Après Bayrou, quelles cartes reste-t-il à Macron ?

« Gouverner, c’est prévoir » selon la maxime politique. Nous pourrions ajouter : « Être gouverné, sans subir de mauvaise surprise, c’est anticiper les coups fourrés de nos gouvernants ». Un adage plus vrai que jamais quand la crise politique s’étend en France, et risque de s’enraciner dans l’hypothèse fort probable d’une censure du gouvernement Bayrou. Il est donc utile de se projeter sur ce qu’il pourrait advenir en 2025, année charnière de la fin de règne de l’actuel chef de l’État.

 

Les leçons qu’il n’apprend jamais

 

Emmanuel Macron a été réélu en 2022 grâce aux voix de la gauche, et le Président de la République ne l’ignore pas. Il avait repris à son compte, dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, la formule de la « planification écologique » chère à Jean-Luc Mélenchon. Aussi a-t-il déclaré, au soir de sa réélection le 24 avril : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême-droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir. Je suis dépositaire de leur sens du devoir, de leur attachement à la République et du respect des différences qui se sont exprimées ces dernières semaines. »1

 

Depuis, M. Macron a passé en force, contre l’opinion publique, contre les mobilisations sociales et contre le Parlement une réforme des retraites brutale imposant à toutes et tous de travailler deux ans de plus, au prétexte d’un déficit qui ne pourrait se résoudre autrement. Depuis, le chef de l’État a décidé de dissoudre l’Assemblée nationale, le jour où l’extrême-droite réalisait son plus gros score électoral depuis la Libération, le 9 juin 2024 aux européennes.

 

Le camp macroniste a perdu sèchement les élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet 2024, avec plus d’une centaine de sièges perdus. Il est néanmoins demeuré un bloc qui compte au Parlement grâce au front républicain et au désistement au second tour de tous les candidats du Nouveau Front Populaire (NFP) arrivés derrière les candidats macronistes et lepénistes, permettant à des personnalités honnies à gauche d’être élues, comme Elisabeth Borne et Gérald Darmanin.

 

Le NFP, arrivé dans ces conditions en tête des élections législatives avec le plus grand nombre de députés et avec le mérite d’avoir présenté et diffusé un programme clair de rupture avec la politique macroniste, s’est vu refuser par le Président de la République le droit de gouverner. Après d’interminables semaines de tergiversations dissimulant mal le déni démocratique dont il se rendait coupable, Emmanuel Macron a nommé à Matignon un Premier ministre de droite, en la personne de Michel Barnier, issu des rangs des Républicains (LR) qui, comme le bloc présidentiel, avaient perdu de nombreux sièges à l’Assemblée nationale.

 

Bayrou, c’est Barnier II

 

Logiquement, l’exécutif a connu un vote de censure immédiat et continu de la gauche de l’hémicycle, laissant Marine Le Pen et le Rassemblement National (RN) maîtres du destin du gouvernement Barnier. Quelques jours après la réquisition du parquet de cinq ans d’inéligibilité à l’encontre de Mme Le Pen dans le procès dit des assistants parlementaires pour détournement de fonds publics2, les troupes du RN ont voté en faveur de la motion de censure du NFP sur la question du budget 2025 de la Sécurité sociale, entraînant l’inévitable chute du gouvernement Barnier.

 

Nous aurions pu croire que le chef de l’État allait changer de braquet et donner des gages à la gauche, plutôt qu’à l’extrême-droite, pour ne pas confier le sort du gouvernement suivant à nouveau aux mains du RN. C’était surestimer Emmanuel Macron, qui a purement et simplement réitéré la faute, en nommant François Bayrou. Le gouvernement mis en place en décembre est bien de droite, malgré les effets de manche qui voudraient que la présence de Manuel Valls et Elisabeth Borne, soudain qualifiées de « personnalités de gauche » (sic), contrebalance celle du ministre de l’Intérieur et du ministre de la Justice les plus à droite que la Vème République a connus3.

