La tragédie ukrainienne, ou la chronique d’un conflit annoncé

Nicolas Flanelle est journaliste et analyste en anthropologie culturelle.

“Si les gens savaient à propos de la guerre, elle serait arrêtée tout de suite mais les gens ne savent pas et ne peuvent pas savoir.”

– Lloyd George (1914)

Commençons par une mise au point : il est indéniable que la mort de civils, femmes et enfants ukrainiens par les troupes russes est un crime injustifiable. Comment ne pas souffrir avec eux de cet acte aussi barbare qu’insensé ? En vérité, on ne peut pas le justifier et on ne le doit pas. Mais est-ce pour autant que nous devons faire l’économie de réfléchir sur les causes profondes et les intérêts de chaque camp en présence pour essayer de comprendre ce qui se passe? Car les racines de ce conflit sont profondes, multiples, complexes et certains acteurs de celui-ci se gardent bien de se déclarer ouvertement comme prenant part au conflit, même si les faits vont à l’encontre de leurs déclarations.


1. L’aspect géostratégique

“Une guerre entre Européens est une guerre civile”

– Victor Hugo

Qui contrôle l’Eurasie contrôle le monde. Cette évidence géostratégique est à la base de deux doctrines irréconciliables, deux lignes rouges, qui expliquent les germes du conflit actuel.

La première est celle véhiculée par les faucons démocrates qui font une lecture très spécifique de la pensée de Zbigniew Brzeziński, un géopolitologue d’origine polonaise qui a durablement influencé la pensée stratégique étasunienne. Ce stratège ne disait-il pas dans Vision stratégique : L’Amérique et la crise du pouvoir mondial : “On ne soulignera jamais assez que, sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire, mais avec l’Ukraine soumise puis subordonnée, la Russie devient automatiquement un empire” ? A la suite de son décès, le site du journal Le Point rappelle le 14 juin 2017, en le citant, que : “Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique.” Car c’est bien de cela qu’il s’agit pour la Maison Blanche, de la perte de son hégémonie et de sa capacité à mener des guerres illégales comme elle le fait depuis plus de 70 ans.

Pour la Russie, et suite à la chute de l’URSS, elle réalise qu’il lui faut revoir sa doctrine et elle s’est ajustée afin de protéger son pré-carré qui se définit dans un premier temps au travers de la stratégie de l’Étranger Proche (avant de devenir, on le verra, la Promotion du Non-Alignement). Car si la Russie a perdu de son influence très rapidement et durablement durant les années 1990, un homme “providentiel”, Vladimir Poutine, prend le contrôle du Kremlin en 1999, bien conscient que les USA se comportent avec leur arrogance coutumière en imposant leur agenda géopolitique sur le monde sans faire aucune concession. Ce qui comprend une extension rapide de l’Otan vers l’Est que les anciens pays du Pacte de Varsovie s’empressent d’accepter, encore échaudés par leur ancienne soumission au régime soviétique.

Si dans un premier temps les Russes semblent vouloir montrer patte blanche et jouer le jeu en proposant même en 2000 d’adhérer à l’Otan (chose inacceptable pour les dirigeants étasuniens du fait de la puissance de son armée qui aurait – de facto – créé un contre-pouvoir interne au sein de l’organisation), le destin les poussera dans une autre direction. Malgré des gestes répétés vis à vis de l’Occident (et encouragés par les élites libérales russes) durant des années, la crispation se cristallise lors du fameux discours de Munich de 2007 où Vladimir Poutine prend acte de la volonté hégémonique inébranlable des Occidentaux et appelle de ses vœux (plutôt musclés) à un monde multipolaire.

