Droits TV : La bulle spéculative du foot français est en train d’éclater (à nouveau !)

« La première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce » : ainsi Karl Marx qualifiait, dans son ouvrage Le 18 Brumaire, la répétition de l’Histoire – pour évoquer alors l’établissement du Second Empire par Louis-Napoléon Bonaparte, lequel mettait fin à la Deuxième République, comme son oncle avait enterré la Première République française [1].

Difficile de ne pas avoir cette punchline en tête à l’heure où la Ligue de Football Professionnel (LFP), qui réunit notamment les clubs de première et deuxième divisions du championnat français du ballon rond, s’enferme dans des négociations ratées d’avance pour la vente des droits de diffusion télévisée (et numérique) des matches de Ligue 1.

Le fiasco Mediapro

Les droits TV de la Ligue 1 sont négociés et vendus pour un cycle de plusieurs saisons. La dernière fois que la négociation a abouti, le 29 mai 2018, pour la séquence 2020-2024, la LFP sabrait le champagne : les droits explosaient le plafond et atteignaient la somme phénoménale de 1,153 Milliard d’euros par an, pendant quatre ans. Le nom du diffuseur ayant remporté l’enchère restera gravé dans les mémoires : Mediapro [2].

Alors inconnu en France, le groupe audiovisuel sino-espagnol s’allie d’abord avec TF1 pour récupérer la marque Téléfoot pour en faire le nom de sa chaîne dédiée à la diffusion de la Ligue 1, puis à Free pour assurer sa diffusion [3]. L’opérateur historique Canal + avait émis, dès 2018, des doutes sur la solidité de Mediapro, suite à de premiers déboires en Italie. Inquiétudes écartées d’un revers de main par celui qui était alors directeur général exécutif de la LFP, Didier Quillot : « Nous n’avons pas d’inquiétude, car les situations ne sont pas comparables et car nous avons une caution solidaire de l’actionnaire de référence de Mediapro. »

Lancée en août 2020, la chaîne Téléfoot propose huit matches sur dix par week-end de première division en échange de 25,90 euros par mois, une somme unanimement jugée excessive pour une chaîne ne proposant rien d’autre que le championnat français. Jaume Roures, le patron de Mediapro, après avoir demandé le 24 septembre 2020 un délai de paiement pour l’échéance des droits audiovisuels dus le 5 octobre suivant, finit par lâcher le 8 octobre dans le journal L’Équipe qu’il souhaite « rediscuter le contrat de cette saison, très affectée par le Covid-19 » [4].

Le 11 décembre 2020, le contrat est définitivement rompu suite à un accord de retrait de Mediapro des droits négociés par la LFP, cette dernière récupérant 100 millions d’euros de dédommagement en échange de l’assurance, accordée à Jaume Roures et son groupe, de ne pas être poursuivis. De 4,6 Milliards promis sur quatre ans à 100 millions effectivement versés en tout et pour tout : la bulle spéculative du football français a alors éclaté de façon sévère pour les clubs de haut niveau, désormais certains de ne pas voir la manne financière des droits TV abonder leurs caisses.

Aucune leçon tirée

En juin 2021, Canal+ et Amazon, par l’intermédiaire de sa plateforme de streaming Prime Vidéo, récupèrent les droits de diffusion de la Ligue 1 pour 663 millions d’euros par an [5], transmission que les deux opérateurs assureront jusqu’à la fin du bail initial, c’est-à-dire la saison 2023-2024 achevée le 19 mai dernier.

Sans pouvoir prétendre à l’excuse de ne pas avoir été prévenue, la LFP a décidé d’envisager la vente des prochains droits de diffusion de la pire des manières : en s’engageant sur cinq ans, et non quatre, pour une période s’étalant de la saison 2024-2025 à la saison 2028-2029 incluses ; et, surtout, en s’y prenant au tout dernier moment pour négocier les fameux droits TV, puisque le deal ne sera – au mieux – conclu que fin juin… soit six semaines avant le début de la saison prochaine !

Entamées tout de même depuis plusieurs mois, les tractations sont au point mort depuis un bon mois et le retrait de tous les acheteurs potentiels à la seule exception de BeIN Sports, bouquet multisport qatari qui avait déjà diffusé le championnat français de foot dans les années 2010. Un accord valorisé à 700 millions d’euros a bien été conclu le 16 mai 2024, mais il n’était valable qu’à la « condition qu’une solution financière soit trouvée, notamment avec [le] distributeur [de BeIN en France], Canal+ » [6]. Gros pépin : Canal+ refuse d’allonger les billets, ce qui pourrait faire tomber les droits TV nationaux en-dessous des 500 millions. Vincent Labrune, le patron de la LFP, avait promis aux présidents de clubs qu’il parviendrait à boucler les négociations avant l’Assemblée Générale de son organisation du mercredi 5 juin, ce qui a lamentablement échoué.

Consciente d’être le dindon de la farce, la LFP a, depuis son AG, fait les gros yeux : annoncé publiquement le 5 juin, le « plan B » de la Ligue de Football Professionnel est de lancer une nouvelle chaîne unique 100% Ligue 1, ouverte aux opérateurs et aux diffuseurs, au prix d’environ 30 euros par mois [7]. La dernière entreprise à avoir tenté un tel coup s’appelle Mediapro.

La LFP humiliée pour son manque de sérieux

Même à 25 euros par mois, comme l’avancent certaines sources, l’abonnement serait beaucoup trop élevé pour une chaîne qui ne proposerait que le championnat de foot masculin hexagonal, qui a pour le moins perdu en force d’attraction auprès du public, grand et jeune. Et cela même si la chaîne en question présente l’avantage, non négligeable, de proposer la totalité des 306 matches de la saison – 9 rencontres fois 34 journées – avantage qui est loin d’être garanti, même dans l’hypothèse d’une aventure audiovisuelle en solo de la LFP.

Depuis cette pseudo-menace que l’on voit mal être mise à exécution, certains n’hésitent pas à rire (jaune) du piège dans lequel la LFP s’est engouffrée. « Ça m’inspire de la pitié, on est dans le désespoir absolu. Ce n’est pas ce projet qui va faire frémir à Canal+, ils doivent bien rigoler dans leurs bureaux » raille l’économiste du sport Pierre Maes dans les colonnes du Parisien, propos repris par le site spécialisé Foot01 [8].

Si la LFP tente malgré tout de sauver la face en travaillant à l’applicabilité de son plan B [9], le projet de la chaîne officielle de la Ligue de Football Professionnel « ne semble pas viable sur le long terme » pour Jean-Pascal Gayant, économiste du sport et directeur de l’IUT de Saint-Malo, interrogé par France Info [10]. Il précise son analyse : « Les expériences précédentes de chaînes ou d’opérateurs de cette nature ne laissent pas du tout entendre que cet objectif de 750 à 850 millions d’euros de recettes puisse être atteint. Amazon, avec 1,8 million d’abonnés à 13 euros, a atteint son plafond de verre. Il est difficile d’imaginer qu’on puisse atteindre 2,5 millions d’abonnés, voire un peu plus avec un abonnement à 25 euros. Donc ça me paraît très illusoire. »

Vendredi 7 juin, dans l’émission quotidienne qu’il anime sur RMC, Jérôme Rothen, influenceur s’il en est de la communauté foot, rhabille la LFP pour l’hiver. « Alors que tu paies déjà des abonnements qui coûtent très cher sur Netflix, sur beIN, sur Canal etc. Et à la fin du mois, tu en as pour 150 balles !? Et tu vas rajouter 25 balles pour voir des matchs merdiques de L1 !? Je suis désolé, j’ai défendu la Ligue 1 très souvent. Mais, cette année, elle est indéfendable. » [11]

Et l’ancien joueur du PSG d’ajouter : « Il faut créer une chaîne pour la Ligue 1 mais mettez-la à moins de 15 euros pour envoyer un message. Peu importe la rentabilité. Téléfoot avait voulu faire ça à l’époque. 25 euros, ils n’ont pas eu le million (d’abonnés). Et ici ils visent deux millions d’abonnés. Jamais ça n’arrivera ! »

Un sujet politique et vital

Naturellement, la question politique n’est jamais loin, surtout quand on connaît la prétention d’Emmanuel Macron à s’ingérer dans les affaires du ballon rond. Quand le Président de la République a accueilli en grandes pompes l’émir du Qatar le 27 février dernier « sous les lustres de la salle des fêtes de l’Élysée », pour annoncer fièrement les 10 Milliards d’euros d’investissement de la monarchie du Golfe persique en France, il est bon de noter que les 700 millions d’euros annuels promis par BeIN pour la diffusion de la Ligue 1 étaient inclus et multipliés par les cinq saisons concernées par le deal [12]. Ce jour-là, à l’Élysée, se trouvaient d’ailleurs Vincent Labrune et Nasser El-Khelaïfi, président à la fois du Paris-Saint-Germain (PSG) et du groupe BeIN Media.

