La démocratie selon le Rassemblement National

Vous avez aimé la Macronie ? Vous allez adorer la Lepénie ! Depuis que le bloc de droite, prétendument central, autour de l’actuel chef de l’État a signé son arrêt de mort avec la dissolution de l’Assemblée nationale, le Rassemblement National (RN) est plus que jamais en position privilégiée pour accéder aux pouvoirs législatif et gouvernemental.

Or, tout ce qui caractérisait la politique d’Emmanuel Macron, comme l’aboutissement de 40 ans de néolibéralisme, va se retrouver décuplé sous la direction de Jordan Bardella et/ou la présidence de Marine Le Pen.

En plus du mépris de classe, des restrictions des libertés, du débat public tournant à la caricature et de la déconnexion des élites, des éléments bien précis viendront s’ajouter pour gâter davantage notre Cinquième République et ses institutions. À quoi ressemblera le grand basculement ? Nous tâcherons d’y répondre par une analyse factuelle.

Le Pen protège les racistes

Dans un extrait diffusé jeudi 20 juin de l’émission Envoyé spécial, vu plus de 11 millions de fois sur le réseau social X, Divine Kinkela, aide-soignante noire, essuie devant les caméras les injures racistes de ses voisins, un couple de militants RN. Ce dernier arbore sur sa maison, bien en face du domicile de l’aide-soignante, un drapeau français et une affiche « Avec Marine et Jordan ».

Dans un entretien à La Voix du Nord en ligne depuis samedi soir 22 juin, Marine Le Pen, justement, ne voit pas dans cette séquence de propos racistes. « La question est de savoir si “va dans ta niche” n’est pas une expression populaire de gens qui se détestent » affirme la cheffe du RN. « Est-ce que c’est raciste ? Moi-même, je peux le dire à l’égard de mes amis ! C’est vous qui tirez la conclusion que c’est raciste du fait de la couleur de peau de la victime. Ça, c’est scandaleux. »

Inversion de responsabilité

Cette inversion des responsabilités, dont l’extrême-droite abuse en permanence, va plus loin dans la bouche de Mme Le Pen, qui considère Envoyé spécial comme « une émission ultra-politisée à l’extrême-gauche ». Et d’ajouter : « Pourquoi les médias ne signalent-ils pas que cette dame, en conflit manifeste de voisinage avec ses voisins, est militante communiste et, sur les réseaux sociaux, porte des convictions suprémacistes panafricaines ? »

Marine Le Pen reprend exactement les termes du média nationaliste Boulevard Voltaire qui a remarqué que Divine Kinkela partageait, sur ses réseaux personnels, des communiqués du Parti communiste français (PCF) et des appels à l’union du « peuple noir africain ». On est à des années-lumière de ce qui est dénoncé par Mme Le Pen, dont les mensonges, par contre, sont effectivement proches de la mouvance réellement suprémaciste.

On repasse la séquence

Dans l’émission en question, Divine Kinkela témoigne des insultes racistes, agressions verbales et cris de singes qu’elle subit quotidiennement. Didier, le voisin de Divine, accueille les journalistes du service public avec un t-shirt « Je suis fier d’être Français ».

Devant les caméras, c’est le racisme assumé. Interrogé sur son t-shirt, Didier a sa vision bien à lui de la fierté. « Être Français c’est déjà de prendre les coutumes de la France, respecter les coutumes, pas nous mettre des coutumes à la con. » « Qui ne respecte pas la France ? » interroge la journaliste. « Bah, devinez ! » répond instantanément Didier.

« Je vois à la télé, je suis quand même pas con… Je vois à la télé comment ça se passe. C’est les “Moustapha”, c’est les tout ce que vous voulez », tente d’argumenter le militant RN. Voyant sa voisine en tendant la tête hors de son portail, il lâche « Elle est là. »

Arrive alors la femme de Didier. « Te voilà là encore, toi ? Tu viens ici, là ! On t’a invitée ? Non, tu dégages ! Tu pars ! » s’acharne la femme, alors que Divine Kinkela est sur le trottoir de son propre domicile.