Notons toutefois que malgré ce ressentiment ouvertement exprimé, un partenariat Russie-Otan existe depuis 2002 et se prolonge jusqu’en 2014. Il sera abandonné suite à l’annexion de la Crimée par les Russes. Année qui signera définitivement la fin de la fragile entente entre les deux premières puissances stratégiques mondiales. Au niveau des forces de frappe nucléaires, si le traité New Start (sur la réduction des armes stratégiques) est prolongé pour 5 ans en 2020, il n’en va pas de même pour le traité ABM que les USA ont quitté officiellement en 2002 (qui concerne le déploiement de systèmes anti-balistiques), le traité FNI qui a capoté en 2019 (se rapportant à la suppression de tous les missiles de croisière et missiles balistiques de moyenne portée, américains et soviétiques. C’est le premier traité à avoir banni totalement une catégorie d’armement) et enfin le retrait des deux parties du Traité Ciel Ouvert – permettant une surveillance aérienne mutuelle – en 2020 (pour les USA) et 2021 (pour la Russie). Si ces noms ne vous disent rien, ou pas grand chose, sachez que ces traités formaient en quelque sorte les outils nécessaires, voire indispensables, à la non-escalade des forces stratégiques dans le monde.

D’un point de vue plus technique, on observera que de part et d’autre de l’Atlantique le niveau d’alerte est passé à Defcon 3 (ou son équivalent), ce qui signifie qu’une guerre nucléaire pourrait être enclenchée par n’importe quelle partie très rapidement. De plus, les processus y afférents sont bien plus automatisés que durant la guerre froide, il n’y a plus de risque de “défaillance humaine”, ce qui n’est pas pour rassurer. De surcroît, les USA et la Russie ne disposent plus des instruments de désescalade qui existaient il y a 30 ans. Certains observateurs font par ailleurs mentions de systèmes informatiques vérolés du côté de l’Otan par des logiciels espions russes qui seraient capables de faire exploser des silos nucléaires directement sur le sol des USA. La situation est clairement plus que tendue sur ce point là également… car perdu pour perdu, qui sait à quel geste désespéré l’une des parties pourrait se laisser aller ?

Et si certains se demandent comment on en est arrivé là, il est bon de se souvenir de la montée en puissance du mouvement néoconservateur aux USA et de la mise au placard dans les années 1990 des soviétologues qui avaient été les artisans de ladite désescalade entre les deux blocs de la guerre froide. En 1998, lorsque l’un de ces anciens diplomates, George F Kennan, spécialiste du monde russe est interrogé par Thomas Friedman pour le New York Times à propos de l’extension de l’Otan à l’Est, il répond : “Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont graduellement réagir de manière hostile et que cela va affecter leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique.”. Presque un quart de siècle plus tard, l’actualité lui donne raison.

2. Ingérences étrangères et nationalisme musclé

“Une paix feinte est plus nuisible qu’une guerre ouverte.”

– proverbe italien

S’il est difficile de se faire une idée précise de ce qui s’est joué ces 20 dernières années en Ukraine, il est par contre clair que ce pays est le théâtre d’ingérences extérieures qui vont durablement le mettre à mal. Ce territoire est à la fois un enjeu géostratégique mais aussi économique. Si son système politique est depuis longtemps plombé par des oligarques et un grand banditisme qui n’ont rien à envier à la Russie ou aux criminels en col blanc (et banquiers d’affaires) plus policés mais non moins voraces que ceux de l’Occident, c’est aussi et surtout l’objet de bien des convoitises de la part de ces derniers.

Puissance agricole, minière et industrielle de premier plan malgré la pauvreté endémique de sa population (qui n’est pas invitée au partage du gâteau), elle est clairement la cible du FMI comme l’indique le rapport IMF Country Report No.12/315 de 2012. Un plan prévoyant la suppression du contrôle des salaires, la réforme et la réduction des secteurs de la santé et de l’éducation, et la suppression des subventions au gaz naturel accordées aux citoyens ukrainiens est élaboré loin des yeux des profanes.

