Oppenheimer, la succession du père de la bombe atomique

À la faveur de la chaleur estivale, les spectateurs se sont pressés dans les salles de cinéma climatisées. La plupart pour des comédies à la fraîcheur bienvenue, de nombreux autres pour le film biographique consacré au physicien Robert Oppenheimer, connu pour avoir mis au point la bombe atomique. Mais il flottait dans les séances d’ « Oppenheimer » comme une atmosphère étouffante, qui irradiait les esprits et dont nul ne ressortait indemne.

L’hiver est venu et le dernier long-métrage du réalisateur britannique Christopher Nolan est désormais disponible en DVD, blu-Ray et en VOD. Le sujet mérite qu’on y accorde les deux heures cinquante minutes de notre temps pour visionner, ou revoir, cette fresque intime avec, entremêlés, les enjeux politiciens des États-Unis d’Amérique (USA) et une profonde réflexion sur l’arme la plus puissante que l’humanité n’ait jamais créée.

Cette critique s’appuie sur des éléments de l’intrigue qui vous seraient divulgués si vous n’avez pas vu le film.

Dès les premières minutes, le spectateur comprend la complexité d’une histoire réelle et aussi alambiquée que peuvent l’être les esprits scientifiques les plus brillants. D’une scène à l’autre, l’on se retrouve transporté à une époque plus ancienne ou plus récente. Ce qui reste compréhensible dès le premier visionnage, grâce au talent des maquilleurs qui ont grimé les mêmes acteurs selon l’âge du personnage qu’ils incarnent, demeure insuffisant pour saisir entièrement les ficelles d’une intrigue composite. C’est pourquoi cette critique résulte d’un second regard sur le film.

Du pur Nolan

Christopher Nolan aime jouer avec son public et la temporalité scénaristique de ses longs-métrages. Ce fut le cas dans Memento, son deuxième film produit en 2000 qui l’a réellement fait connaître des cinéphiles. Dans ce dernier, des scènes en noir et blanc progressant dans l’ordre chronologique alternaient avec des scènes en couleurs se succédant dans l’ordre inverse, partant de la fin pour que les deux fils se rejoignent au milieu de l’intrigue.

Hommage à sa propre œuvre antérieure, le cinéaste britannique croise également, dans Oppenheimer, des scènes en couleurs et d’autres en noir et blanc, qui ne se distinguent cette fois non par leur chronologie ou leur situation temporelle mais par le point de vue adopté dans le long-métrage. La grande majorité des scènes sont en couleurs car elles retranscrivent précisément le regard de Robert Oppenheimer – joué par Cillian Murphy – de ses études supérieures en physique dans les années 1920 jusqu’à une scène (presque) finale de cérémonie de remise de prix au physicien en 1963, avec naturellement un focus essentiel entre 1939 et 1945 sur le projet Manhattan, d’élaboration théorique et pratique d’une bombe A, que le scientifique de renom a dirigé lui-même. Les scènes en noir et blanc épousent cette fois le point de vue de Lewis Strauss – incarné par Robert Downey Jr. – qui fut président de la Commission de l’énergie atomique aux USA et candidat au poste de Secrétaire au Commerce pour lequel il est auditionné au Sénat.

Fission

Les premières images du film montrent un Robert Oppenheimer relativement âgé, quand en 1954 il est entendu pour le renouvellement de son accréditation de sécurité de l’administration étasunienne. Un seul mot apparaît à l’écran : « Fission ». Le cadre de cette audition n’est pas un tribunal, mais celle-ci n’en est pas moins menée entièrement à charge contre le physicien à qui il est reproché ses accointances avec le mouvement communiste, voire sa trahison des intérêts américains en faveur de l’Union Soviétique (URSS).

Cette audition de sécurité permet de relier les différentes étapes de la vie du scientifique, à commencer par sa formation dans les universités européennes où le champ de la physique quantique, ouvert par la théorie de la relativité d’Albert Einstein, est davantage pris au sérieux que dans l’enseignement supérieur et la recherche des États-Unis, ainsi que ses rencontres avec les grands noms de la physique théorique qu’il continuera à côtoyer lors du projet Manhattan et au-delà de ce long épisode militaire.

Plongés dans le cerveau

Nous sommes immédiatement plongés dans le cerveau de Robert Oppenheimer, par de brefs plans mettant en scène des particules lumineuses ou une multitude de petits amas de matière interagissant entre eux, à la manière des gouttes de pluie heurtant la surface d’une étendue d’eau. Tout aussi rapidement, l’un des professeurs à qui le physicien, alors étudiant, admet ne pas maîtriser les mathématiques, demande au personnage principal s’il « entend » les mathématiques comme l’on « entendrait » la musique pour composer des partitions sans forcément connaître les subtilités du solfège.