Violences et menaces

« J’ai quitté les HLM à cause de gens comme toi. » Divine réplique qu’elle n’a « jamais habité dans des HLM ». « On était entouré de gens comme ça » poursuit la militante d’extrême-droite. « *Sifflement* Va à la niche ! On fait ce qu’on veut, on est chez nous ! Alors, tu dégages ! On est en France, on fait ce qu’on veut en France ! Tu l’apprendras si tu ne le sais pas », finit-elle par menacer.

« Va à la niche », répète encore la femme à Divine qui répond calmement : « Vous êtes des pauvres gens ». « Ouais, maintenant, renverse pas le problème parce que c’est bien toi ! Il n’y qu’à regarder juste ! Regarde, ces trucs dégueulasses qu’elle a dans les cheveux ! Déjà quand on voit ça ! La casquette sur le nez ! ».

Divine Kinkela a une coiffure propre, avec de fines tresses blondes et une casquette ouverte comme portent beaucoup de tenniswomen. La séquence se termine quand la militante RN menace le caméraman : « Arrête toi avec ça ! Arrête avec ça sinon j’appelle la police ! »

Aucun doute possible

L’extrait ne laisse aucun doute quant au racisme des propos tenus et filmés, pour lesquels le parquet de Montargis a demandé l’ouverture d’une enquête. Marine Le Pen nie publiquement le caractère raciste mais ne peut pas faire croire qu’elle l’ignore ; cela signifie donc qu’elle le soutient officiellement.

« Cette histoire est orientée pour faire croire que l’arrivée au pouvoir du Rassemblement National susciterait spontanément des comportements racistes » tente de se défendre la cheffe du RN. Prenons donc les faits un à un.

Une agression raciste a lieu face caméra. Le parquet va ouvrir une enquête. Marine Le Pen nie le caractère raciste de cette agression. Elle la légitime en affirmant qu’elle-même peut tenir de tels propos « à l’égard de [s]es amis ». Elle inverse la responsabilité en dénonçant une militante « suprémaciste ». L’aide-soignante n’a fait que partager des appels à l’union du peuple africain.

Pas un détail de l’histoire

Cette séquence et l’interprétation qu’en donne officiellement Marine Le Pen n’ont rien d’anecdotiques ; elles sont, tout au contraire, révélatrices du vrai visage du RN en cet été 2024.

Le racisme est légitimé, justifié, excusé après avoir été nié. Est également niée la recrudescence de comportements racistes si le RN arrivait au pouvoir. De toutes manières, pour Mme Le Pen, cette séquence ne montre pas un comportement raciste. Par extension, ces comportements n’ont pas à être condamnés et ne justifient donc pas l’ouverture d’une enquête par le parquet.

Précisons que dans les domaines régaliens sur lesquels le RN aurait les mains libres en cas de victoire aux élections législatives des 30 juin et 7 juillet prochain, en-dehors des Affaires étrangères et de la Défense qui restent en théorie sous l’autorité du Président de la République, se trouvent les ministères de l’Intérieur et de la Justice.

Loi, droit et administration racistes

Qui peut croire qu’un fonctionnaire de police, sous les ordres d’un préfet nommé par un ministre de l’Intérieur d’extrême-droite, serait encouragé à prendre au sérieux les plaintes déposées pour des faits de racisme ? Ou qu’il serait dissuadé de prendre le parti, sur le terrain, d’agresseurs racistes si ces derniers l’appellent pour dénoncer un reportage ?

Qui peut croire, encore, que le parquet de Montargis, dirigé comme tous les parquets de France par des magistrats nommés par le ministère de la Justice, aurait ouvert une enquête pour de tels comportements si d’aventure le Garde des Sceaux était un dirigeant du RN ?

