Empaqueter un monument dévoile le gâchis de l’art bourgeois
Il faut avoir vécu dans une grotte martienne pour être passé à côté de la polémique autour de l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude, qui se sont fait une spécialité d’empaqueter des monuments pour les rendre momentanément « beaux« , et se sont – à titre posthume – attaqué à l’Arc de Triomphe, à Paris.
Ce qui dérange
Beaucoup de défenseurs de cette œuvre estiment que, puisqu’elle a des détracteurs, puisqu’elle dérange, alors son caractère artistique en ressort grandi.
Néanmoins ce serait faire l’impasse sur une réalité majeure : ce qui dérange le plus souvent n’est pas l’œuvre elle-même, si ce n’est pour une poignée d’individus se réclamant du patriotisme ; mais le coût financier et environnemental qu’elle a engendré et qui ferait pâlir d’un même coup Nicolas Doze et Yannick Jadot.
Bien entendu, l’art peut être dépensier. Parfois il doit l’être pour amener une démarche, une performance, une œuvre à leur terme. Mais l’on peut juger une œuvre par la portée qui est la sienne, ce qui nous amène à la question primordiale.
Quel sens ?
Pour une œuvre comme l’empaquetage de l’Arc de Triomphe, comme pour toutes les autres initiatives de Christo et Jeanne-Claude, Google est momentanément notre ami et nous souffle une réponse, à partir de la question « Quel message veut faire passer Christo ? » entre autres interrogations.
En voici la réponse : « En effet, son œuvre est bien de l’art car ses installations et ses créations n’ont d’autre but que de faire beau. Les oeuvres de Christo sont avant tout esthétiques et belles à regarder. Elles n’ont aucune fonction et aucun message à passer, cependant c’est de l’art au même titre que la technique (techné).«
Chacun pourra noter que l’explication se tient avant tout sur la défensive : c’est beau, donc c’est de l’art. Une assertion qui mériterait un article à elle seule, tant elle se complaît dans ses propres contradictions.
L’authentique réponse est donc qu’il n’y a « aucun message » à faire passer, si ce n’est une volonté de « faire beau« , ce qui est un peu léger. Et ce qui renforce l’idée d’un gâchis, non pas pour le fait que la beauté originelle de l’Arc de Triomphe ne se voit plus, mais pour les moyens dépensés et mis en œuvre pour réaliser cette performance – et que ce soit de l’argent public ou de l’argent d’une fondation transformé en crédits d’impôt, importe peu.
Le nœud du problème
Nous en venons au plus important. L’essentiel, finalement, tient à ce que l’ensemble de l’art dit contemporain se trouve dénué de tout message, de toute portée politique au sens noble du terme.
Pourtant, l’art est toujours une célébration. S’il n’y a pas de message, même tout à fait niais, à célébrer, que célèbre-t-on ? Le beau, en apparence. Mais en réalité : l’artiste.
Revenons à l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude. Dans ce cas précis, qui célèbre-t-on ? Les ouvriers qui ont travaillé d’arrache-pied pour recouvrir un monument aussi imposant que l’Arc de Triomphe, ou la personne qui a eu l’idée de le faire ?
Puisqu’on célèbre le beau, et donc la vision du beau de l’auteur, c’est bien ce dernier que l’on couvre de louanges, en oubliant presque que l’idée n’aurait pu sortir de son esprit s’il n’y avait pas eu des têtes et des bras pour la mettre à exécution.
En célébrant l’artiste qui a eu l’idée plutôt que le travail de ceux qui l’ont réalisée, se dévoile le caractère profondément bourgeois de cet art dit contemporain.
De nos jours, on célèbre des « inventeurs » en oubliant les ingénieurs, les ouvriers, les scientifiques, les chercheurs qui sont à l’origine des conditions matérielles de l’invention. On célèbre celui qui a eu l’idée « folle » de lancer son business en prenant tous les risques plutôt que ceux qui font tenir l’entreprise debout au quotidien. On célèbre celui qui « donne » du travail plutôt que ceux qui, par leur force de travail, créent réellement la valeur, donc la richesse humaine. Toujours on invisibilise les travailleurs ; l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude n’y fait pas exception.
Les goûts et les couleurs
D’aucuns diront toujours que les goûts et les couleurs ne se discutent pas, mais vous remarquerez que la question de savoir si l’œuvre de Christo et Jeanne-Claude est belle ne nous a pas animés.
Ce qui nous importe est la définitive, la résultante de l’art ; or celles-ci, dans le cas présent et en-dehors d’un très éphémère sentiment de beauté comme « partagé avec l’auteur« , s’avèrent, comparées aux moyens dépensés en force de travail, en matériaux et en temps, pratiquement nulles.
Si message il y a, c’est celui de la reproduction d’une domination économique et sociale profonde entre ceux qui décident et ceux qui exécutent – une domination à la source de toutes les autres, et pourtant très généralement oubliée et incontestée par les artistes de notre ère, ajoutant à ce que nous avons vu, un gâchis humain.