Enfin, le sujet est vital pour les « petits poucets » de Ligue 1, qui ne tirent pas de revenus du fait d’une participation à une Coupe d’Europe (telles que l’UEFA Champion’s League) et assez peu de recettes d’une billetterie ou d’un merchandising populaires aux tarifs modiques. Pour certains clubs de l’élite masculine de football, les droits TV représentent près des trois quarts (75%!) des recettes sur l’ensemble de la saison [13].

Le chant du cygne

La LFP avait officiellement annoncé son objectif d’atteindre des droits de diffusion de la Ligue 1 à hauteur d’un milliard d’euros par an, pour la séquence 2024-2029, à la fois en France et à l’international, le marché hexagonal devant représenter au moins 800 millions d’euros pour réaliser cette ambition. Les plus optimistes tablent désormais sur des recettes autour de 500 millions d’euros en France, et cinq fois moins à l’étranger. M. Labrune lui-même s’est résigné à n’évaluer le marché national des droits TV de Ligue 1 plus qu’à 500 millions, ce qui permet au journal L’Équipe de titrer sobrement, ce dimanche 9 juin, qu’il a « revu ses ambitions à la baisse » [14].

Les clubs de football professionnel et leurs représentants de la Ligue récoltent finalement ce qu’ils sèment : avoir restreint l’accès, aux stades autant qu’aux contenus audiovisuels, pour générer davantage de revenus sur le dos de passionnés. Le résultat de cette politique vieille de vingt-cinq ans est que, depuis près d’un siècle que le championnat de première division a fait ses débuts en France, le nombre de supporters n’a jamais été aussi réduit qu’aujourd’hui.

En se privant du grand public par des tarifs prohibitifs et en refusant de se tourner vers les nouvelles générations en s’adaptant à leurs attentes pour vivre un spectacle qui mérite pourtant d’être suivi, comme l’atteste encore la très belle histoire du Stade Brestois qui a arraché le mois dernier sa place sur le podium et sa première qualification en Ligue des Champions, le football professionnel français vit peut-être ses derniers instants sous sa forme actuelle. Dommage qu’aucune instance ne soit en mesure d’anticiper les mutations incontournables du sport de haut niveau, mutations qui devront être subies plutôt que provoquées par l’intégralité de la communauté foot – joueurs, entraîneurs, staffs techniques et médicaux, médias et l’ensemble des supporters restants.

Références

1 : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm
2 : https://www.ouest-france.fr/sport/football/ligue-1/droits-tv-mediapro-chronologie-d-un-crash-industriel-monumental-pour-le-foot-francais-7097069
3 : https://www.ouest-france.fr/sport/football/ligue-1/ligue-1-mediapro-trouve-un-accord-avec-free-pour-la-distribution-de-la-chaine-telefoot-6948621
4 : https://www.ouest-france.fr/sport/football/ligue-1/covid-19-le-patron-de-mediapro-veut-renegocier-les-droits-du-foot-francais-7006117
5 :https://www.ouest-france.fr/sport/football/ligue-1/droits-tv-amazon-et-canal-recuperent-la-ligue-1-pour-663-millions-d-euros-par-an-c21e2d72-cac2-11eb-970e-1ac8a79f7b68
6 : https://www.foot01.com/ligue1/droits-tv-la-ligue-1-est-vendue-bein-sports-lache-700-millions-d-euros-437703
7 : https://www.leparisien.fr/sports/football/ligue-1/droits-tv-de-la-ligue-1-la-lfp-contrainte-de-sorienter-vers-un-plan-b-et-la-creation-dune-nouvelle-chaine-05-06-2024-6VFZR6GUNZADREK3BFSQY5LGPE.php
8 : https://www.foot01.com/ligue1/droits-tv-accord-fin-juin-canal-est-dans-le-coup-438593
9 : https://www.lefigaro.fr/flash-sport/droits-tv-de-la-ligue-1-la-lfp-aurait-accelere-sur-son-projet-de-chaine-a-25-par-mois-20240607
10 : https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/ligue-1/droits-tv-de-la-ligue-1-le-projet-de-la-chaine-de-la-lfp-ne-semble-pas-viable-sur-le-long-terme-estime-un-economiste-du-sport_6590802.html
11 : https://www.foot01.com/ligue1/droits-tv-15-euros-pour-la-ligue-1-il-menace-la-lfp-438642
12 : https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/05/25/droits-tv-de-la-ligue-1-le-qatar-au-c-ur-d-un-dossier-tres-politique_6235436_3224.html
13 : https://www.planetegrandesecoles.com/budgets-clubs-foot-ligue-1
14 : https://www.lequipe.fr/Football/Article/Acule-vincent-labrune-revoit-ses-ambitions-a-la-baisse-pour-les-droits-tv-de-la-ligue-1/1473484

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