En plus de vouloir inscrire dans la loi la préférence nationale et le seul droit du sang, qui remplacerait le droit du sol en vigueur en France depuis le milieu du XIXème siècle – tel que proposé officiellement dans les mesures à prendre d’urgence selon l’aspirant-Premier ministre Jordan Bardella – la valse des personnes exerçant les plus hautes responsabilités dans l’administration publique (police, justice, éducation nationale, travail, santé, culture…) donnera bien lieu à un changement profond de nature de nos institutions.

Notons que ces fameuses « mesures d’urgence » demandent de contrevenir à la Constitution française de 1958 et qu’un amendement doit être adopté par les trois cinquièmes du Congrès (Assemblée nationale plus Sénat) ou une majorité de suffrages exprimés lors d’un référendum.

Mais les obstacles constitutionnels ne font pas peur à un pouvoir qui entend graver dans le marbre la discrimination d’État à tous les niveaux, pour le recrutement des fonctionnaires, l’accès à des services publics ou le droit à des prestations sociales, encourageant par là-même la discrimination dans les domaines privés de l’emploi, du logement, des banques et assurances en premier lieu.

Règne du média commercial

Le contrôle de l’information serait particulièrement pernicieux dans l’exercice du pouvoir du Rassemblement National. Le parti considère bien des émissions dérangeantes comme « ultra-politisées à l’extrême-gauche », pour reprendre les termes de Mme Le Pen ; en particulier quand il s’agit de journalistes qui font leur travail d’enquête pour déstabiliser les puissants, politiques ou capitalistes, comme Élise Lucet.

Avec la privatisation intégrale de l’audiovisuel public, à commencer par France Télévision et Radio France, ainsi que la fin annoncée des radios libres par l’anéantissement du fonds de soutien à l’expression radiophonique, le RN veut imposer une seule forme d’information : celle du média commercial, dont les journalistes et animateurs sont précisément tenus par des engagements contractuels ou hiérarchiques vis-à-vis de leurs propriétaires actionnaires et des industriels annonceurs.

En quête d’audimat, les médias à sensation auront plus que jamais pignon sur rue, soit pour répéter en boucle une propagande idéologique unilatérale et sans contradicteur sérieux, comme les médias de Vincent Bolloré, soit pour entretenir la peur chez les Françaises et les Français en mettant l’accent sur les faits divers, comme le média phare de Patrick Drahi BFMTV, dont le rachat par Rodolphe Saadé devrait être conclu d’ici quelques semaines.

Le RN, qui a voté avec toute la droite du continent la directive européenne imposant le « secret des affaires », qui consiste à empêcher toute enquête journalistique sur les manœuvres illégales des multinationales capitalistes, va donc protéger tout à la fois le pouvoir économique de la grande bourgeoisie française et mondiale et le pouvoir politique de son clan familial.

Une histoire de famille

À ne pas confondre avec le despotisme, qui qualifie le pouvoir absolu entre les mains d’une personne, le népotisme consiste en l’abus qu’une personne en place fait de son influence en faveur de sa famille, de ses amis. Bien sûr, les deux peuvent s’entremêler.

Dans le RN, anciennement Front National (FN) jusqu’en 2018, tout est une affaire de famille. Nous allons prendre l’histoire dans l’ordre chronologique pour mieux réaffirmer la nature de cette organisation politique différente des autres.

Le premier président de ce parti fondé en 1972 par les représentants les plus illustres de l’idéologie raciste, antisémite, collaborationniste et colonialiste, Jean-Marie Le Pen, le restera jusqu’en 2011.

Le père et la fille

Si le premier chef a maintenu son pouvoir au sein du parti d’extrême-droite à la fin des années 1990 face à Bruno Mégret, c’est pour mieux placer, une douzaine d’années plus tard, sa propre fille à la présidence du FN. Marine Le Pen entame un processus de « dédiabolisation », de normalisation et de banalisation du Front National, tout en nommant son père président d’honneur du parti.

