[Ca$h Out] Paris sportifs : 70% des joueurs français sont endettés auprès de leurs banques
« Que Dieu bénisse cet homme. Le cash out était le seul choix rationnel, logique et intelligent à faire. Félicitations à ce héros. » [1]
Cette réponse de l’internaute D. Wayne Fitzgerald au tweet de Ben Fawkes, vice-président en charge du contenu numérique du média spécialisé en paris sportifs VSiN, a recueilli 71 « j’aime ». Le tweet original, cité par le site français RMC Sport [2], illustre le « bel instinct » d’un parieur étasunien qui, ayant misé 26 dollars en début d’année 2022 sur un pari combinant de nombreux résultats sportifs, dont la victoire de la France à la Coupe du monde masculine de football, s’est rendu depuis Las Vegas jusqu’à la frontière de l’Arizona, quelques heures avant le coup d’envoi de la finale contre l’Argentine afin d’accepter, sur son smartphone, une offre d’encaissement de 283.538,52 dollars.
D’un énorme gain à la perte sèche
Si les Bleus avaient remporté le Mondial, et si le « parieur fou américain » n’avait pas réalisé le cash out, c’est un pactole de 557.700 dollars qui aurait pu être empoché. Seulement, la France n’est pas championne du monde – et l’offre de cash out, proposée par le bookmaker (opérateur de paris sportifs) en raison du succès des prévisions réalisées dans le combiné, a été acceptée par le parieur devenu « héros ».
Le cash out, dans le cadre d’un combiné de plusieurs paris sportifs portant sur les résultats de matches, de championnats ou de coupes, combinaison par laquelle les cotes se multiplient entre elles et avec le montant de la mise pour entrevoir un gain souvent très élevé, est une opération consistant à accepter une offre de retrait du pari avant la fin des matches, championnats ou coupes, lorsque les résultats précédents se sont révélés conformes au pari.
Il suffit d’un mauvais résultat, sur l’ensemble du pari combiné, pour passer d’un énorme gain à la perte sèche de la mise. Le parieur étasunien avait refusé une offre de cash out de 80.000 dollars avant le début du Mondial, pour mieux accepter l’offre – bien plus élevée, compte tenu du parcours de l’Équipe de France – formulée par son bookmaker en ligne juste avant la finale de la compétition-reine. S’il l’avait déclinée, il aurait tout perdu, et son rêve momentané de richesse s’en serait trouvé anéanti.
« Tout pour la daronne »
Ce rêve momentané de richesse est la principale source de motivation des parieurs. Une illusion largement alimentée par la culture populaire autour de la pratique du pari sportif, mais légalement interdite dans la communication commerciale par le droit français. Le 17 mars 2022, pour la première fois, l’Autorité nationale des jeux (ANJ) a ordonné le retrait d’une publicité de l’opérateur Winamax [3], car elle « véhicul[ait] le message selon lequel les paris sportifs peuvent contribuer à la réussite sociale, entendue comme une ascension sociale ou un changement de statut social, en l’occurrence celle de la mère et de son fils grâce au gain qu’il a tiré d’un pari sportif victorieux ».
Dans ce spot réalisé par Sam Pilling, le bookmaker français met en scène une dame relativement âgée qui, en prenant l’ascenseur de ce qu’on devine être son HLM, se retrouve propulsée en l’air jusque dans le fauteuil d’un avion de ligne, avant que n’apparaisse l’inscription « Tout pour la daronne » (mère, en argot, NDLR), le tout sur le morceau interprété par Elvis Presley « If I can dream ». Problème : si l’ANJ a ordonné à Winamax le retrait, sous un mois à compter de l’annonce de sa décision en mars 2022, de la publicité en question, cette dernière avait été largement diffusée dès le mois de juin 2021 à l’occasion de l’Euro 2020 de football masculin, lequel avait été repoussé d’un an en raison de la pandémie de Covid-19. Cette campagne publicitaire a donc largement eu le temps d’infuser dans les esprits des jeunes adultes, cible privilégiée des opérateurs de paris sportifs.
