Vague de colère dans les collèges contre les groupes de niveau, réforme de ségrégation sociale à la rentrée prochaine

La communauté éducative et les parents d’élèves font preuve d’une unanimité rare pour dénoncer le « tri social » induit par la prochaine réforme du gouvernement, dans une mobilisation qui s’étend comme une traînée de poudre dans le territoire national. Les journées d’action s’enchaînent dans l’indifférence générale des médias, à l’exception notable des titres locaux ou régionaux pour qui il est impossible de faire l’impasse sur un mouvement d’une telle ampleur.

Une réforme brutale et aveugle

La réforme dite du « choc des savoirs », initiée par Gabriel Attal et poursuivie par l’actuelle ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet, se déclinera dès la rentrée prochaine par la mise en place de « groupes de niveau » en classes de 6ème et 5ème dans tous les collèges publics, puis à la rentrée 2025 pour les classes de 4ème et de 3ème.

La séparation durable des élèves selon des capacités rapidement évaluées en début d’année scolaire, dans les disciplines principales que sont le français et les mathématiques, aura de lourdes conséquences sur les trajectoires de formation ou de professionnalisation d’enfants à peine entrés dans l’adolescence.

Ce « choc des savoirs » s’avère tellement brutal que la ministre de l’Éducation nationale, Mme Belloubet, peine à assumer ce qu’elle appelle « groupes de besoin » [1] – sans tromper personne sur la politique gouvernementale, conduite par M. Attal et voulue par le Président Emmanuel Macron, visant à étiqueter les élèves et tracer les voies de formation entre ceux qui assureront les basses besognes dans le marché du travail de demain et les quelques privilégiés qui encadreront l’exploitation capitaliste.

Émoi de quelques médias nationaux

Mardi 2 avril, un collectif d’anciens directeurs de l’enseignement scolaire signait une tribune dans le journal Le Monde pour pointer la mise en œuvre par le ministère d’une telle réforme [2]. « Les collèges se retrouvent ainsi contraints », écrivaient les auteurs, « tant par le texte officiel que par le manque de moyens », ce dernier s’étant déjà traduit dans le décret du 22 février dernier annulant pas moins de 691 millions d’euros de crédits [3] pour l’année 2024, pourtant alloués dans la loi de financement à l’automne 2023. Le texte officiel de l’application des groupes de niveau, quant à lui, « impose aux collèges une organisation très détaillée, à la semaine près, et n’envisage le retour en classe entière que comme une mesure dérogatoire », « en contradiction avec la démarche qui, depuis 1985, a consisté à donner des marges d’autonomie et de responsabilité aux établissements » dénonçaient les anciens directeurs d’établissements.

Le même jour, Franceinfo publiait une flopée de témoignages de professeurs, de parents d’élèves et de collégiens marquant une très lourde inquiétude concernant l’assignation, pour l’année scolaire voire les quatre ans de collège, à un palier et un plafond de connaissances ou de capacités supposées [4]. Bien des enseignants ont saisi l’occasion pour faire connaître leur crainte de cette réforme, accusant autant l’esprit que la lettre de cette mesure qui trahit leur vocation d’enseigner et le sens de leur métier. Citée dans cet article, Amélie, qui a connu les groupes de niveau dans les années 1980 et dont le fils, multidyslexique, sera concerné par le même système lorsqu’il rentrera en 3ème, lâche le mot qui fâche : « Personne ne sortira gagnant de tout ça, si ce n’est la ségrégation sociale. »

Logique ségrégationniste d’une violence rare

C’est bien de ségrégation sociale qu’il est question dans le tri opéré chez des enfants de onze ou douze ans, sélectionnés parmi les « meilleurs » ou affectés chez les « moins bons », euphémisme pour « mauvais ». La logique pure et l’expérience de l’enseignement démontrent, si besoin était, que l’écart entre deux groupes d’élèves constitués selon leur « niveau » présumé ou réel ne pourra que s’accroître à mesure que l’année scolaire se déroulera, les rythmes d’apprentissage, d’assimilation et d’émulation collective s’en trouvant fortement atteints.