Un véritable terrain de jeu pour les prédateurs capitalistes qui veulent y faire des affaires bien juteuses. Toutes ces richesses étant de surcroît soutenues par une main d’œuvre très bon marché (qui contribue indirectement à engendrer une pression à la baisse sur les salaires européens) et pourtant instruite. Mais, coup de théâtre en novembre 2013, le président Viktor Ianoukovytch inflige un camouflet retentissant à l’UE en refusant à la dernière minute de signer un accord de libre échange avec Bruxelles et fait volte face pour se tourner vers la Russie de Poutine. Cependant, les Occidentaux ne renoncent pas si facilement et c’est dans ce contexte qu’il faut replacer la révolution de Maïdan de 2014. Des troubles politiques et des sentiments antigouvernementaux éclatent soutenus par l’USAID (U.S. Agency for International Development) et la NED (National Endowment for Democracy) qui remettent le couvert, comme en 2004 lors de la révolution orange (voir l’article du Guardian en ligne du 26 novembre 2004 : Campagne américaine derrière la tourmente à Kiev).

C’est qu’ils ne regardent pas à la dépense quand il s’agit de défendre leurs intérêts. En décembre 2013, Victoria Nuland, alors secrétaire d’État adjointe aux affaires européennes et partisane de longue date d’un changement de régime, a déclaré que le gouvernement américain avait dépensé 5 milliards de dollars depuis 1991 afin de promouvoir la démocratie en Ukraine. L’argent ayant servi à soutenir de hauts fonctionnaires du gouvernement ukrainien… [des] membres du monde des affaires ainsi que de la société civile de l’opposition qui sont en harmonie avec les objectifs des États-Unis. Étrange façon de considérer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, non?

Dans ces manœuvres de déstabilisation, tous les coups sont permis et l’on peut clairement observer l’étrange montée en puissance de partis et groupuscules néonazis (ou plus exactement ultra-nationalistes) dans le jeu politique ukrainien. Et si en effet, le terme de dénazification de la société ukrainienne est sans doute malvenu (ils ne représentent qu’une frange minoritaire de la population) de la part de Vladimir Poutine (qui lui même emploie les mercenaires de la société Wagner qui n’ont pas grand-chose à leur envier en matière de comportements et attitudes néo-fascistes), le déni des Occidentaux par rapport à la montée en puissance de ces odieux personnages dans le jeu politique intérieur ukrainien est plus qu’hypocrite, il est criminel. Pour ceux qui voudraient en savoir plus sur les coulisses de ces incidents, je ne peux que renvoyer à l’excellent compte rendu de Pierrick Tillet sur le site de L’OBS avec Rue 89 publié le 25 janvier 2017 et intitulé : Le coup d’Etat ukrainien a bien été piloté par les Etats-Unis : la preuve.

Je ne résiste pas non plus à l’idée de confirmer ces informations au travers d’un article du Washington Post datant du 6 février 2014 qui a reconnu que l’appel indiquait “un profond degré d’implication des États-Unis dans des affaires que Washington dit officiellement être du ressort de l’Ukraine”, mais – étrangement – ce fait a rarement été pris en compte dans la couverture médiatique de la relation entre les États-Unis, l’Ukraine et la Russie par la suite. Toujours est-il que suite à cette déstabilisation et la révocation d’un gouvernement élu démocratiquement (selon les critères de l’OCDE), l’accord de coopération avec l’UE est finalement ratifié le 21 mars 2014 par un gouvernement non élu composé alors pour environ un tiers de néonazis (on est clairement ici dans une surreprésentation de ces forces par rapport à leur poids électoral réel, comme le prouveront les élections de 2019, mais leur rôle dans la structuration de la société et dans le conflit en cours reste important).

Le FMI quant à lui en profite pour imposer ses exigences : l’augmentation du prix du gaz, l’augmentation de l’âge de la retraite et la privatisation des mines publiques (en échange d’un prêt de 15 milliards pour éviter un défaut de paiement de l’État ukrainien). Quelques années plus tard, c’est Hunter Biden, le fils de Joe qui sera dans la tourmente puisqu’il est soupçonné dans une affaire de corruption liée à une société ukrainienne mais, heureusement pour lui, son père qui est alors vice-président des USA arrivera à faire pression sur les plus hautes autorités du pays pour évincer le procureur (apparemment incorruptible) en charge du dossier. Plus récemment encore, il semblerait que les Biolabs en Ukraine (qui ont fait grand bruit dans la presse internationale) ont été partiellement financés par Rosemont Seneca, la société d’Hunter Biden. Elle est pas belle la vie?

Un autre effet pervers se met directement en route suite à Maïdan : l’ukrainisation à marche forcée du pays. L’abrogation de la loi sur les langues régionales dès le 23 février 2014 donnant le ton, les ultra-nationalistes ukrainiens soutenus par l’Occident profitent de leur nouveau statut pour dérussifier l’Ukraine. De l’incendie d’Odessa du 2 mai 2014 à la bataille de Marioupol un peu plus tard, en passant par la nomination de Dmytro Iaroch (fondateur de Pravyï sektor) comme conseiller au ministère de la Défense ukrainien, chargé notamment de faciliter l’intégration des bataillons de volontaires au sein de l’armée, ou encore l’ascension fulgurante d’Andriy Paroubiy, fondateur du parti national-socialiste (sic) ukrainien qui deviendra successivement secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de la défense d’Ukraine, vice-président puis président de la Rada (la Chambre ukrainienne), on est en droit de se poser des questions sur le soutien des Occidentaux à un tel régime.

L’ukrainisation des populations russophones qui s’ensuit passe par de très nombreuses brimades et exactions qui sont facteurs d’une grande instabilité mais aussi d’une violence structurelle terrible. Je vous laisse fouiller par vous-même si vous désirez découvrir les détails sordides de cette sombre affaire. C’est dans ce contexte délétère qu’éclate la fameuse guerre civile du Donbass qui fera au total plus de 13.000 morts, dont 3.350 civils. Meurtres, tortures, enlèvements et intimidations, rien n’est épargné à la population locale. Le bataillon Tornado, pour ne citer qu’un exemple, sera soupçonné dès 2015 de faire usage du pillage, du viol et de la torture sur des supposés séparatistes.

Le président Porochenko lui-même parlera de guerre. Ce qu’il déclare au parlement en mai 2014 est révélateur de l’ambiance générale : Nous aurons du travail, eux non! (…) Nos enfants iront à l’école et à la garderie, leurs enfants resteront dans les caves du sous-sol!” Et si les accords de Minsk II ont pu pendant un temps faire croire à une normalisation des relations, le non respect de ceux-ci par les deux parties du conflit va nous amener petit à petit à la situation actuelle (en particulier suite à une escalade de démonstrations de forces de part et d’autre de la frontière russo-ukrainienne ces derniers temps).

De son côté, la Russie mécontente du traitement des Ukrainiens russophones soutient à sa façon les séparatistes du Donetsk et de Lougansk. Et malgré les accords de Minsk II (texte très flou et difficilement applicable), la situation reste pour le moins extrêmement tendue. Je vous passe les détails car d’autres articles et reportages ont relaté ces événements. Pour résumer la situation de ces 8 dernières années, il me semble utile de citer les déclarations d’Oleksiy Danilov, secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de défense de l’Ukraine en fonction en janvier 2022, qui affirme que le respect des accords de Minsk signifie la destruction du pays. Lorsqu’ils ont été signés sous la menace armée des Russes – et sous le regard des Allemands et des Français – il était déjà clair pour toutes les personnes rationnelles qu’il était impossible de mettre en application ces documents“.

C’est qu’entre-temps, le projet de Nouvelle-Russie (Novorossia) porté par les russophones-russophiles de l’Est ukrainien qui embarrassait le pouvoir russe en 2015 est devenu un très opportun casus belli depuis le 15 février 2022, puisque la Douma a voté pour demander au président Vladimir Poutine de reconnaître les républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Notons aussi, car ce n’est pas anodin, que ce projet de loi a été proposé par le parti communiste, principale force d’opposition en Russie. Sur le papier, on n’est pas loin d’un gouvernement d’Union Nationale.

Par ailleurs, et pour clôturer ce rapide tour d’horizon, si l’Ukraine est entrée dans le Conseil de coopération nord-atlantique dès 1991, c’est en juin 2017 que le parlement ukrainien adopte une loi en vertu de laquelle l’adhésion à l’OTAN est redevenue un objectif stratégique de la politique étrangère et de sécurité du pays. L’amendement qui inscrit cet objectif dans la Constitution ukrainienne entrant en vigueur en 2019. Et en septembre 2020, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, approuve la nouvelle stratégie de sécurité nationale de l’Ukraine, qui prévoit le développement du Partenariat spécifique OTAN-Ukraine en vue d’une adhésion du pays à l’Organisation.

Mais qu’on ne se méprenne pas sur mes propos qui peuvent paraître particulièrement à charge vis-à-vis des élites occidentales. Pour l’autre partie, les faits parlent d’eux-mêmes. Les images des horreurs perpétrées par l’armée russe en Ukraine sont sans appel. C’est pourquoi j’ai tenu à souligner ici comment l’Ukraine est devenue le théâtre d’une guerre entre deux blocs qui ont préféré la confrontation à la diplomatie, les armes au dialogue. Dans cette histoire, ce sont les populations civiles (qu’elles soient occidentales, ukrainiennes ou russes) qui paieront le plus lourd tribut à cette guerre. Comme disait Paul Valery : “La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.”. Rien n’a changé depuis.

3. L’aspect psychologique

“Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme.”

– Albert Camus, L’homme révolté (1951).

Si on pourrait croire que la citation de Camus est adressée ici à un certain président particulièrement méprisant avec la population de son pays, prenons un peu de recul et observons comment les deux premières guerres mondiales se sont terminées. A la fin de la première, le sentiment général était de faire payer à l’ennemi sa défaite au prix fort. On sait où nous mena la suite. A contrario, mus par des sentiments plus nobles (quoique non désintéressés), les élites occidentales choisirent la voie de la reconstruction commune et de la réconciliation à la fin de le seconde grande guerre. Choix judicieux qui apaisa l’Europe occidentale et lui offrit une longue période de paix et de prospérité.

Récemment, un commentateur français de la situation disait en substance que Poutine (et plus largement le régime russe) est devenu ce qu’on en a fait (propos confirmé dans l’interview de Sébastien Boussois publiée sur le site de L-Post le 1er mars, intitulée “Ukraine: Nous avons une part de responsabilité dans la radicalisation de la Russie”). Et il vrai que si Gorbatchev a fait un geste de paix aussi incroyable que courageux politiquement en évitant de nombreuses révolutions plus ou moins sanglantes dans les anciens pays du Pacte de Varsovie en 1990, il n’a fallu que 10 ans pour que la Russie se retrouve à genoux, en proie à un grand banditisme d’une ampleur inédite, pillée allègrement de ses ressources de façon systématique par des oligarques peu scrupuleux sous les mandatures de Boris Eltsine.

Pourtant, je le rappelle, quand Poutine arrive au pouvoir par les urnes, les élites russes ravalent leur fierté et tentent de jouer le jeu avec les vainqueurs de la guerre froide. Sept ans plus tard, le discours de Munich sonne le glas de cette politique et Poutine prévient l’Occident: l’hubris des yankees et de leurs vassaux européens causera leur perte. Au niveau intérieur, il partage son ressentiment avec ses concitoyens et infléchit ses discours en évoquant la Grande Russie Impériale (ce qui n’est pas sans inquiéter à juste titre la Pologne et les Pays baltes).

Aussi, patiemment, il guette les occasions. Sa première grande offensive stratégique internationale est sans doute le soutien indéfectible qu’il fournit à la Syrie. Ruinant par la même occasion les plans de ceux qui auraient espéré voir un état plus favorable aux occidentaux émerger de cette guerre civile. On peut également supposer que c’est sur ce terrain que les forces militaires russes s’aguerrissent et peaufinent la technique du chaudron pratiquée aujourd’hui en Ukraine. Mais ce n’est pas tout puisque Moscou se permet aussi de vendre des armes à tous ceux qui n’ont pas les faveurs de Washington. Il est bon de mentionner également les nombreuses missions de la société privée Wagner qui vient mettre des bâtons dans les roues de la Françafrique et qui est d’autant plus appréciée qu’elle paraît plus fiable que ne le sont les Français ou les Chinois aux yeux de certains régimes ou populations (même si ses succès sont de fait assez mitigés).

C’est que la Russie n’est pas la seule à constater que la Cour pénale internationale (CPI) est une cour fantoche, que certains pays peuvent faire la guerre ou s’immiscer dans les affaires intérieures des autres en toute impunité sans l’aval de l’ONU. C’est même devenu une marque de fabrique. Pour ne prendre que quelques exemples, songeons aux nombreux gouvernements sud-américains renversés par des coups d’État douteux, et plus généralement à tous ceux qui se sont abstenus lors du vote à l’assemblée de l’ONU. Et je ne serais pas étonné d’apprendre qu’en off, une partie de ceux qui ont voté pour dénoncer cette invasion l’aient fait en traînant les pieds, afin de ne pas froisser les Occidentaux. A mon avis, dans les coulisses on compte les points et on observe la situation comme un match de finale à Roland-Garros.

Voyez par exemple le comportement pour le moins équivoque de l’Arabie Saoudite pourtant signataire de la condamnation à l’égard de la Russie. Un article du site Middleeasteye nous informe le 9 mars que les princes des Émirats Arabes Unis et d’Arabie Saoudite se permettent de ne pas répondre à Joe Biden qui cherche désespérément à endiguer le cours du pétrole, probablement parce ceux-ci se sentent importunés par la position étasunienne sur l’affaire Khashoggi et la guerre en cours au Yémen. Trois jours plus tard, le royaume saoudien annonce avoir exécuté 81 personnes et (bien évidemment), au vu du contexte, le silence de la communauté internationale est assourdissant. Il y a manifestement les bons dictateurs et les mauvais dictateurs, comme d’habitude. Le 15 mars, le même site annonce que l’Arabie saoudite envisage la proposition de Pékin de ne plus être payée en dollars mais en yuans, ce qui donnerait un sérieux coup de canif à une économie étasunienne déjà atteinte par ses propres sanctions (par effet rebond).

Il faut dire qu’entre exécuteurs sommaires, la cordialité est de mise. Bien entendu, il se pourrait que ce ne soit qu’un “coup de com'” destiné à calmer les pressions à l’égard de son régime mais ce comportement reste malgré tout révélateur d’un certain malaise dans l’empire américain (qui ne peut en même temps faire pression sur la Russie et sur Riyad, tellement il dépend du pétrole). Le 18 mars 2022, la confirmation sonne comme un couperet dans Courrier International titrant un article : “Géopolitique. La guerre en Ukraine révèle au grand jour le divorce Washington-Riyad”, le chapeau précisant que l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis affichent de plus en plus leurs convergences économiques et stratégiques avec les Russes et les Chinois. Et tant pis pour Boris Johnson et ses voyages diplomatiques en tant que VRP de l’Alliance.

4. Les enjeux

“La priorité des États-Unis est d’empêcher que le capital allemand et les technologies allemandes s’unissent avec les ressources et la main d’œuvre russe pour former une combinaison invincible.”

– George Friedman (2015)

Le plus terrible pour tout observateur éclairé de la situation, c’est qu’il y a un constat évident qui pourrait être posé par n’importe quel psychanalyste ayant un peu de bouteille : en matière d’angoisses, on provoque presque toujours ce que l’on craint le plus. Ainsi, tous les auteurs spécialisés dans l’analyse de l’Otan (qui est loin d’être une alliance purement défensive contrairement à son credo) vous le diront, ce qui se joue ici et maintenant est la remise en cause d’une puissance hégémonique qui a imposé ses vues à l’international durant une trentaine d’années (en comptant serré, sinon on est plutôt sur 72 à partir de la guerre de Corée, voire plus de 100 si on compte à partir de la Grande Flotte Blanche).

Outre l’exemple saoudien, RFI titre ce 18 mars : “L’Algérie refuse de faire remarcher son gazoduc vers l’Espagne” et précise bien les enjeux dans l’article, “Washington appuie les Européens dans leur recherche d’alternatives au gaz russe fourni à l’Europe à hauteur de 40%. L’Algérie, qui fournit au vieux continent 11% de son besoin en gaz, hésite à augmenter ses fournitures. (…) Alger se retrouve fortement impliquée dans la crise russo-ukrainienne sans le vouloir et traite donc ce dossier avec une extrême prudence. Elle craint de déplaire au Kremlin et de voir ses relations diplomatiques avec Moscou se dégrader.”

La plus grande chaîne Youtube francophone d’analyse géostratégique 7 jours sur Terre ne s’y est d’ailleurs pas trompée en titrant son émission datée du 4 mars: “La naissance d’un nouvel ordre mondial”. Cinq jours plus tard, l’économiste et analyste américain Michael Hudson confirme cet état de fait dans un article pour l’édition en ligne de l’Eurasia Review : “L’Empire Américain s’autodétruit, mais personne ne pensait que ça arriverait aussi vite” (traduction en français du titre original).

Le cours du nickel a beau avoir été maintenu artificiellement bas en bloquant les mouvements spéculatifs sur cette valeur à la City le 8 mars dernier, le système financier chauffe déjà dangereusement. L’hyperinflation risque de rentrer en collision avec des bulles spéculatives pour former des faillites en cascade qui pourraient faire exploser en vol tout notre système financier et assurantiel. Autrement dit, le Casino Impérial est en passe de se fracasser sur le mur de l’économie réelle qui se fiche bien du tourisme ou des services, n’en déplaise à ceux qui aiment afficher leurs destinations de voyages sur les réseaux sociaux comme un tableau de chasse.

L’Occident a-t-il pour autant dit son dernier mot ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, parce que le narratif de guerre de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, est incroyablement bien ficelé et résonne de façon inédite sur les réseaux sociaux. Chaque discours est pointu, ciselé et s’adresse à son public spécifique avec une pertinence difficile à remettre en cause. Ce qui ne laisse que deux options : soit c’est un as de la rhétorique comme nous n’en avions alors jamais connu, soit il est appuyé par des services extérieurs qui l’aident à façonner l’opinion publique ; à fabriquer du consentement.

Un peu plus tôt, avant la guerre, le ton est déjà donné aux USA. Le comité éditorial du Washington Post a comparé le 8 décembre 2021 les négociations avec Poutine avec la politique de l’apaisement face à Hitler à Munich en 1938. Il a en outre demandé à Biden de “résister aux exigences exagérées de Poutine en Ukraine (…) de peur qu’il ne déstabilise toute l’Europe au profit de la Russie autocratique.”. Même son de cloche de la part de Marc Thiessen dans le Post deux jours plus tard : “Concernant l’Ukraine, Biden fait appel à son Neville Chamberlain intérieur”. Le 16 décembre 2021, Michael Crowley (un journaliste du Times) présente l’impasse ukrainienne comme : “un test de la crédibilité des États-Unis à l’étranger”.

Par ailleurs, et même s’il s’est vite repris, la déclaration fracassante de Bruno Le Maire le mardi 1er mars sur France Info qui déclare une guerre financière et économique totale à la Russie est plutôt fondée, mais embarrassante. Ceci expliquant son rapide mea-culpa, il a dit tout haut ce qui devait être fait, mais non pas déclaré. Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit : outre les sanctions ordinaires dans ce cas de figure, nous avons pu observer des postures encore inédites comme l’exclusion du système SWIFT ou encore la position de la Suisse reprenant intégralement celles de l’UE. Ce qui est loin d’être anodin lorsqu’on connaît l’importance de sa neutralité, légendaire à plus d’un titre.

Mais les pouvoirs russe et chinois (qui ont récemment passé des accords économiques phénoménaux) semblent avoir pris les devants, tant au niveau de leurs réserves que par toute une série de mesures dans tous les domaines stratégiques (financiers, IT, industriels, miniers, énergétiques…). Car contrairement à ce que l’orgueil de certains éditocrates occidentaux pourrait faire penser, nous sommes en train de nous faire dépasser dans bien des domaines par cette alliance eurasienne et ce même sur des sujets pointus (tels que la recherche sur le graphène, la fusion nucléaire ou encore l’intelligence artificielle pour n’en citer que trois).

En somme, si l’Occident voyait en l’Ukraine une source de profit et, partant, les quelques 85 entités russes formant sa Fédération comme un ours à dépecer pour en extraire d’immenses bénéfices, il se pourrait bien que nous ayons été pris de cours et que ce soit l’Union Eurasiatique qui mène bientôt le bal, avec en ligne de mire la fin des accords de Bretton-Woods qui faisaient du dollar la monnaie de référence mondiale. Chaque jour qui passe, les nouvelles qui tombent sur mon fil d’info m’indiquent que si l’unité de façade est toujours en cours à l’ONU, ce qui se joue en coulisse est bien moins réjouissant pour ceux qui se sont crus les maîtres du monde en imposant une monnaie de singe, le “libre” marché et l’Otan comme seuls instruments de leur puissance.

Il se pourrait aussi que les USA se retirent discrètement et progressivement des affaires mondiales, qu’ils cessent de jouer aux gendarmes autoproclamés de la planète, pour un temps du moins, car ça pourrait servir leurs intérêts si on en croit l’analyste géostratégique Peter Zeihan qui dispose d’outils et modèles particulièrement efficients en ce qui concernent les forces inertielles à l’œuvre (même si son travail souffre de certains biais méthodologiques et idéologiques). Pour le reste, le probable désalignement à venir risque non seulement de provoquer de nombreuses crises et conflits mais comprend également une possibilité d’effondrement systémique majeur qui ne pourrait pas être mutualisé comme en 2008.

Un pays comme l’Espagne, qui dépend pour presque trois quarts de son économie du tourisme et des services, se retrouverait tout simplement ruiné. En Europe, notre dépendance aux importations dans toute une série de domaines risque non seulement de nous tiers-mondiser mais également de provoquer de graves crises sociales qui pourraient à terme faire ressurgir des idées (voire des gouvernements) néo-fascistes. Toutefois, nous pouvons aussi avancer que le cas de la France est un peu plus particulier, comme une sorte d’exception culturelle. Elle a des leviers pour s’en sortir : l’énergie nucléaire, une démographie relativement équilibrée, un certain savoir-faire artisanal et technique, une capacité à se rendre auto-suffisante au niveau alimentaire rapidement (pour ne citer que quelques exemples). Plus généralement, l’impact de cette crise sera ressenti très différemment par les différents pays constituant l’Union Européenne, ce qui devrait mener à des tensions internes non négligeables dans les mois et années à venir, chacun voyant midi à sa porte. Au fond, et comme le dit si bien le diction populaire, on n’est pas sorti de l’auberge!

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