Or les plus jeunes sont effectivement très influencés par la communication des bookmakers, et se livrent de plus en plus à cette pratique sociale. Selon une étude de l’ANJ datant de 2021, ce sont 69% des parieurs qui ont moins de 35 ans… et plus d’un tiers des 15-17 ans parient en ligne, malgré l’interdiction formelle des jeux d’argent pour les mineurs [4].
Ainsi, le département de Seine-Saint-Denis, présidé par le socialiste Stéphane Troussel, a lancé peu avant le coup d’envoi de la Coupe du monde au Qatar une campagne de sensibilisation aux effets pervers des paris sportifs, détournant la publicité de Winamax en « Retour chez Tout pour la daronne ». Campagne retweetée, notamment, par Mme Fayza Lamari, mère du footballeur français Kylian Mbappé, qui lui-même se refuse à vendre son image au profit des opérateurs de paris sportifs.
615 millions d’euros en un mois
Le samedi 24 décembre 2022, l’Autorité nationale des jeux a indiqué que la Coupe du monde de football au Qatar avait généré, en France et uniquement en ligne, 615 millions d’euros de mises [5]. A titre de comparaison, 366 millions d’euros avaient été misés en ligne au total lors de la Coupe du monde 2018 en Russie, et 420 millions d’euros pour l’Euro en 2021. L’ANJ avait anticipé au moins 530 millions d’euros de mises pour la Coupe du monde 2022, estimation finalement largement dépassée. La finale France-Argentine, qui s’est jouée dimanche 18 décembre, a généré à elle seule des mises d’un montant de 55 millions d’euros, en France et sur internet, contre 37,5 millions d’euros pour le match France-Croatie en 2018.
Selon une étude d’Addictions France, citée par BFMTV mardi 27 décembre [6], sur la population française de parieurs, 70% sont endettés auprès de leurs banques. Bernard Basset, président de cette association, expliquait dans le même reportage : « L’illusion de gagner, et de gagner de l’argent facile, s’adresse surtout à des gens en situation de précarité et s’adresse surtout, surtout à des jeunes qui ont l’illusion de pouvoir gagner parce qu’ils n’ont pas l’expérience des pertes antérieures ».
« Nous sommes les parieurs »
Le jeu d’argent déploie ses tentacules au sein de la population française, jeune et précaire particulièrement, en se nourrissant des illusions de gains qu’il a lui-même créées et d’un sentiment d’appartenance à une identité collective, à une communauté qui dépasse l’individu – laquelle peut être résumée par le slogan publicitaire de la filiale Parions Sport de la Française des jeux, répété à longueur d’antenne avant et pendant les événements sportifs : « Nous sommes les parieurs ».
Texte phare du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, dite loi PACTE, prévoyait la privatisation d’Aéroports de Paris (ADP) ainsi que de la Française des jeux (FDJ) [7].
Si la cession des participations de l’État au sein du groupe ADP avait entraîné une levée de boucliers parlementaires, au point d’enclencher un processus de référendum d’initiative partagée qui, s’il n’a pas abouti, a repoussé – couplé à la débâcle boursière d’ADP lors du premier confinement – durablement la volonté gouvernementale de procéder à cette privatisation [8], celle de la FDJ n’a pas suscité la même émotion. Cinquante deux pourcents (52%) du capital de la Française des jeux, jusqu’alors détenus par l’État, ont été privatisés en novembre 2019 [9].
Bruit et voix basse
Privatisation de la Française des jeux, culture populaire faisant la part belle au jeu d’argent, explosion en volume du pari sportif, illusion du gain facile, défaillance de l’Autorité nationale des jeux et endettement des joueurs se conjuguent en un phénomène volontairement ignoré des dirigeants politiques nationaux malgré ses lourdes conséquences sur la population.
Ce qui est vrai pour les paris sportifs s’avère également juste pour l’ensemble des jeux d’argent : loteries, tickets à gratter, poker, machines à sous happent les joueurs, dans les points de vente, les casinos ou via leurs smartphones, dans un rêve de richesse qui tourne, pour celles et ceux qui s’y adonnent frénétiquement, au cauchemar éveillé. Car, comme dans le cas du parieur étasunien, on entend bruyamment dans les médias ou dans les milieux initiés les belles histoires de gains fulgurants et formidables, mais on ne parle qu’à voix basse des millions de laissés pour compte de ce business insidieux qui détruit mille vies pour n’en favoriser qu’une.
Le cash out, fonctionnalité mise en place chez les bookmakers français en 2017, signifie encaissement. Il désigne aussi, en finance, la revente d’actions en cash avant une opération de liquidité totale des titres de propriété d’une entreprise [10]. Sous forme verbale, cash out équivaut en français à coûter ou encore liquider [11]. Ce polysème est le nom donné à notre série d’articles sur les jeux d’argent, inaugurée ici.
Références
[1 : Twitter – https://twitter.com/BFawkes22/status/1604278736861306880 ]
[2 : Coupe du monde 2022: le parieur fou américain a finalement accepté une offre de cash out juste avant la finale, RMC Sport, 19 décembre 2022 – https://rmcsport.bfmtv.com/football/coupe-du-monde/coupe-du-monde-2022-le-parieur-fou-americain-a-finalement-accepte-une-offre-de-cash-out-juste-avant-la-finale_AV-202212190369.html ]
[3 : «Tout pour la daronne» : Winamax contraint de retirer sa publicité, Le Parisien, 17 mars 2022 – https://www.leparisien.fr/economie/tout-pour-la-daronne-winamax-contraint-de-retirer-sa-publicite-17-03-2022-5QAV7FW5UNASBFHBNJ4RR2PGEA.php ]
[4 : Coupe du monde 2022 : « Retour chez la daronne », la Seine-Saint-Denis lance sa campagne contre les paris sportifs, 20 Minutes, 19 novembre 2022 – https://www.20minutes.fr/paris/4010263-20221119-coupe-monde-2022-retour-chez-daronne-seine-saint-denis-lance-campagne-contre-paris-sportifs ]
[5 : Coupe du monde 2022 : 615 millions d’euros misés pendant la compétition… Un record pour les paris sportifs en France, 20 Minutes, 24 décembre 2022 – https://www.20minutes.fr/sport/coupe_du_monde_2022/4016194-20221224-coupe-monde-2022-615-millions-euros-mises-pendant-competition-record-paris-sportifs-france ]
[6 : Mondial : Les paris ont atteint des records, Le Journal, Première Édition, BFMTV, 27 décembre 2022]
[7 : Loi Pacte : les privatisations d’ADP et de la FDJ votées par les députés suscitent la controverse, La Tribune, 4 octobre 2018 – https://www.latribune.fr/economie/france/loi-pacte-les-privatisations-d-adp-et-de-la-fdj-suscitent-la-controverse-a-l-assemblee-nationale-792762.html ]
[8 : La privatisation d’ADP s’éloigne malgré l’échec de l’appel au référendum, Les Echos, 12 mars 2020 – https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/la-privatisation-dadp-seloigne-malgre-lechec-de-lappel-au-referendum-1184359 ]
[9 : Privatisation : la Française des jeux fait les yeux doux aux petits porteurs, Le Parisien, 19 octobre 2019 – https://www.leparisien.fr/economie/privatisation-la-francaise-des-jeux-fait-les-yeux-doux-aux-petits-porteurs-19-10-2019-8176068.php ]
[10 : Cash out, Glossaire, Be@Boss – https://www.beaboss.fr/Definitions-Glossaire/Cash-out-336834.htm ]
[11 : cash out, WordReference – https://www.wordreference.com/enfr/cash%20out ]