 

François Bayrou et son exécutif apparaissent pour ce qu’ils sont : un gouvernement Barnier II en plus faible, car suscitant moins d’adhésion chez LR. Comme Michel Barnier, M. Bayrou a lié le sort de son exécutif au bon vouloir de Mme Le Pen et du RN puisqu’il n’a accordé strictement aucune concession à la gauche, ni sur le fond – l’abrogation ou la suspension de la réforme des retraites, contre laquelle une majorité de Français s’est mobilisée sur le terrain en 2023 et dans les urnes en 2024 – ni sur la forme – le nouveau locataire de Matignon ne s’interdisant pas l’usage de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, permettant au gouvernement de faire passer un texte de loi sans vote de l’Assemblée nationale.

 

Le Parti Socialiste, le Parti communiste français et Les Écologistes sont maintenant prêts à voter une motion de censure commune à tout le NFP4, comme la France insoumise qui n’a jamais dissimulé ses intentions en la matière. Dans la même configuration que celle incarnée par Michel Barnier, le gouvernement Bayrou tombera donc dès lors que Mme Le Pen décidera de voter la motion de censure de la gauche.

 

Peu de chances de passer l’hiver

 

Empêtrée dans ses affaires judiciaires, dont le dénouement est attendu le 31 mars, la cheffe du RN voit l’avantage d’avoir à Matignon et place Vendôme deux hommes qui ont publiquement pris sa défense sur la question de son inéligibilité. M. Bayrou a considéré qu’une telle condamnation serait de nature à « biaiser la vie démocratique »5 tandis que M. Darmanin a déclaré qu’il serait « profondément choquant que Marine Le Pen soit jugée inéligible »6.

 

De plus, Mme Le Pen s’est félicitée d’avoir été « écoutée » par François Bayrou et juge ses échanges avec ce dernier « plus positifs » qu’avec Michel Barnier7. Néanmoins, le RN pourrait joindre ses voix à celles de la gauche pour censurer le gouvernement, conformément au message de vœux de Marine Le Pen posté sur X le 24 décembre dans lequel elle affirme que « ceux qui ont mis le pays dans cet état ne sont pas à plaindre mais à blâmer et à congédier »8.

 

Autant dire que les chances du gouvernement Bayrou de passer l’hiver sont plus fines que du papier à cigarette et qu’il est très probable que le RN n’attende pas le 31 mars pour censurer l’exécutif. Dès lors, quelles cartes resterait-il à M. Macron et quelle serait l’hypothèse la plus probable pour 2025 ?

 

Dans cet article, nous optons pour l’hypothèse la plus probable, celle d’un « gouvernement technique », composé de hauts fonctionnaires, de chefs d’entreprises, de syndicalistes rompus à la pratique de la collaboration de classe et de représentants de la prétendue « société civile ».

 

Un gouvernement technique pour plaire aux macronistes et aux lepénistes

 

La seule feuille de route d’un tel exécutif gouvernemental serait de maintenir un statu quo tout en réduisant le déficit, une option qui permettrait à tous les représentants politiques de la classe capitaliste de sortir sans trop d’encombres de la crise ouverte par la censure du gouvernement Bayrou. De plus, le Rassemblement National appelle de ses vœux un gouvernement technique depuis l’été dernier, le définissant comme un exécutif qui « expédierait les affaires courantes et aurait pour mandat de mettre en place la proportionnelle aux législatives afin de dégager une majorité dans un an » selon les mots du président du parti d’extrême-droite, Jordan Bardella, avant la rentrée de septembre9.

 

Un gouvernement qui expédie les affaires courantes et met en place une proportionnelle dégageant une majorité, c’est-à-dire un scrutin législatif national sur listes à un tour avec une prime de majorité (un certain nombre de députés supplémentaires) attribuée à la liste arrivée en tête, pourrait bien être la prochaine injonction de Mme Le Pen à laquelle M. Macron répond favorablement.

 

Le profil d’un gouvernement technique aurait l’appui de la grande bourgeoisie financière, trop heureuse d’un statu quo après 7 ans de macronisme et de voir une logique budgétaire ultra-libérale, consistant à réduire le déficit public par la seule baisse des dépenses publiques sans jamais considérer la hausse des impôts sur les grandes fortunes, conduite par un gouvernement « non-étiqueté » voire présenté comme « apolitique ».

 

Nouvelle dissolution, le débouché inévitable

 

L’aspiration populaire au dégagisme, qui cible bien davantage le personnel politique que les dirigeants économiques, serait d’une certaine manière satisfaite avec ce gouvernement technique, au moins pour un temps. Car le caractère antisocial de l’exercice du pouvoir par un gouvernement prétendument « neutre » mais totalement en faveur des intérêts capitalistes, démantelant les services publics au nom du sacro-saint équilibre budgétaire, ne permettrait pas à un exécutif de cette nature de durer plus de quelques mois en France.

