La faute aux « assistés » : Ce qui nous attend si le gouvernement ne bat pas en retraite

« Il faut que ça entre en vigueur d’ici la fin de l’année. » À la veille d’une journée de grèves et manifestations qui s’annoncent massives, face aux journalistes de TF1 et France 2 Marie-Sophie Lacarrau et Julian Bugier, le Président de la République Emmanuel Macron s’est exprimé, mercredi 22 mars après-midi, pour la première fois publiquement et en France sur le sujet brûlant de l’actualité sociale.

À neuf voix près

« Ça » ? La réforme des retraites, adoptée sans vote des députés par l’usage de l’article 49.3 de la Constitution et l’engagement de la responsabilité du gouvernement, lundi 20 mars, après le rejet de la motion de censure par l’Assemblée nationale à neuf voix près.

Contre le Parlement, contre les organisations syndicales de salariés unanimement opposées à la réforme, contre l’avis de l’écrasante majorité des Français – sept sur dix dans la population adulte totale, neuf sur dix dans la population active – le gouvernement, sous l’ombre du chef de l’État, aura donc fait adopter par un coup de force, certes légal, mais antidémocratique et illégitime à de multiples égards, le passage de l’âge légal minimum de départ en retraite de 62 à 64 ans.

La brutalité de la réforme, dans le fond et dans la forme, est triple vis-à-vis des travailleurs salariés.

Une brutalité triple, qui n’a d’égale…

Brutalité dans l’essence même de la mesure, consistant à exiger de celles et ceux qui n’ont que leur force de travail comme moyen de subsistance de travailler deux ans de plus, c’est-à-dire jusqu’à l’épuisement physique et mental, étant donné que l’espérance de vie en bonne santé coïncidera en cas d’application de la réforme avec l’âge minimum légal de départ en retraite.

Brutalité, aussi, dans la surdité absolue du gouvernement à la majorité des députés hostile à sa loi, aux corps intermédiaires de la République française, aux organisations représentatives des salariés, aux millions de manifestants et de grévistes qui n’ont pour seule réponse que la répression sociale et syndicale, les coups de matraques, les gaz lacrymogènes, les arrestations arbitraires par centaines et les réquisitions de personnels ayant cessé le travail pour protester contre le vol des meilleures années, des meilleurs mois de leur retraite.

Brutalité, enfin, dans la précipitation de l’entrée en vigueur de la loi : son application, certes progressive, est prévue par le gouvernement le 1er septembre 2023, imposant donc aux travailleurs devant partir à la retraite l’automne prochain trois mois supplémentaires, un trimestre entier, de labeur.

La brutalité à l’égard des travailleurs en poste n’a d’égale que celle dirigée contre les personnes privées d’emploi, éloignées durablement d’un travail rémunérateur mais aliénant, déshumanisant et éreintant.

Remonter le fil des derniers jours

Pour comprendre comment le gouvernement d’Emmanuel Macron et de la Première ministre Élisabeth Borne compte opposer salariés et demandeurs d’emploi, il faut remonter le fil des dernières heures, des derniers jours en passant au peigne fin les déclarations de l’exécutif, ce qui a pour mérite de révéler l’authentique projet décidé en haut lieu pour transformer le travail et le marché de l’emploi en France.

Ce mercredi après-midi, jamais avare en outrances, Monsieur Macron, qui dit « ne pas accepter ni les ‘factieux’ ni les ‘factions’ », pour qualifier les contestataires tentés par des actions en-dehors des sentiers tracés, a également déclaré : « Beaucoup de travailleurs disent ‘Vous nous demandez des efforts, mais il y a des personnes qui ne travaillent jamais et qui finissent par toucher le minimum vieillesse’ ».

Le Président de la République, depuis son balcon élyséen, a donc perçu parmi les slogans, les drapeaux, les banderoles et les pancartes des opposants à sa réforme des retraites, un puissant et unique message : c’est la faute aux « assistés » !

Des « profiteurs » tout trouvés

Passant outre la certitude que la rhétorique nauséabonde sur l’assistanat prétendu des personnes privées d’emploi ne correspond en rien aux revendications et mots d’ordre des grands cortèges composés de millions de travailleurs de tous statuts et de tous âges depuis le 19 janvier, Emmanuel Macron semble convaincu que le « sentiment d’injustice » des salariés contraints de travailler deux ans de plus provient essentiellement de l’existence de « profiteurs », non pas chez les donneurs d’ordre ou chez les ultra-riches, mais dans les couches inférieures des classes populaires.

Le chef de l’État, affirmant entendre « ce besoin de justice », a ainsi embrayé sur sa volonté d’ « accompagner et responsabiliser les bénéficiaires du RSA vers l’emploi ». Le Revenu de Solidarité Active, qui a remplacé sous la présidence de Nicolas Sarkozy le Revenu Minimum d’Insertion (RMI), serait donc octroyé à des personnes à « responsabiliser », donc irresponsables, et n’ayant pas conscience que percevoir un minima social de 598 euros par mois implique « des droits et des devoirs », au cœur d’un « système » évoqué ce jour par Monsieur Macron.