En 2015, un psychodrame semble éclater entre père et fille, quand le patriarche réitère ses propos sur les chambres à gaz des camps d’extermination qui ne seraient qu’un « détail de l’Histoire ». Il s’agit, en fait, d’un spectacle savamment chorégraphié autour de l’idée de rupture, bien utile pour rendre apparemment plus respectable le mouvement d’extrême-droite. Derrière le vernis médiatique, Marine Le Pen est une femme politique qui s’est toujours engagée dans la même veine idéologique que son géniteur, sachant très bien qu’elle lui doit tout.

La nièce

Pendant que ce divorce incestueux faisait les choux gras de la presse, une autre figure familiale entamait son ascension : Marion Maréchal-Le Pen. La nièce de Marine et petite-fille de Jean-Marie, avec lequel elle a maintenu constamment des liens politiques forts, était depuis 2012 la première députée ouvertement FN élue au scrutin uninominal à deux tours.

Elle conduit, quelques mois après la brouillerie apparente entre sa tante et son grand-père, la liste FN aux élections régionales de 2015 en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, symbole de l’embourgeoisement de l’extrême-droite et de la fascisation de la bourgeoisie. La région PACA est depuis devenue, bien plus encore que le Pas-de-Calais où est élue Marine Le Pen, le principal bastion du RN qui annonçait par la voix de ses porte-parole, encore le 22 juin 2024, pouvoir accéder au second tour des législatives anticipées dans l’ensemble des circonscriptions de ce territoire du sud-est de la France métropolitaine.

Le compagnon

En 2017, Marine Le Pen fait son entrée à l’Assemblée nationale accompagnée de quatre autres parlementaires FN, dont… Louis Aliot, son compagnon de 2009 à 2019. Il était déjà élu, au Parlement européen, depuis 2014 au titre du parti nationaliste.

Louis Aliot, qui a gardé la confiance et l’amitié de sa présidente, devient maire de Perpignan lors des élections municipales de 2020, durant lesquelles il concoure comme tête de liste pour la quatrième fois consécutive. Seul chef-lieu de département administré par le RN, qui vient de changer de nom, et forte d’une population intra-muros d’environ 120.000 habitants, la préfecture des Pyrénées-Orientales est, de loin, la plus grande ville jamais dirigée par le parti à la flamme.

Un an plus tôt, c’est un jeune premier qui fait ses premiers pas en politique pour conduire la liste Rassemblement National aux élections européennes de 2019. Jordan Bardella, né en 1995 à Drancy, est membre du FN depuis 2012 et assistant parlementaire depuis 2015.

Le gendre idéal

Derrière le mythe du jeune de banlieue, le fils d’un patron de PME a vécu entre la Seine-Saint-Denis, où il a suivi toute sa scolarité secondaire à l’établissement privé La-Salle-Saint-Denis – 1.233 euros de frais d’inscription, sans compter les études surveillées et la cantine, pour apprendre les « valeurs évangéliques » – et un quartier bourgeois de Montmorency, où il passe tous les mercredis et les week-ends de son enfance et de son adolescence.

Échouant au concours d’entrée à l’institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) à cause d’une question sur la Guerre d’Algérie – ça ne s’invente pas – et échouant encore à terminer une licence de Géographie, le jeune homme fait le choix de s’investir pleinement en politique après avoir connu sa seule et unique expérience professionnelle dans l’entreprise de son père.

Quand il est choisi par Mme Le Pen pour diriger la liste RN aux européennes, il vient d’entretenir une relation de deux ans avec la fille de Frédéric Chatillon. Ce dernier, président du Groupe union défense (GUD, groupuscule néonazi) pendant ses études, est resté militant d’extrême-droite et devenu patron de Riwal, une agence de communication ayant pour principaux clients le Front National, le micro-parti Jeanne formé en 2010 autour de Marine Le Pen et le régime syrien de Bachar el-Assad.