 

Le débouché, inévitable, de la nomination d’un gouvernement technique serait une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale à brève échéance. L’un n’irait pas sans l’autre ; et de nouvelles élections législatives anticipées seraient convoquées par le chef de l’État.

 

Le grand drame de M. Macron en juillet 2024 n’est pas d’avoir vu son camp perdre les législatives, mais d’avoir assisté aux défaites conjointes de son camp et de celui de l’extrême-droite. Il était tout à fait disposé à laisser les clés de Matignon à M. Bardella, prétendument pour affaiblir le RN par l’usure du pouvoir avant la prochaine élection présidentielle, comme pourrait l’envisager un Machiavel version Wish.

 

Ne pouvant pas raisonnablement laisser le RN gouverner après les résultats du 7 juillet 2024, il a usé des procédés les plus malhonnêtes pour maintenir le camp présidentiel au pouvoir, renforçant le dégoût des citoyens pour la vie publique. Si le Président dissout à nouveau à l’été 2025 – option qu’il exclut aujourd’hui, tout comme il déclarait le 3 décembre dernier qu’il ne pouvait « pas croire au vote de la censure » du gouvernement Barnier10 – ce serait, cette fois, dans l’objectif assumé d’ouvrir une ère de cohabitation.

 

Or, pour les intérêts de ses donneurs d’ordre capitalistes qui l’ont placé à l’Élysée en 2017, et pour son propre avenir dans le business privé, Macron recyclerait le vieux schéma de la bourgeoisie occidentale, que l’on pourrait résumer aujourd’hui par « plutôt Le Pen que le Front populaire ».

 

Pour s’assurer que les prochaines législatives anticipées seraient remportées par le RN, il organiserait un scrutin sur-mesure pour le parti d’extrême-droite, cédant à toutes leurs exigences en termes d’organisation de l’élection des députés. Il s’agirait là d’une suite logique puisqu’à l’image de Xavier Bertrand, écarté du ministère de la Justice, Mme Le Pen fait et défait d’ores et déjà les ministres.

 

La cohabitation voulue avec le RN

 

Les deux dernières années de mandat présidentiel macroniste pourraient donc être le théâtre d’une cohabitation avec le RN, signant là le plus grand échec politique d’un Macron qui en 2017 proclamait qu’à la fin de son mandat, il n’y aurait « plus aucune raison de voter pour les extrêmes »11.

 

Fort heureusement pour lui, le bas peuple, observé depuis la hauteur de Michel Barnier, a peu de mémoire tandis que les capitalistes jugent sur pièces. Si la politique nationaliste et raciale du RN est la pire des politiques antisociales pour celles et ceux qui travaillent, elle est tout à fait acceptable pour les rentiers et les marchés financiers, comme la classe capitaliste a su l’accepter en Italie, en Argentine ou aux États-Unis.

 

Affaibli, en fin de règne sans même avoir atteint l’âge de 50 ans, Macron chouchouterait ses « domaines réservés » que sont la défense et la diplomatie, avec d’autant moins de danger d’antagonisme avec le RN, par rapport à l’été 2024, que la présence de Donald Trump à la Maison-Blanche ouvre une perspective d’une fin de guerre en Ukraine et d’une nécessaire réaction à l’échelle européenne devant l’étau commercial et industriel qui se resserre depuis les USA et la Chine.

 

Emmanuel Macron pourrait faire mine de prendre de la hauteur, se consacrer à un pseudo-leadership européen prétendument désintéressé et laisser la France sombrer dans le fascisme « new-look », avec un RN que l’exercice du pouvoir n’userait pas mais revigorerait pour mieux organiser aux petits oignons le scrutin voyant l’arrivée de Mme Le Pen à l’Élysée.

 

Éviter la démission à tout prix

 

Le Président de la République, en somme, n’est pas tenu de démissionner malgré les appels insistants qui émanent du fond du pays s’il accède à toutes les demandes du RN. Dans une partition du paysage politique en trois blocs, il peut sauver la peau de son mandat en s’assurant que l’extrême-droite ne demande pas son départ. Et, bien que promis à de sérieux émoluments financiers dans sa carrière à venir dans le privé, Emmanuel Macron semble bien tenir à l’idée de terminer son second quinquennat.

