[Témoignage] Brisons l’emprise des jeux d’argent sur nos vies, mettons fin à ce business sauvage
J’ai commencé à disposer les tickets de jeux à gratter pour former des lettres. Le mot “STOP” m’est venu directement à l’esprit. Il me restait encore des dizaines de tickets après l’avoir écrit ; alors “NOW” s’est imposé naturellement.
Cent soixante-dix-huit “Cash” ont été nécessaires pour créer ce message. Ils représentent huit cent quatre-vingt-dix euros. Tous sont perdants.
890 euros, comment en suis-je arrivé là ? Cela représente pratiquement un mois de revenu, mes seules ressources étant l’Allocation Adulte Handicapé. Un mois de loyer, de courses alimentaires, de liquides et de résistances pour ma cigarette électronique et avec ce qu’il me reste, autant dire pas grand chose, un peu de loisirs.
Loisir. C’était censé rester un loisir, le fait de gratter des jeux d’argent. Ça s’est présenté comme tel. C’est devenu un monstre. Un vampire qui aspire non seulement toutes mes thunes, mais aussi toutes mes pensées. Une profonde addiction, de celles qui vous enchaînent.
Fin mai 2022, mon psychiatre a mis le doigt sur quelque chose. Il est la première personne à qui je me suis confié sur cette addiction : acheter en cachette, gratter en cachette, gagner en cachette, perdre en cachette. “Ne me dites pas que vous prenez de l’Aripiprazole”, qu’il m’a répondu du tac au tac. Abilify, pour les intimes. Oui, j’en prenais. 25 milligrammes par jour pour un traitement maximal indiqué de 30 mg. “Ne cherchez pas plus loin.” Il a tourné son écran d’ordinateur et m’a montré un article d’une revue scientifique canadienne à propos d’une étude qui a établi que, sur une population n’ayant pas l’habitude de jouer et qui prenait ce traitement, par rapport à une population témoin, l’Abilify multipliait par huit virgule six le risque de tomber dans le jeu problématique.
Tomber, c’est le terme. Je n’ai pas rejoué pendant près de quatre semaines après avoir appris cette nouvelle : que mon traitement de fond, mon filet de sécurité anti-psychotique, me poussait à cette addiction. Puis, avant-hier matin, j’ai rejoué. La canicule naissante, la solitude, l’ennui, beaucoup de prétextes peuvent être invoqués. La réalité, c’est que j’en avais envie.
Alors j’en ai acheté. Par quatre, par huit, par douze. Des multiples de quatre : sur chaque “Cash”, il est fait mention qu’on a “Plus d’une chance sur 4 de gagner !”.
Toujours le même rituel : si la pièce de deux centimes, avec sa tranche striée, est bien utile à une chose, c’est à gratter facilement. D’abord les numéros gagnants : cinq nombres entre 1 et 40. Puis “mes” numéros : vingt nombres entre 1 et 40. Si un des vingt est aussi parmi les cinq gagnants, je remporte le gain marqué en-dessous de lui. “500.000€”, “100.000€”, “10.000€”, “5.000€”, “1.000€”, “500€”, “100€”, “50€”, “20€”, “10€”, “5€”.
Ces gains, ils sont sur n’importe lequel des tickets de jeu. Tous les “Cash” indiquent noir sur blanc ces onze sommes en-dessous des vingt numéros, “mes” vingt numéros. Alors quand je gratte, je rêve éveillé. Je rêve de gratter un jour un beau gain finissant par plein de zéros. Je n’ai jamais gagné plus de 100€. Et des “Cash”, j’en ai gratté des centaines ces derniers mois, depuis que j’ai commencé à y jouer, au début de cette année 2022.
Quand je gagne, je me dis que j’ai la baraka et que j’ai tout intérêt à continuer. Quand je perds, c’est pire : je joue, je rejoue, je re-rejoue pour “me refaire” : agir impatiemment pour tomber sur le gros gain qui couvrira la mise des quatre, huit, douze, vingt, cinquante “Cash” achetés dans la journée.