Le rapport au travail questionné

Remontons le temps d’une journée, nous sommes le mardi 21 mars pour la séance de questions au gouvernement de l’Assemblée nationale. La Première ministre, poliment invitée à développer les axes programmatiques de l’exécutif par le président du groupe Horizons (macroniste) de la chambre basse du Parlement Laurent Marcangeli, se félicite en ces termes : « Hier [lundi 20 mars, NDLR], après 175 heures de débat, la réforme des retraites, fruit d’un compromis entre l’Assemblée nationale et le Sénat, fruit du travail de tous les parlementaires qui voulaient garantir l’avenir de nos retraites, a été adoptée. »

Et Élisabeth Borne de poursuivre : « Monsieur le président Laurent Marcangeli, cette réforme est nécessaire, et comme vous l’avez souligné, elle soulève des inquiétudes et des interrogations chez nos concitoyens. Elle renvoie à des questions plus larges, sur notre rapport au travail, l’évolution des carrières, sur la manière de répartir justement l’effort. Mon objectif, celui de mon gouvernement, avec la majorité, c’est de répondre à ces interrogations. (…) C’est pourquoi nous chercherons, dans les prochains mois, à trouver les meilleures réponses aux préoccupations des Français. »

Les préoccupations des Français, entendues par le gouvernement, ont ainsi été rappelées aujourd’hui par le Président de la République : mettre au travail les bénéficiaires du RSA, leur faire comprendre que leurs droits débordants ont pour contrepartie ferme des devoirs à accomplir.

Justement, il se trouve qu’un illustre bien que méconnu membre du gouvernement a explicitement indiqué la voie poursuivie par les dirigeants de l’État pour remettre d’équerre les récalcitrants au travail salarié, à travers un long entretien au quotidien régional Ouest-France recueilli par Aline Gérard et publié le 13 mars dernier.

France Travail ou l’avenir de l’emploi selon le gouvernement

Thibaut Guilluy est un inconnu du grand public. Ce quadragénaire formé dans les plus prestigieuses écoles de commerce est « chargé de piloter le projet France Travail », en tant que haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises – c’est son titre officiel.

France Travail, c’est l’organisme qui remplacera Pôle Emploi, qui servira de guichet unique pour l’insertion, la mobilité, etc. – fusionnant probablement des administrations et des services, donc supprimant autant de postes – et auquel devront être également inscrits l’intégralité des bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active, puisque ceux-ci verront bientôt le versement de leur allocation conditionnée… à « 15 ou 20 heures d’activité par semaine » ! Vous avez dit « travail gratuit » ? On y vient…

Monsieur Guilluy entend « insiste[r] beaucoup sur l’idée d’inscrire tout le monde à France Travail ». Tout le monde ? Tout le monde ! « Trop jeunes, trop vieux, trop handicapés… C’est non ! » lance-t-il, appelant les entreprises à « ouvrir leurs chakras » tout en rassurant d’emblée les employeurs : « France Travail doit devenir le meilleur ami RH [ressources humaines, NDLR] des chefs d’entreprise. »

Tout travail mérite un RSA

Revendiquant l’objectif du « plein-emploi en 2027 », le haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises assure que, de son point de vue, « personne n’est inemployable. En revanche, ça peut prendre du temps. Au début, il faudra peut-être régler des problèmes de logement, de santé et de confiance avant de commencer à parler d’emploi. Pour d’autres, ça peut aller très vite, en les accompagnant et en les boostant. »

Concrètement, en quoi consisteront les 15 à 20 heures d’ « activité » hebdomadaires obligatoires ? Thibaut Guilluy enrobe les choses : « Je vous rassure, je n’ai pas en tête des propositions qui viseraient à supprimer le Code du travail français. Tout travail mérite salaire. Ça ne va pas changer. » Et d’évoquer pêle-mêle des « activités » obligatoires aussi diverses que des « immersions pour découvrir des métiers auprès de ceux qui le font, des sortes de stages », « passer le permis », « prendre du temps pour une maman isolée (…) qui a un problème de garde d’enfant pour trouver une solution, ça rentre aussi. Puisque c’est ça qui va lui [à la mère isolée, NDLR] permettre de retrouver un emploi. »

Dans les trois exemples donnés par Monsieur Guilluy, deux pourraient être occupés par des étudiants ou des salariés : effectuer un stage d’immersion, qui se transforme bien souvent en prise de poste de travail, et effectuer une garde d’enfant. Il s’agit donc effectivement d’un travail gratuit, qui ne mérite pas de salaire autre que le Revenu de Solidarité Active plafonnant à 598 euros par personne. L’exact inverse des éléments de langage de la propagande libérale, ici sortis de la bouche du « Monsieur Emploi » du gouvernement Macron/Borne.