 

Comme Mme Le Pen fait et défait les ministres sans être au gouvernement, parce que M. Macron le lui permet, il apparaîtra bientôt clairement aux yeux du chef de l’État lui-même que la cheffe du RN peut faire ou défaire la fin de son mandat présidentiel. Son seul chemin est donc de laisser petit à petit les clés du pays au RN tout en apparaissant de moins en moins comme « celui qui bloque ». Ce renoncement ultime à peser sur la politique intérieure de la France pourrait survenir, justement, à l’issue de la censure du gouvernement Bayrou.

 

En outre, l’hypothèse d’une utilisation de l’article 16 de la Constitution, conférant au chef de l’État ce qu’on appelle communément les « pleins pouvoirs », ne déboucherait sur rien d’autre qu’une destitution institutionnelle ou populaire tant M. Macron est désormais isolé et affaibli, contrairement à De Gaulle quand il en a usé trois ans après avoir fait adopter sa propre constitution12. Même Alexis Kohler, l’éternel bras droit politique du Président, ne s’aventurerait pas à conseiller à M. Macron l’usage d’un tel outil, tant l’impasse à laquelle il le conduirait est évidente.

 

En conclusion, cet article n’a pas valeur de prophétie mais d’exercice intellectuel sur les chemins qui restent à emprunter par le Président de la République. Il semblerait que mon collègue Adam Fourage soit plus téméraire que M. Kohler et envisage pleinement le cas de figure où l’article 16 serait appliqué, hypothèse que je lui laisse volontiers le soin d’étoffer dans un prochain article. Quant au peuple qui subit, pour celles et ceux qu’ils appellent sans honte « les gens d’en bas » et que nous appelons nos semblables, le seul chemin salvateur est celui de la solidarité populaire et de la résistance.

Références
  1. https://www.youtube.com/watch?v=2IEPFNMlTsk ↩︎
  2. https://www.liberation.fr/checknews/risque-dineligibilite-de-marine-le-pen-les-requisitions-visant-la-responsable-du-rn-sont-elles-particulierement-severes-20241119_MSWKDJUYKZBUTMMMC5EGTGPYQE/ ↩︎
  3. https://www.europe1.fr/politique/retailleau-darmanin-lun-des-duos-les-plus-droite-de-lhistoire-de-la-ve-republique-souligne-gauthier-le-bret-236661 ↩︎
  4. https://www.liberation.fr/politique/nouveau-gouvernement-bayrou-en-route-vers-la-censure-20241224_MSBHDAXR7NGUZBPN2H3J2F5VHM/ ↩︎
  5. https://www.lefigaro.fr/politique/ce-serait-un-probleme-francois-bayrou-s-oppose-a-l-execution-provisoire-de-la-possible-peine-d-ineligibilite-de-marine-le-pen-20241124 ↩︎
  6. https://www.lefigaro.fr/politique/la-combattre-se-fait-dans-les-urnes-pas-ailleurs-darmanin-trouve-choquante-la-possible-ineligibilite-de-marine-le-pen-20241113 ↩︎
  7. https://www.bfmtv.com/politique/front-national/marine-le-pen-juge-les-echanges-avec-francois-bayrou-plus-positifs-qu-avec-michel-barnier_AV-202412160414.html ↩︎
  8. https://www.bfmtv.com/politique/front-national/un-feuilleton-marine-le-pen-juge-que-le-gouvernement-de-bayrou-s-achevera-dans-quelques-mois_AN-202412240284.html ↩︎
  9. https://actu.fr/politique/nouveau-premier-ministre-c-est-quoi-un-gouvernement-technique-soutenu-par-le-rn_61558006.html ↩︎
  10. https://lcp.fr/actualites/emmanuel-macron-declare-qu-il-ne-peut-pas-croire-au-vote-de-la-censure-du-gouvernement ↩︎
  11. https://www.publicsenat.fr/actualites/non-classe/macron-veut-qu-il-n-y-ait-plus-aucune-raison-de-voter-pour-les-extremes-et-rester ↩︎
  12. https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00071/discours-du-23-avril-1961.html ↩︎
Vous avez aimé l’article ? Alors soutenez nous !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *