Selon que vous serez puissant ou misérable, le confinement sera pour vous un paradis ou un enfer

Le Jardin des Délices, Jérôme Bosch, 1494-1505. Voir en grande taille sur Wikimedia

Tandis que le deuxième confinement ne fait que débuter, nous pouvons prévoir sans trop nous avancer qu’il n’aura pas les mêmes conséquences pour tous les Français. Et ce d’autant plus qu’il est « allégé » par rapport au printemps, entendez que davantage de commerces ouvriront et davantage d’entreprises exigeront de leurs salariés une présence sur le lieu de travail, alors même que la situation sanitaire n’est pas moins inquiétante qu’à la mi-mars – les chiffres doublent tous les dix jours et non tous les trois jours, mais le seuil des 500 décès quotidiens a déjà été dépassé le 27 octobre et nous ne nous trouvons qu’au commencement de la saison froide.

Faux confinement, couvre-feu général

Puisque davantage de commerces, d’entreprises ouvriront et que les écoles, collèges et lycées assureront des cours en présentiel, c’est davantage un couvre-feu généralisé pour toutes les activités dites de loisirs qui s’impose aux travailleurs, plutôt qu’un réel confinement mis en place pour les préserver de la maladie.

Dans ce contexte, les inégalités sociales, déjà lourdement ressenties au printemps dernier par les ménages confinés dans des logements exigus qui ne pouvaient partager le caractère romantique de l’instant dans lequel s’engouffraient Leïla Slimani dans Le Monde et Marie Darrieussecq dans Le Point, que Laélia Véron a analysé pour Arrêt sur Images, vont se révéler d’autant plus que le confinement s’appliquera à géométrie variable.

Les employés et travailleurs indépendants du secteur de la santé, de la grande distribution, de la sécurité, de l’industrie, du transport et des chantiers sont sommés par le grand patronat et le gouvernement de se rendre au boulot, tant et si bien que l’on ne sait plus si Macron dirige le MEDEF ou si Roux de Bézieux préside la République, car l’impératif de profits commande de poursuivre la production « quoi qu’il en coûte ». Une inversion entre les discours des dirigeants politiques et économiques, qui se disent prêts à mettre la main à la poche pour verser quelques euros à ceux qui se trouvent privés de travail parce que les conditions sanitaires le demandent, et la réalité de terrain où, mis à part les restaurants, les bars, les librairies, les cinémas et les salles de spectacle, partout ailleurs, la vie économique prévaut sur la vie humaine.

Un couvre-feu généralisé, pour des générations qui, dans leur grande majorité, n’ont heureusement connu que la paix sur le sol national, est une violence infligée à celles et ceux que le capital malmène déjà, quand le banquier leur refuse un crédit, quand le propriétaire locatif exige leurs loyers rubis sur l’ongle, quand l’homme en uniforme traque leurs moindres écarts vis-à-vis de la loi.

A l’opposé, les Parisiens disposant d’une maison de campagne et libres de tout impératif de travail en présentiel, se sont précipités hors de la capitale, comme les rats quittent le navire avant qu’il ne coule, formant une cohorte de sept cents kilomètres d’embouteillages jeudi 29 octobre dans la seule Île-de-France. Nul doute que l’Éden que ces individus auront fini par gagner sera autrement plus plaisant qu’un appartement de vingt ou trente mètres-carré, dans lequel s’entasse une famille pauvre francilienne.

Les paradis artificiels resserrent leur étau

Pendant que les ménages les plus « aisés », comme il est coutume de le dire avec les pudeurs de gazelles qui tentent de masquer la séparation et la lutte entre les classes sociales, pourront jouir sans entraves de tout ce qui leur procure du plaisir dans le domaine domestique, poussant parfois le vice jusqu’à violer la loi tout en « en imposant » suffisamment devant les hommes en bleu pour éviter la verbalisation, rien n’est épargné aux « plus modestes », qui pourront – et devront, capitalisme de la séduction oblige – connaître maintes tentations, ici de ne pas respecter une loi objectivement injuste, là de sacrifier leurs maigres économies pour quelques secondes d’un illusoire bonheur.

