Que dit la tapisserie de l’Apocalypse de notre époque ?

Contexte historique

La tapisserie, ou tenture, de l’Apocalypse est commanditée par le duc Louis en 1375. C’est le petit frère du roi de France Charles V et il est fait comte puis duc d’Anjou par leur père, le roi Jean le Bon. Plus tard, il est fait roi titulaire de Naples (qu’il n’a jamais dirigé, NDR) et sera le premier gouverneur militaire de Paris, fonction qui par ailleurs existe encore, occupée par le général Abad. A la mort de Charles V, Louis Ier d’Anjou sera régent du royaume, puis chef du gouvernement jusqu’en 1382, destitué après la “révolte des Maillotins”, qui désigne un soulèvement parisien dont l’épicentre était (déjà) la butte Montmartre et finalement réprimé dans le sang par le jeune Charles VI, profitant pour écarter son oncle du pouvoir. Son nom, en plus d’être associé à la construction de l’État moderne, c’est-à-dire à l’instauration d’un régime centralisé et rationalisé, dont certaines institutions, nous l’avons vu, existent encore, est synonyme de l’installation de la famille cadette des Valois en Anjou, terres historiques de la dynastie Plantagenêt, qui est en guerre avec le royaume de France depuis 1337.

Le duc exige donc une œuvre monumentale qui représente l’influence de la famille dans le monde médiéval européen, qui soit artistiquement aboutie tout en étant une opération de propagande, surtout lors de représentations solennelles. Contrairement à aujourd’hui, où tout le monde peut admirer la qualité de la tenture, seule l’élite et la bonne société y avait accès. Par ailleurs, elle sera finalement léguée par son fils René, à la cathédrale d’Angers.

Le dessin est fait par Jean de Bruges, peintre du roi Charles et tissée dans les ateliers de Nicolas Bataille, dont l’évocation ne serait pas étrangère aux élèves du lycée de Chevrollier puisqu’il a donné son nom à une rue située dans le quartier.

Tout en étant la plus belle illustration des canons artistiques médiévaux (sans vouloir porter offense à d’autres œuvres similaires comme la tapisserie de Bayeux, relatant le débarquement du roi Guillaume en Angleterre), la tenture ouvre des perspectives sur le jeu de couleur comme sur l’approche de la tridimensionnalité ensuite repris à la Renaissance. De plus, l’interprétation de l’événement biblique sera à l’avant-garde des représentations culturelles postérieures de l’Apocalypse, perçu comme un événement chaotique dans l’histoire de l’humanité.

Le jeu de couleur

Ce qui est remarquable avec la tenture, c’est l’alternance entre les couleurs bleues et rouges dans la composition du fond, permettant une certaine rythmique à la lecture des événements tissés. Celle-ci accentue la symbolique entre la lutte du mal contre le bien, qui est le parti pris narratif de l’épisode biblique. La dichotomie est assez visionnaire, voire nouvelle, et sera reprise par la suite, notamment par des auteurs italiens tels Dante, qui, dans sa Divine Comédie, introduit le premier le concept d’enfer. A partir de la troisième pièce, les fonds s’ornent de motifs pour accentuer l’esprit épique de l’œuvre, symptomatique des évolutions graphiques annonçant l’arrivée de l’école italienne de la Renaissance.

Pourtant, le choix de ces couleurs sont des plus académiques. Elles sont les couleurs dominantes dans l’enluminure gothique, dont s’inspire la tapisserie et qui est peut-être le genre le plus représentatif du Moyen-Âge, présent dans les enluminures des copistes. Nous noterons aussi l’excellente qualité d’exposition de l’œuvre, qui permet de se rapprocher au mieux des couleurs originelles de l’œuvre malgré les affres du temps.

La symbolique des tentures

Cette œuvre est une métaphore des fléaux de l’époque: la guerre de Cent Ans, la peste noire… Ce qui en fait une source des plus précieuses afin de retranscrire l’ambiance d’une société morbide, attestée par l’apparente brutalité des images présentes ainsi que le choix de présenter l’Apocalypse par l’angle de la dichotomie, les multiples conflits européens et internationaux de l’époque donnant une source d’inspiration fertile aux artistes. Nous attirons l’œil du lecteur sur l’exemple de l’arrivée supposée de la Peste Noire à Marseille, à la suite de la bataille bien réelle entre la cité-État italienne de Gênes et les Mongols de la Horde d’Or, à Caffa (1337).

Mais la guerre contre qui ? La France et l’Angleterre signent une trêve au moment même où est commanditée la tapisserie; c’est pourtant bien le lion, symbole du royaume d’Albion, qui représente la Bête de la Mer, elle-même métaphore de la persécution romaine du temps des premiers chrétiens. L’entreprise est ici avant tout idéologique: la filiation entre l’Angleterre et Rome persécutrice donne un prétexte sacré au royaume de France pour faire la guerre. L’analogie est d’ailleurs plus prégnante si on interprète l’Angleterre comme une menace venant de l’autre côté de la Manche, telle une bête que la mer envoie. Pour autant, l’armée française vient de consolider son occupation en Bretagne. Comme un écho, la tenture de l’Apocalypse (qui signifie en grec révélation), porte le triomphe du roi et de son frère le duc, parti prenante des conquêtes libératrices comme la tapisserie se conclut par la victoire des forces du bien contre le mal. Le combat entre l’archange Saint-Michel et le Diable étant une des plus belles pièces de la tenture.

De fait, ce dernier peut apparaître à multiples reprises dans l’œuvre, tant symboliquement (une signature par ci, le symbole de l’ordre de la Croix dont il est le fondateur par là…) que physiquement. Même si ce fait n’est pas attesté, l’exemple du lecteur, qui est la première image de la tenture, peut être incarné par le duc, qui découvre son histoire, sa vision de l’Apocalypse. Là encore, on sait que ce genre de choses vont se faire, notamment en Italie, où l’on sait que la famille Médicis est coutumière des caméos dans les tableaux florentins de la Renaissance. Quand on sait que Jean d’Anjou fut roi-titulaire de Naples, qu’il échoua à conquérir, on pourrait se dire que la boucle est bouclée. Nous ajouterons que cela donne encore plus de force aux propos développés par l’œuvre, les personnages sont relativement secondaires pour laisser une plus grande place à l’action, sauf peut-être le personnage de Saint-Jean, qui fait office de narrateur, présent au début de chaque tenture. Le personnage principal n’est ni plus ni moins que le narrateur et ne prend aucunement part à l’action. Cette manière de conter l’histoire est une caractéristique originale de la tapisserie et mérite d’être soulignée.

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Le caractère transcendant de cette œuvre laisse évocateur en cette période de pandémie. Son caractère précurseur alors qu’elle est clairement inscrite dans son temps laissent à penser, à l’heure où nous écrivons ces lignes, que les fléaux annoncent tout autant la fin que le début d’une époque, dont la révolution – ou la révélation – marquent le sens de l’histoire.

Pour aller plus loin:

Anjou-Sevilla, Tresoros de arte, Tabapress, imprimé par Servicios Graficos Colomina, Madrid, 1992.

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