Or, toute forme de sélection est sociale. En prenant en compte le capital culturel familial, l’environnement plus ou moins stimulant dans lequel un enfant s’est éveillé au monde, l’éloignement du lieu d’habitation de l’établissement scolaire, la capacité des parents à accompagner les élèves dans l’acquisition des bases posées par les dernières leçons et dans l’exercice des devoirs à la maison, l’impératif pour certains adolescents de s’occuper de leurs petits frères ou petites sœurs – tout ce contexte dans lequel un collégien évolue relève de conditions sociales, déterminées notamment par le rang social et le degré d’exploitation au travail du ou des adulte(s) du foyer.

La reproduction sociale, les notes, les classements et les commentaires du corps enseignant sur le bulletin trimestriel existent déjà, bien entendu ; mais toute la perversité d’une institution scolaire qui étiquette les élèves se trouve formalisée et décuplée par l’instauration de groupes de niveau, expression ultime d’une éducation à deux vitesses au sein même de l’école publique, en plus de la concurrence de l’enseignement privé. La formalisation de groupes de « bons » et de « mauvais » triés à la va-vite par quelques contrôles et évaluations, à l’âge d’entamer le second degré de la scolarité, est d’une violence symbolique telle qu’elle ne peut appeler en retour qu’une violence verbale et physique avec les représentants de l’institution et entre élèves, venant alimenter les phénomènes de harcèlement scolaire contre lequel le ministère de l’Éducation nationale se targue, officiellement, de lutter.

Silence radio… hors médias locaux

Si certains médias nationaux, que nous avons cités, se sont émus en avril 2024 du fond ou de la manière d’instaurer cette mesure chez les millions de filles et garçons scolarisés l’an prochain et les années suivantes, force est de constater le silence radio des principaux pourvoyeurs d’information un mois plus tard, un mois de moins avant l’application de cette réforme majeure.

Pourtant, sur le terrain, les principaux concernés se mobilisent à un point rarement atteint dans l’histoire récentes des mouvements sociaux concernant le système éducatif.

Après la journée de mobilisation du mardi 2 avril, qui a compté « 70% de grévistes chez les enseignants » des établissements de premier cycle du second degré, les professeurs du collège Paul-Éluard de Dives-sur-Mer, dans le Calvados, étaient à nouveau sur le pied de guerre jeudi 4 avril pour alerter les parents d’élèves [5]. Les groupes de niveaux ne bénéficieront « ni aux meilleurs, ni aux moins bons. L’idée du groupe, c’est qu’ils soient en effectif réduit, mais là ce ne sera pas le cas car on n’a pas de moyens supplémentaires » spécifiait le tract distribué pour informer les parents. « Nous les invitons à se mobiliser » déclarait alors David Gautier, représentant du Syndicat national des enseignants du second degré (SNES, majoritaire).

Jeudi 11 avril, plusieurs établissements de Charente-Maritime ont participé à une opération « Collège mort ». Au micro de France Bleu, Pascal Gandemer, secrétaire départemental de la Fédération syndicale unitaire (FSU, premier syndicat enseignant), sonnait l’alarme [6]. « Il y a cet aspect-là [d’une réforme sans moyens supplémentaires], mais derrière, dans cette mise en place des groupes de niveau, il y a aussi la logique de tri ; de tri scolaire, et de tri social. Pour des élèves de sixième ou cinquième, c’est-à-dire relativement jeunes, et notamment pour l’entrée en sixième, ça va quand même être très très violent. »

Comme une traînée de poudre

Mobilisée depuis le mois de février, la communauté éducative du collège La Tourette, dans le premier arrondissement lyonnais, a poursuivi sa grève tout le mois d’avril, pour dénoncer la suppression d’un poste de Conseiller principal d’éducation (CPE, cadre de la vie scolaire) et combattre la réforme programmée pour septembre prochain [7]. Juliette, assistante d’éducation depuis six ans, craignait un renforcement de la violence sociale dans un établissement « où l’écart est très fort entre les élèves privilégiés et les élèves défavorisés ».

Mardi 23 avril, le collège Léonard de Vinci de Bouffémont, dans le Val d’Oise, a vu les parents, professeurs et élèves s’impliquer dans une opération « Collège mort » avec une réussite implacable : sur les 420 collégiens, seule une trentaine d’entre eux se sont rendus à l’établissement ce jour-là, soit moins que la quarantaine de manifestants déployant les banderoles affublées de différents slogans : « Vinci contre les groupes de niveaux » ou « Non au tri social » [8].

Une semaine plus tard, à l’appel de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), première organisation représentative, une vingtaine de collèges des Hauts-de-Seine ont été désertés le mardi 30 avril, avec plus de 7.650 élèves ne s’étant pas présentés à leur établissement [9]. « Près de 4 000 familles n’ont pas envoyé leurs enfants à l’école » a indiqué Patrice Furet, président de la FCPE 92, avant de préciser : « C’est la première fois que l’on voit une telle généralisation d’une opération collège désert. »

A Lyon, le même jour, enseignants et parents d’élèves se sont mobilisés au collège Saint-Exupéry contre la réforme du « choc des savoirs » et sa mesure-phare des groupes de niveau. « 94 % des collégiens absents ce mardi » titrait le 30 avril le journal local Le Progrès [10].

Au collège François Villon de Saint-Gély-du-Fesc, dans la zone périurbaine héraultaise au nord de Montpellier, les parents d’élèves préparent une action similaire. Midi Libre, dans un article publié le 29 avril [11], fait état que ces derniers menacent à leur tour de mettre sur pied une opération « Collège mort » tout en prenant la précaution d’alerter le Premier ministre, et ancien ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal dans une lettre ouverte. « Nous ne sommes pas contre les réformes en général » assurait le membre de l’Amicale des parents d’élèves Christophe Ritterszki, « mais contre cette réforme au collège qui nous emmène droit dans le mur, alors que justement, à Saint-Gély, les professeurs ont toujours attaché une importance majeure à cette mixité et il en découle de bons résultats au brevet ».

Collège mort, désert ou fantôme

Dans une brève du 30 avril du Journal de la Saône-et-Loire, nous avons pu apprendre que « presque tous les professeurs et personnels du collège Camille-Chevalier avaient décidé de ne pas assurer les cours » à Chalon-sur-Saône, dans une autre déclinaison locale des opérations « Collège mort » [12].

Quelques jours plus tôt en Occitanie, les parents d’élèves ont organisé une opération « Collège fantôme » à l’établissement François-Mitterrand de Moissac, dans le Tarn-et-Garonne. Jeudi 25 avril, « 90% des élèves étaient absents de l’établissement » selon la FCPE, rapportait la presse locale [13].

Jeudi 2 mai, tous les établissements de Saint-Étienne, dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, étaient concernés par une opération « Collège mort » à l’initiative d’une large intersyndicale départementale composée de la CGT Éduc’Action, le SNES-FSU, SUD Éducation, le SGEN-CFDT, l’UNSA Éducation, la FNEC FP-FO, en lien encore une fois avec la FCPE par laquelle se mobilisent les parents d’élèves concernés [14].

Dans la même région à Grenoble, après une multitude d’opérations du même type, professeurs et parents d’élèves se sont donné rendez-vous mardi 30 avril pour une « marche festive et conviviale » depuis plusieurs collèges grenoblois jusqu’au rectorat [15]. Le communiqué unitaire d’appel à cette manifestation résumait la situation en ces termes : « Plutôt que de prôner une école d’un autre siècle, il faudrait donner réellement les moyens à l’école en limitant le nombre d’élèves par classe à 25 par exemple. » Le renfort du corps enseignant et la baisse des effectifs dans chaque classe se heurte, évidemment, à une politique gouvernementale où l’Éducation nationale est loin d’être exempte de coupes sombres dans son budget, au nom d’une austérité à laquelle nous devrions tous nous plier.

Appel à la mobilisation samedi 25 mai

Ces dernières semaines, alors que les vacances scolaires s’échelonnent sur un large calendrier en raison des trois zones, le mouvement a su garder une ampleur et une vigueur exceptionnelles. Espérons que les prochaines échéances permettent aux personnes mobilisées de faire voler en éclat l’indifférence que montrent les médias nationaux, chaînes d’information en continu en tête, à l’égard de ces très larges initiatives.

Dans un communiqué publié le 3 mai sur le site du SNES-FSU [16], l’intersyndicale de l’enseignement du second degré, accompagnée de la fédération des parents d’élèves et de syndicats lycéens, appelle à une journée nationale de mobilisation contre le choc des savoirs, « pour l’École publique », le samedi 25 mai.

Rachel, enseignante dans une école primaire en éducation prioritaire à Angers, qui s’est mobilisée le jeudi 1er février 2024 lors d’une action de l’ensemble de l’Éducation nationale, se sent solidaire de ses collègues du secondaire. « Et ce n’est pas l’uniforme qui va régler les problèmes » conclut-elle [17].

Références

1 : https://www.lepoint.fr/education/groupes-de-niveau-ou-groupes-de-besoins-au-college-de-quoi-parle-t-on-26-03-2024-2556033_3584.php
2
: https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/02/groupes-de-niveau-au-college-les-etablissements-se-retrouvent-contraints-tant-par-le-texte-officiel-que-par-le-manque-de-moyens_6225614_3232.html
3 : https://www.letudiant.fr/educpros/actualite/budget-2024-dans-leducation-comme-dans-le-superieur-les-economies-annoncees-inquietent.html
4 : https://www.francetvinfo.fr/societe/education/temoignages-groupes-de-niveau-au-college-comment-enseignants-parents-et-eleves-apprehendent-la-reforme_6453098.html
5 : https://www.ouest-france.fr/normandie/dives-sur-mer-14160/a-dives-sur-mer-les-enseignants-disent-non-aux-groupes-de-niveaux-au-college-049a6480-f280-11ee-9eb3-b5f6579a9b8e
6 : https://www.francebleu.fr/emissions/l-invite-de-la-redaction-de-france-bleu-la-rochelle-7h45/groupes-de-niveau-au-college-un-tri-scolaire-et-social-pour-fournir-de-la-main-d-oeuvre-aux-entreprises-7182771
7 : https://www.rue89lyon.fr/2024/04/09/groupes-de-niveaux-une-greve-qui-dure-dans-les-colleges-de-lyon/
8 : https://actu.fr/ile-de-france/bouffemont_95091/ce-college-du-val-doise-manifeste-contre-les-groupes-de-niveau_61014732.html
9 : https://www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/antony-92160/une-vingtaine-de-colleges-desertes-dans-les-hauts-de-seine-contre-la-mise-en-place-des-groupes-de-niveau-30-04-2024-7PFJHU5BSVB3ZN6ZJOBH6IBP3I.php
10 : https://www.leprogres.fr/education/2024/04/30/94-des-collegiens-absents-ce-mardi-au-college-saint-exupery-professeurs-et-parents-mobilises-contre-la-reforme-du-choc-des-savoirs
11 : https://www.midilibre.fr/2024/04/29/pourquoi-detricoter-ce-qui-fonctionne-une-lettre-pour-alerter-gabriel-attal-avant-une-operation-college-mort-a-saint-gely-11917403.php
12 : https://www.lejsl.com/education/2024/04/30/operation-college-mort-a-camille-chevalier
13 : https://actu.fr/occitanie/moissac_82112/reforme-du-choc-des-savoirs-operation-college-fantome-dans-cet-etablissement-du-tarn-et-garonne_61001178.html
14 : https://www.leprogres.fr/education/2024/05/01/education-une-journee-college-mort-prevue-ce-jeudi-2-mai
15 : https://www.placegrenet.fr/2024/04/29/une-marche-festive-et-conviviale-depuis-plusieurs-colleges-grenoblois-pour-denoncer-la-reforme-du-choc-des-savoirs/628584
16 : https://www.snes.edu/article/communiques/non-au-choc-des-savoirs-journee-nationale-de-mobilisation-le-samedi-25-mai-pour-lecole-publique/
17 : https://www.francetvinfo.fr/societe/education/temoignages-les-ministres-passent-et-chacun-ajoute-sa-pierre-a-la-betise-pas-sereins-face-a-l-avenir-ces-profs-expliquent-pourquoi-ils-font-greve-ce-jeudi_6337765.html

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