Les paradis artificiels ne manquent pas de tenter le travailleur. L’alcool en tout premier lieu, cette drogue dure qui fait la fierté du terroir et de la nation aux quatre coins du monde, peut en un claquement de doigts plonger son consommateur de la joyeuse ébriété à l’ivresse brutale, entraînant violences pour lui et pour son entourage. Des alcooliques abstinents risquent gros, si après une abstinence de plusieurs mois, années voire décennies pour certains, ils faiblissent et retombent dans la boisson. Le contexte s’y prête plus que jamais, de l’obligation d’être chez soi quand on ne travaille pas à l’actualité anxiogène, aux accents de fin du monde.

Le cannabis, drogue illégale la plus consommée en France, particulièrement dans les couches populaires, peut lui aussi former un danger – moindre que l’alcool, pour la plupart – en termes d’addiction, de perte de motivation ou de cogitation difficiles à endurer. Comme tout produit, il peut être inoffensif à dose raisonnable, mais peut causer bien des maux à mesure que son usager en fait une habitude, un rituel, jusqu’à ce qu’il rythme la vie et troue le porte-monnaie, devient la première pensée au réveil et la dernière au coucher. Leurs vertus médicales n’empêchent pas le CBD et surtout le THC, les deux molécules actives qui viennent embrouiller le cerveau, de s’avérer totalement capables d’enchaîner leur consommateur dans la dépendance, causant des sueurs froides à quiconque tenterait sérieusement de s’en sevrer après des années de consommation intensive et sans « béquille », la fin d’une addiction pouvant dissimuler le début d’une nouvelle.

Or, trouver du cannabis n’est pas à la portée de tout le monde à l’heure du second acte du confinement. Enfermé chez soi, enfermé dans les transports ou enfermé au travail, les occasions sont rares de s’échapper pour aller quérir quelques précieux grammes d’herbe ou de résine – et quand on y parvient, déjouant la chape de plomb sécuritaire qui tous nous recouvre peu à peu, alors on en profite pleinement et on enchaîne les joints, du moins au début quand le garde-fumer est bien garni, puis on les espace, jusqu’à se torturer mentalement pour savoir quelle heure est la plus judicieuse pour s’offrir le dernier restant, plus maigre que les précédents et donc procurant moins de plaisir, bouclant ainsi la boucle de l’artificialité.

Mais le cannabis est un moindre mal en comparaison d’autres produits. Si pour certains, la cocaïne rime avec fête, les occasions festives sont bien trop peu nombreuses pour ne pas s’accorder un rail chez soi ou dans les toilettes au travail, pour « tenir le coup » d’une cadence de travail qui ne faiblit pas en ces temps troublés. Les opiacés placent celui qui en prend dans un douillet coton, et si l’on garde en souvenirs le moment de la découverte, on ne sait jamais avec certitude quand ce produit sera sorti définitivement de nos vies – s’il ne nous accompagne pas jusqu’à la fin.

Quant aux drogues prescrites par les médecins, si leur usage est censé être encadré par un suivi clinique, ce dernier est devenu intermittent du fait du confinement. Se multiplient aujourd’hui en quantités prises et en patients concernés les antidépresseurs, anxiolytiques, benzodiazépines et autres joyeusetés qui mettent sévèrement dans le coaltar, pour rendre les épines de la vie passée ou présente moins douloureuses, sans les faire disparaître pour autant.