Il est intéressant de noter, à ce titre, qu’en décembre 2013, pour la toute première action de la nouvelle ONG SOS Chrétiens d’Orient, le multi-condamné M. Chatillon se rend en Syrie voir les officiels du régime avec une quinzaine de personnalités d’extrême-droite, parmi lesquelles Damien Rieu et Charlotte d’Ornellas.

L’intégration au clan

En 2020, Jordan Bardella devient le compagnon de Nolwenn Olivier, fille de Marie-Caroline Le Pen, sœur aînée de la présidente du RN et candidate aux législatives de 2024 dans la quatrième circonscription de la Sarthe – celle de François Fillon et de ses fameux collaborateurs parlementaires, ça ne s’invente pas non plus – et de Philippe Olivier, eurodéputé RN depuis 2019 sur la liste menée par… son gendre.

Il semblerait, selon les dernières informations croustillantes de BFMTV, que la relation entre M. Bardella et Mme Olivier se soit tristement terminée en 2024. Toujours est-il que le jeune homme aux dents longues a su profiter pleinement de son intégration au clan familial. Nommé vice-président du RN par Marine Le Pen, il est officiellement élu président du parti en novembre 2022 dans un scrutin interne qui l’oppose à Louis Aliot.

Depuis la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée, l’objectif affiché et assumé de Marine Le Pen est d’obliger le Président de la République à dissoudre l’Assemblée nationale, où ne se dégage pas de majorité absolue depuis 2022, afin d’exercer les fonctions gouvernementales avec Jordan Bardella dans le rôle de Premier ministre.

Pouvoir consanguin

Proche parmi les proches de Mme Le Pen, le candidat déclaré à Matignon joue à fond les intérêts du parti d’extrême-droite. En cas d’absence de majorité absolue RN à l’issue du 7 juillet 2024, celle qui était jusqu’au 9 juin la présidente du groupe d’extrême-droite à l’Assemblée nationale pourra réclamer la démission de M. Macron ; en cas de nomination à Matignon de M. Bardella, elle pourra rester au-dessus de la mêlée gouvernementale et préparer tranquillement la prochaine élection présidentielle de 2027.

Le FN, devenu RN, présente depuis plus de cinquante ans, dans la répartition des rôles et des responsabilités, une constante consanguinité qui n’a fait que se renforcer davantage sous l’égide de Marine Le Pen. Elle fait preuve, tout comme son père, d’un népotisme absolu en plaçant les membres de sa famille et son cercle le plus proche aux affaires vitales de son mouvement politique.

Il y a fort à parier qu’en cas de victoire du Rassemblement National aux législatives de l’été 2024, la composition du gouvernement et l’attribution par ce dernier des postes-clés dans l’administration d’État seront extrêmement profitables aux personnes liées par le sang au clan Le Pen. Or, nous le voyons encore avec le cas de M. Bardella, ce clan s’est historiquement fondé et reste aujourd’hui entièrement matricé par une idéologie raciste, antisémite, autoritaire et violente.

Plus encore que la fidélité au clan Le Pen, c’est la loyauté aux principes les plus réactionnaires et rétrogrades qui se voit récompensée à l’intérieur du RN et demain en France, dans l’hypothèse d’une victoire de l’alliance des Le Pen.

L’égalité civique attaquée

Les deux gages de la démocratie représentative résident dans l’égalité civique entre toutes et tous et le vote éclairé au moment de l’élection. Dans son programme, ses discours et ses méthodes, le Rassemblement National s’attaque aux deux.

L’égalité civique, d’abord, sera amputée de nombreuses déchéances de droits civiques, que ce soit celui d’élire ou celui d’être élu, en vertu de critères purement arbitraires. La polémique que nous connaissons autour Raphaël Arnault, candidat du nouveau Front populaire au titre de LFI, attaqué pour être fiché S, est éloquente à ce sujet.

