi militaire, et pour établir l’incontestable sincérité de ses sentiments pacifiques : « La nation allemande est rassasiée. » Nous sommes, messieurs, dans la nécessité douloureuse de dire : « La nation française est mutilée. » Nous n’oublions pas la blessure profonde reçue par la patrie, parce qu’elle est en même temps une blessure profonde reçue par le droit universel des peuples. Mais si nous ne nous reconnaissons pas le droit d’oublier, nous ne nous reconnaissons pas et nous ne reconnaissons à personne le droit de haïr, car notre pays même, si noble et si bon qu’il soit, a eu lui aussi, et c’est notre honneur de pouvoir le dire, il a eu lui aussi dans le passé, et à l’égard même du peuple que vous savez, de longues heures de brutalité et d’arbitraire domination. Et dans les fautes des autres peuples nous reconnaissons trop les fautes du nôtre pour que notre patriotisme même nous permette de nourrir de meurtrières inimitiés. Ni haine, ni renoncement ! Voilà notre devise.
Contre l’atteinte portée au droit nous ne protestons pas seulement comme Français, entendez-le bien, subissant un déchirement intime dans le déchirement commun de la patrie : nous protestons aussi comme socialistes. Il est intolérable, au moment même où le socialisme veut affranchir toutes les volontés humaines, qu’il y ait des volontés françaises séparées violemment du groupe historique dont elles veulent faire partie. Et si nous combattons, si nous poursuivons le capitalisme, c’est parce qu’il donne à l’homme prise sur l’homme ; si nous combattons dans cette force du capital la prolongation du vieil esprit de domination et de conquête, ce n’est pas pour subir ce vieil esprit de domination et de conquête sous sa forme la plus brutale, quand il fait ouvertement violence à la conscience des peuples. Si nous combattons le militarisme, ce n’est pas pour lui laisser son dernier trophée. Dans nos conflits intérieurs, dans nos grèves, dans nos luttes économiques, nous nous indignons quand le soldat de France est exposé à tirer sur ses frères. Mais à quoi donc sont exposés ceux qui sont enrôlés ailleurs par le militarisme impérial, sinon à tirer un jour sur des frères ? Voilà pourquoi — je tiens à le dire du haut de la tribune, — il n’y a pas dans la conscience sociale du prolétariat universel une seule protestation contre le régime capitaliste qui ne condamne en même temps par une logique invincible les annexions violentes pratiquées sur des peuples qui n’acceptent pas l’autocratie militaire de l’étranger.
Mais ce n’est pas dans la guerre de revanche qu’est la solution. La guerre de revanche ne peut avoir d’autre effet que de transformer de nouveau en champ de massacres, de sang et de ruines, les provinces disputées ; elle ne peut avoir d’autre effet, par le renouvellement incessant des luttes, que d’exaspérer ces passions qui aboutissent de part et d’autre à des convulsions sans fin ; elle ne peut avoir d’autre effet que d’imposer à deux peuples, à perpétuité, par l’urgence perpétuelle du péril, la dictature militaire, et si la patrie ne périssait pas dans la défaite, la liberté pourrait périr dans la victoire. Non, messieurs, la solution n’est pas là. Elle est, non seulement pour ceux qui sont séparés de nous, mais pour tous les autres peuples ou fragments de peuples qui peuvent souffrir de la conquête, elle est dans le développement de la liberté politique et de la justice sociale en Europe.
[…]
Vers la justice sociale
Et puis, messieurs, ce n’est pas seulement le développement des libertés politiques, c’est surtout le développement de la justice sociale qui abolira les iniquités de nation à nation, comme les iniquités d’individu à individu. De même qu’on ne réconcilie pas des individus en faisant simplement appel à la fraternité humaine, mais en les associant, s’il est possible, à une œuvre commune et noble, où, en s’oubliant eux-mêmes, ils oublient leur inimitié, de même les nations n’abjureront les vieilles jalousies, les vieilles querelles, les vieilles prétentions dominatrices, tout ce passé éclatant et triste d’orgueil et de haine, de gloire et de sang, que lorsqu’elles se seront proposé toutes ensemble un objet supérieur à elles, que quand elles auront compris la mission que leur assigne l’histoire, que Chateaubriand leur indiquait déjà il y a un siècle, c’est-à-dire la libération définitive de la race humaine qui, après avoir échappé à l’esclavage et au servage, veut et doit échapper au salariat. Dans l’ivresse, dans la joie de cette grande œuvre accomplie ou même préparée, quand il n’y aura plus de domination politique ou économique de l’homme sur l’homme, quand il ne sera plus besoin de gouvernements armés pour maintenir les monopoles des classes accapareuses, quand la diversité des drapeaux égaiera sans la briser l’unité des hommes, qui donc alors, je vous le demande, aura intérêt à empêcher un groupe d’hommes de vivre d’une vie plus étroite, plus familière, plus intime, c’est-à-dire d’une vie nationale, avec le groupe historique auquel le rattachent de séculaires amitiés ? Et comme c’est la classe des salariés, comme c’est, en tout pays, la classe prolétarienne qui pressent le mieux l’ordre nouveau, parce qu’elle souffre le plus de l’ordre présent, comme c’est elle qui dès aujourd’hui prépare le mieux l’accord international des peuples par l’accord international du prolétariat, avec elle et comme elle nous sommes internationalistes pour préparer l’abolition des iniquités sociales, qui sont la cause des guerres, et l’abolition des guerres, qui sont le prétexte des armées. »
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La suite du discours de Jaurès (que Péguy publiera intégralement en 1899 dans le recueil de textes de Jaurès intitulé Action socialiste) est consacrée à la manière de constituer une armée réellement démocratique et réellement populaire. S’y profilent déjà les grandes réflexions développées en 1910 dans l’ouvrage l’Armée nouvelle : pour une armée moderne, défensive et ne pouvant plus être utilisée pour écraser les révoltes populaires.
Source : Jaures.eu