Enfin, il n’y a pas que des produits, naturels ou de synthèse, qui enchaînent les sujets dans le terrible piège de l’addiction. Les opérateurs des jeux d’argent, désormais tous en « libre concurrence » depuis la privatisation de la Française des Jeux, tout en brassant des sommes colossales, font peu de cas des millions de joueurs, parfois très jeunes, qui sombrent peu à peu dans la frénésie de l’illusion du gain ; par contre, ils en font des tonnes sur les gagnants, à grands renforts de publicité physiques ou audiovisuelles, mettant sur un piédestal ceux qui ont remporté cent, mille ou un million de fois leur mise. Poursuivant ce rêve de l’argent facile et immédiat, la grande majorité des joueurs se fait léser en toute légalité par des mastodontes aux actionnaires avides de profits, prenant, à la manière des banques, directement dans sa poche l’argent que le travailleur a mis tant de temps et consacré tant d’efforts à gagner.

C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches

Tous les paradis artificiels que nous avons évoqués plus haut prennent davantage de place dans l’esprit des « enfants de la classe ouvrière » à une heure où notre planète apparaît invivable. Cette « saison 2 » du confinement prête surtout à rire dans les milieux autorisés où l’on vit dans l’opulence, ou bien à rire jaune pour celles et ceux qui subissent de plein fouet les accents autoritaires de la réglementation en vigueur. Après tout, le rire aussi est un échappatoire.

Un échappatoire à la violence de la situation et des exigences apparemment générales, en fait celles de la classe capitaliste : la formule « métro, boulot, dodo » n’a jamais aussi bien résumé le quotidien des travailleurs, désormais vidé de tous les instants collectifs d’affections, de découvertes, de plaisirs partagés en commun.

Cet enfer sur Terre auquel est assignée la majorité d’êtres humains fait les affaires d’une infime minorité dont les membres, depuis leurs résidences secondaires, télétravaillent ou plutôt télégouvernent ; les voilà télédécider de ce qui, à leurs yeux, est juste – annoncer des centaines de suppressions d’emplois lors d’une conférence Zoom – et de ce qui ne l’est pas – par exemple, renoncer à la réforme de l’Assurance chômage qui va faire glisser des millions de pauvres dans la misère intégrale.

Bien entendu, tous ne le ressentiront pas de cette manière. La grande bourgeoisie, qui ne cesse jamais de se plaindre, trouve dans ce « malheur collectif » une formidable raison de s’apitoyer sur son sort ; tandis que des travailleurs peuvent faire montre d’un moral d’acier, d’un enthousiasme à toute épreuve, et voir plus mal lotis qu’eux-mêmes.

Il n’empêche que, et l’actualité anxiogène, et ce semi-confinement qui prend davantage la forme d’un couvre-feu intégral, ont un impact qu’il est encore difficile de mesurer. Outre-Atlantique, les chercheurs québécois soulignent un très fort taux de détresse psychologique dans la population jeune, dès l’enfance et jusqu’à l’âge adulte, forçant le gouvernement libéral de la province à prendre des mesures exceptionnelles en réponse à la pression populaire.

De telles études n’ont pas encore donné publiquement de résultats en France mais il est évident que les travailleurs, tant en formation, en activité, privés d’emploi ou retraités, se trouvent à la fois « en première ligne » et maltraités, dans leurs conditions de vie générales et dans leurs expériences particulières de la pandémie.

S’il faut nous préserver collectivement du risque de contracter une forme sévère de COVID-19 et exprimer notre solidarité en paroles et en actes, en théorie et en pratique, vis-à-vis des populations fragiles et des soignants, il y a néanmoins fort à parier que la voie décidée par le Président Macron sous la pression des plus riches se révèle une catastrophe économique, sociale et sanitaire. Aussi, notre solidarité ne peut se borner à l’amour théorique de notre prochain, encore faut-il démasquer la réalité : aujourd’hui plus que jamais, c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches, comme l’écrivait brillamment Victor Hugo ; c’est au prix de la santé des pauvres que les riches se revigorent de richesses indécentes, et puisqu’il nous reste un peu de temps pour lire, réfléchir et écrire, mettons ce temps au service de la transformation sociale et du dépassement d’un ordre que tout indique comme criminel.

Benoit Delrue, le 31 octobre 2020

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