Rendre « employable » « tout le monde »

Mais alors, quels seront les avantages des bénéficiaires du RSA ? La réponse du principal intéressé tient en quelques mots : « Nous allons investir pour mobiliser des conseillers qui suivront les personnes de façon personnalisée. Pas 500 bénéficiaires à suivre chacun, mais plutôt 50. On va investir dans la résolution des problèmes de santé, de mobilité et de formation. »

Cet accompagnement, pour seule gratification d’un travail contraint, repose sur deux principes complémentaires dans l’idéologie capitaliste. D’une part, les services publics doivent être payés, en sommes monétaires ou en temps de travail, par celles et ceux qui en bénéficient – à l’encontre de l’esprit initial d’un service public rendu à toutes et tous et financé par un impôt ou une cotisation justement collectée. D’autre part, il s’agit de régler rapidement « les problèmes de santé, de mobilité et de formation » avec pour unique dessein de rendre « employable » « tout le monde ». Puisque chacun, en dehors des propriétaires de capitaux leur permettant d’acheter la force de travail d’autrui, peut et doit être contraint de produire une valeur ajoutée sur un temps socialement imparti.

« La contrepartie » à cet accompagnement, poursuit l’inénarrable Monsieur Guilluy, « c’est que la personne suivie soit présente et s’implique. Si elle n’est pas là le lundi, mardi et mercredi, il faudra qu’elle s’attende à ce que le jeudi, elle soit convoquée. Et qu’on lui demande des comptes. Ceux qui ont d’autres agendas que celui de s’insérer, effectivement, cela va peut-être les ennuyer un peu. »

De la violence des propos tenus

Le haut-commissaire à l’emploi et à l’engagement des entreprises mesure-t-il, à l’instar du Président Macron comme nous sommes en droit de nous interroger, la violence de ses propos ? Qui est donc ce « on », si ce n’est « la société » et à travers ce concept flou, « la société bourgeoise capitaliste » – selon les mots de la sociologue Monique Pinçon-Charlot – qui tire les ficelles de l’économie financiarisée ou réelle de par son pouvoir sur le travail, et qui se fait représenter dans cette basse besogne par les agents zélés d’un État au service de cette caste, qui va donc exiger « des comptes » aux personnes devant s’impliquer « 15 ou 20 heures par semaine » pour continuer de percevoir moins de 600 euros par mois, soit pratiquement la moitié du seuil de pauvreté monétaire ?

Se rend-il compte que les chômeurs de longue durée, les personnes durablement éloignées de l’emploi, les « trop jeunes, trop vieux, trop handicapés » selon ses propres mots, peuvent légitimement définir pour leur propre vie « d’autres agendas que celui de s’insérer » dans le rôle de l’exploité ? Quant à la volonté de « les ennuyer un peu » totalement assumée par Thibaut Guilluy, elle renvoie à celle, plus fameuse, « d’emmerder les non-vaccinés » d’Emmanuel Macron, ce que bien des travailleurs vaccinés ont compris comme une volonté exprimée par la classe capitaliste et ses plus proches valets d’emmerder toutes celles et tous ceux qu’ils considèrent comme leurs subordonnés.

Le contrat social déchiré par l’ultra-libéralisme

Au-delà de l’indignation justifiée par les propos de Monsieur Guilluy, il nous faut comprendre que c’est le contrat social libéral dans son expression la plus concrète, c’est-à-dire le contrat de travail entre un employeur et un employé, qui se trouve déchiré par l’ultra-libéralisme lui-même. Le gouvernement de Monsieur Macron et de Madame Borne a pour ambition de laisser perdurer, s’enliser loin de l’emploi salarié des millions de personnes, survivant tant bien que mal par une allocation minime, n’ayant pour autant pas l’intention de demander l’aumône, mais des millions de personnes non-comptabilisées comme chômeuses et chômeurs car exerçant une « activité ».

Le tour de passe-passe est phénoménal. La plus faible allocation de France sera bientôt conditionnée à « 15 ou 20 » – au passage, chacun appréciera cette absence de précision – « heures d’activité », tout comme seront conditionnés à cette « activité » les services publics réduits à une assistance pour remettre sur pied au plus vite les « employables ». Autant dire qu’avec de pareilles méthodes, le gouvernement peut d’ores et déjà se féliciter d’avoir mis « tout le monde » au travail, puisque chacune et chacun y seront obligés ! Le tout, sous fond de haine entre les différentes catégories et conditions de travailleurs, ardemment attisée par le souffle capitaliste…

Une amitié et une confiance

Il est à noter que Thibaut Guilluy ne partage pas seulement avec le chef de l’État le fait d’appartenir à la même génération, mais aussi une amitié et une confiance éprouvées par le temps. En 2017, Monsieur Guilluy était candidat titulaire de La République En Marche sur la circonscription du Président de la République, celle de la très huppée commune du Touquet, avec pour suppléante Thiphaine Auzière, qui n’est autre que la fille de Brigitte Macron.

Emmanuel Macron, qui dit vouloir « continuer à avancer, à marche forcée », sait pouvoir compter sur Thibaut Guilluy pour mener à bien sa priorité numéro « un » annoncée mercredi 22 mars, « la réindustrialisation et le plein-emploi », la deuxième étant « l’ordre républicain » et la troisième, « les progrès pour vivre mieux ». Si l’agenda jupitérien l’autorise.

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