Ce qui est vrai pour Oppenheimer avec les mathématiques, Christopher Nolan l’utilise avec le spectateur étranger aux sciences « dures » par le biais d’une bande originale magistralement réalisée par le compositeur suédois Ludwig Göransson. De bout en bout du film, la musique nous prend par la main et ne nous laisse aucun répit, les rares silences n’étant que de brefs instants avant que ne se déchaînent les effets sonores et de nouvelles mesures battues en rythme par une armée d’instruments, nous faisant voyager à travers les interrogations, les angoisses, les contradictions du protagoniste qui donne son nom au film. Et il s’avère que si Robert Oppenheimer a marqué son temps par ses travaux en physique, il s’est aussi engagé en faveur des Républicains espagnols contre les milices fascistes d’Augusto Pinochet, il a cherché à syndiquer les professeurs de son université en lien avec les autres travailleurs aux États-Unis avant de s’impliquer dans le projet Manhattan d’abord et avant tout parce qu’en tant que juif, il voulait empêcher les nazis allemands d’être les premiers à disposer de la bombe atomique et à pouvoir l’utiliser. Il n’a d’ailleurs pas fait que s’y impliquer : il l’a mis sur pied de bout en bout et faisait figure de véritable « cerveau » du projet Manhattan, qui se sera étalé sur six années et aura coûté deux milliards de dollars de l’époque.

Rongés par le doute

Si la sympathie pour les thèses communistes d’Oppenheimer, pour qui les connaît un tant soit peu, est rapidement balayée et contient même des éléments factuellement faux – les personnages du film attribuent à Karl Marx la formule selon laquelle « la propriété c’est le vol », alors qu’elle est celle du théoricien anarchiste Joseph Proudhon – nous faisons crédit à la qualité scénaristique du long-métrage pour que d’autres erreurs n’aient pas été commises concernant le parcours scientifique des personnages et leurs prises de position plus propres à leur époque.

Les scientifiques sont logiquement divisés sur la question de l’usage de l’atome. Faut-il concevoir une bombe A, qui repose sur la fission des atomes entraînant une réaction en chaîne correspondant à une gigantesque explosion, quantifiable en milliers de tonnes de TNT ? Faut-il concevoir une bombe à hydrogène, ou bombe H, qui table sur la fusion atomique et dont la déflagration se mesure en millions de tonnes de TNT ? Après les avoir conçues, faut-il les utiliser ? Ces errements intellectuels à l’heure de la Seconde Guerre mondiale, puis de la Guerre froide, sont bien retranscrits dans le film biographique. La qualité du casting justement, certes essentiellement masculin car reflétant la composition sociale du monde scientifique de la première moitié du XXème siècle, tend à l’excellence et le jeu d’acteur permet une incarnation humaine de noms tombés dans les références historiques, qu’il s’agisse de la sphère scientifique, militaire ou politique.

Robert Oppenheimer se trouve rongé par le doute quand les nazis capitulent sans condition, en mai 1945 et alors que l’industrie militaire américaine pousse à l’expérimentation et l’utilisation le plus rapidement possible de la bombe A. Si le mystère plane toujours sur ses pensées les plus intimes, il tiendra officiellement la position de l’administration qui l’a commandité en appuyant l’usage de l’arme atomique contre le Japon, position pour laquelle il s’est laissé persuader qu’elle épargnerait plus de vies humaines qu’elle n’en détruirait, vies tant américaines que japonaises.

Du sang sur les mains

Si Hiroshima et Nagasaki forment un épisode, là aussi, rapidement abordé par le seul point de vue de Robert Oppenheimer, sans image de la bombe atomique sur ces populations civiles, c’est explicable par la volonté de Christopher Nolan de respecter le huis-clos de l’esprit du physicien. Il est laissé à l’appréciation des spectateurs, de ce qu’a pu, en réalité, représenter l’explosion atomique sur ces métropoles densément peuplées compte tenu des images et du son dévastateurs montrés clairement, quelques scènes plus tôt, de la déflagration nucléaire telle que testée lors de l’essai Trinity, dans le désert du Nouveau-Mexique où le projet Manhattan a vraiment pris corps sous la direction d’Oppenheimer. Ces images et ce bruit s’avèrent d’autant plus dévastateurs lorsque l’on sait qu’ils résultent de prises de vue et de son réelles d’une véritable et gigantesque explosion reproduisant celle d’une bombe A, sur le plateau de tournage pour renforcer le réalisme d’un film définitivement ancré dans la réalité de notre époque.

L’horreur absolue atteinte par ces deux largages de bombes atomiques sur des populations civiles, qui constituent un crime de guerre voire un crime contre l’humanité commis par les USA dans l’impunité la plus totale, n’est ici traitée qu’à travers les yeux et les oreilles du physicien où apparaissent furtivement des personnes éplorées et des cris déchirants à la manière des hallucinations du début du film. Si cela peut sembler insuffisant voire injuste de traiter durant une si longue œuvre de l’arme absolue sans en montrer les conséquences, ce sont bien les conséquences qui vont torturer Robert Oppenheimer tel qu’il apparaît dans cette biographie, au point qu’il confiera au président Truman que les 110.000 personnes pulvérisées à Hiroshima et Nagasaki en une fraction de seconde, et les centaines de milliers d’autres victimes des radiations et des blessures engendrées par la bombe A, lui donnent l’impression d’avoir du sang sur les mains. Ce qui fera dire à Harry Truman, au moment où le physicien quitte le bureau ovale de la Maison-Blanche, qu’il ne veut plus voir ce « pleurnichard ».