Mais je ne me “refais” pas. Jamais. Bien sûr, parfois je tombe sur un gain à deux voire à trois chiffres. Le plaisir est immense. D’ordinaire très logique, je sombre dans l’irrationnel. Alors je joue, encore et encore. Pendant ce temps, à la télévision ou sur YouTube, des spots publicitaires m’incitent à jouer. “Dans quelques secondes, je vais annoncer à mes proches que j’ai gagné à l’Euromillion et que je vais partager avec eux”. Évidemment je pense à mes parents, à ma sœur, à mon frère, à mes amis, quand je joue. 500.000 euros ? Tant et tant de choses pourraient se réaliser avec cette somme ! Mettre à l’abri mes proches, sortir de la précarité, acheter une belle maison, exploser le seuil de pauvreté qui m’a toujours surplombé depuis que je suis adulte.
Mais je perds. Plus je joue, plus je perds. Plus je perds, plus je joue. Jusqu’à arriver au zéro absolu sur le compte bancaire. C’est un cercle infernal qui se met en place. J’en ai assez de vivre avec ce démon dans mon esprit. Alors j’écris pour exorciser. Je me livre, quitte à prêter le flanc à la critique, à la moquerie, à l’humiliation. Mais je me dis que je peux être utile, pour celles et ceux qui sont dans la même situation que moi, pour celles et ceux qui ont un proche dans la même situation que la mienne.
Moi qui ai l’habitude de tout théoriser, de raisonner en permanence, j’en suis incapable devant l’appât du gain. L’argent rapide, l’argent facile, l’argent en masse, l’argent toujours. Un peu d’argent, cinq euros, ce n’est pas cher payé pour gagner beaucoup d’argent, cinq cent mille euros, avec un peu de chance. Dans le bar-tabac où j’achète mes “Cash”, des panneaux en carton bien disposés sur les murs mentionnent des gros gains obtenus dans ce point de vente. “500 euros”, “1.000 euros” : ces panneaux sont datés d’il y a quelques jours, quelques semaines tout au plus. C’est donc possible que je gagne.
Mais je perds. Encore. Alors j’ai décidé de faire la seule chose qui me garantisse de ne plus perdre : ne plus jouer. Ce ne sera pas facile. C’est mon chemin de croix. J’ai toujours eu un profil facilement sujet aux addictions, j’ai été accro au tabac, au cannabis, à la codéine. J’ai arrêté tout ça. Maintenant j’arrête les jeux d’argent. Pour ce faire, j’ai besoin de raisonner à nouveau sur ce que je vis. Donc j’écris. Je prends du recul. Je mesure la folie d’avoir privatisé la Française des Jeux, cette poule aux œufs d’or qui appartient maintenant à des actionnaires privés, et qui ne fait pas le moindre effort pour prévenir des risques du jeu problématique – ce serait contre-productif pour les affaires, vous comprenez. Il me faut écrire.
Et je vous invite à faire de même. Vous êtes dans le même cas ? Vous vous retrouvez dans ces lignes ? Écrivez-moi. Un de vos proches, un parent, un ami, un collègue se retrouve confronté à cette même emprise des jeux d’argent sur sa vie ? Écrivez-moi. Qu’il s’agisse de jeux à gratter, de loteries, de paris sportifs. Écrivez-moi.
Tout seul, je n’irai pas bien loin. Ensemble, nous pouvons faire changer les choses. Obliger la Française des Jeux, cette compagnie désormais privée, à faire de la prévention. L’empêcher strictement de faire toutes formes de publicités pour une pratique qui détruit les vies aussi sûrement que l’alcool en détruit. Obliger l’État à encadrer rigoureusement la pratique du jeu d’argent. Former les buralistes pour qu’ils ne cautionnent pas le cercle vicieux de l’endettement, du jeu maladif.
L’argent mène le monde. Mais quand on s’enferme dans la spirale du jeu, on ne mène même plus sa propre vie.
Témoignez pour vous ou pour vos proches et nous ne nous laisserons plus faire. Tous les accompagnements, toutes les aides, tous les recours pourront être envisagés. Commençons par parler, écrire, échanger. Ce sont les exploités, les précaires, les petites gens qui se retrouvent piégés dans ce cauchemar. Notre solidarité populaire est l’unique voie vers le meilleur pour nous, pour toutes et tous.
Benoit Delrue
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