Fusion

Si la bombe A se base sur le principe de fission nucléaire, la bombe H s’appuie sur le principe de fusion, autrement plus ravageur. Après avoir mis au point une arme d’une puissance inimaginable et avoir ressenti la culpabilité des vies brisées par son application dans la guerre, Oppenheimer ne fait pas mystère de son opposition forte à l’élaboration d’une bombe H.

Robert Oppenheimer a d’abord cru que la bombe A serait suffisamment puissante pour mettre un terme à toutes les guerres ; il s’est finalement rendu compte qu’une puissance militaire ferait usage de toutes les armes à sa disposition si elle se trouvait menacée ou agressive et que la bombe H n’y ferait pas exception. Il est d’ailleurs intelligemment noté par le physicien que l’usage de l’arme atomique par l’armée étasunienne est certainement moins le dernier acte de la Seconde Guerre mondiale que le premier acte de la Guerre froide.

« Fusion » est le second mot à apparaître au début du film, lors de la première scène en noir et blanc. Dans cet arc narratif retranscrivant l’audition de Lewis Strauss au Sénat des États-Unis, on finit par comprendre que c’est bien lui, alors président de la Commission de l’énergie atomique, qui a fourni les armes pour discréditer Robert Oppenheimer à travers la déchéance de son agrément de sécurité par le comité qui, à l’issue de débats presque exclusivement à charge contre le physicien, va jusqu’à laisser entendre qu’il a travaillé comme agent double pour l’URSS. Le tout sous fond de « chasse aux sorcières » lancé par le sénateur républicain Joseph McCarthy pour « purger » de tous les postes à responsabilité et à exposition médiatique de la société américaine, toutes les personnes accusées, à tort ou à raison, de sympathie pour le communisme.

Le testament

Certaines parties de l’esprit d’Oppenheimer restent insondables, dont celle concernant son adhésion aux thèses communistes. La culpabilité est néanmoins palpable chez celui devenu « la Mort, le destructeur des mondes ». A ce titre, les derniers mots du personnage interprété par Cillian Murphy sonnent comme l’ultime pièce du puzzle : Qu’ont bien pu se dire Oppenheimer et Einstein, joué par Tom Conti, pour que ce dernier refuse d’adresser ne serait-ce qu’un regard à Lewis Strauss qui pensait faire se rencontrer deux hommes ayant une estime réciproque ? Un argument pour monter les scientifiques contre celui qui échouera à devenir Secrétaire au Commerce ? En fait, une chose « plus importante » que la petite personne du président de la Commission de l’énergie atomique, lequel ne s’en rendra jamais compte. La chose la plus importante pour Robert Oppenheimer, pour Albert Einstein, pour tous les scientifiques et pour tous les êtres humains.

Dans leurs recherches théoriques pour l’élaboration de l’arme atomique, certains scientifiques craignaient que la bombe A ne déclenche une réaction en chaîne des particules subatomiques inarrêtable, qui pourrait « embraser l’atmosphère », détruire le monde à jamais. L’essai Trinity le 16 juillet 1945, les bombes larguées le mois suivant sur Hiroshima et Nagasaki, la multitude d’essais atomiques appliqués par les puissances nucléaires, dont la France, démontreront que ce risque « proche de zéro » était techniquement nul. Mais concrètement, et c’est là l’ouverture des derniers mots d’Oppenheimer qui passe de la physique à la philosophie la plus élevée, cette réaction en chaîne n’est-elle pas déjà à l’œuvre à partir du moment où l’essai Trinity a « réussi » et que les plus influents des États-nations se sont livrés à une course à l’armement ? La succession des événements ayant pour point de départ la mise au point de la bombe A ne nous mènera-t-elle pas inévitablement vers l’anéantissement intégral ? Voilà ce qui met Einstein en colère et fait poindre des larmes aux yeux d’Oppenheimer, qui se ferment pour clôturer un film d’exception et laisser, enfin, le temps de reprendre son souffle au public.

Chacun retiendra de ce tableau intimiste ce qui l’aura le plus marqué, des enjeux géostratégiques engageant l’humanité, du processus de recherche scientifique, des intrigues amoureuses portées bien davantage par les personnages féminins au fort caractère, la communiste Jean Tatlock et la courageuse Katherine Oppenheimer, respectivement interprétées par Florence Pugh et Emily Blunt, que par le protagoniste principal qui semble souvent dépassé par les événements. Être propulsé dans la tête d’un homme qui verbalise si peu ses pensées confidentielles peut dérouter, son mutisme singulier pouvant agir comme un obstacle à l’identification à un tel antihéros ; mais personne ne pourra cependant oublier les hallucinations épouvantables du génie atomique.

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