Les fiches S

Précisons que les fiches S sont des entrées renseignées par les fonctionnaires de police, au gré des informations et des ordres qui leur parviennent, dans un fichier répertoriant une série d’individus soupçonnés de pouvoir générer des troubles à l’ordre public. Être fiché S n’est ni le signe qu’on a fait l’objet d’une plainte ou d’une enquête spécifique, et encore moins qu’on présente un casier judiciaire qui se base, rappelons-le, sur des condamnations et reconnaissances de culpabilité prononcées par une juridiction indépendante.

D’après un rapport d’information du Sénat publié en 2018, ce sont 29.973 personnes qui faisaient l’objet d’une fiche S. On peut tout à fait apercevoir le type de mesures, prise législativement par un projet de loi ou administrativement par un décret ou une directive ministérielle, qui interdirait à toute personne fichée S de se présenter à des élections.

Or, le fameux « S » se référant à « sûreté de l’État », c’est le ministère de l’Intérieur qui, en dernière instance, considère si tel ou tel citoyen est « soupçonné de porter atteinte aux intérêts de l’État » et s’il mérite d’être fiché. Dans l’hypothèse d’un gouvernement Bardella, les intérêts de l’État se mêleraient aux intérêts du RN.

Le mouvement social dans le viseur

Dans un registre similaire, Jordan Bardella a annoncé, dans la campagne de ces élections législatives anticipées, vouloir « dissoudre tous les groupes d’ultra-droite et d’ultra-gauche ».

Étant lui-même d’extrême-droite, il a nécessairement une vision restreinte de ce qu’est l’ultra-droite et particulièrement élargie de ce qu’est « l’ultra-gauche ». Il ne s’agit pas que des black blocs et des mouvances anarchistes les plus activistes : la définition qu’en fait le RN est bien moins claire, donc bien plus dangereuse.

Les mouvements citoyens écologistes à commencer par les Soulèvements de la Terre, les associations de solidarité concrète comme le Secours Populaire (SPF), celles de défense des droits humains comme la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), celles de solidarité internationale comme le Mouvement de la Paix ou l’association France-Palestine solidarité (AFPS), les syndicats dont Solidaires et la Confédération Générale du Travail (CGT), les partis allant jusqu’au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), à la France insoumise (LFI) et au Parti communiste français (PCF) pourraient tout à fait être catégorisés comme tels demain… et donc être menacés de dissolution pure et simple.

Pour les organisations encore autorisées, si tant est qu’il reste une colonne vertébrale à un mouvement social atrophié par la perte de structures aussi fondamentales que celles précitées, les moyens seraient considérablement réduits du fait des baisses massives d’aides publiques pour les associations ou de la limitation des libertés syndicales pour les organisations représentatives des salariés.

Vote assombri

Naturellement, toutes les personnes ayant exercé des responsabilités et des fonctions de représentation ou d’organisation au sein de structures qui seraient, demain, dissoutes par un gouvernement RN pourraient facilement se voir privées de tout ou partie de leurs droits civiques, à commencer par l’éligibilité.

Par ailleurs, la garantie d’un débat équitable, mesuré, respectueux et portant sur les programmes véritables n’étant pas même apportée par un gouvernement néolibéral du type de celui de M. Macron, il ne faudra pas compter sur un gouvernement nationaliste pour la rétablir.

Au contraire, le pouvoir népotique du parti d’extrême-droite fera tout pour maintenir son clan aux affaires. Cela implique de saboter les derniers canaux d’information indépendants des puissances d’argent et des pressions politiques, y compris dans l’espace numérique.

Pour ce qui est de l’organisation des campagnes électorales, le RN n’aura qu’à s’inspirer de l’ultime merveille que nous aura concoctée Emmanuel Macron avant de lâcher pour de bon ses chances d’avoir une majorité parlementaire : ces mêmes législatives anticipées de 2024 qui permettront peut-être au RN de s’emparer du gouvernement français.

Un calendrier expéditif, un débat qui tourne autour de tout sauf des programmes, un non-respect flagrant de l’équité du temps de parole avec une Arcom impuissante et indolore face à M. Bolloré, l’irruption de faits divers instrumentalisés à de sombres fins politiciennes, des diffamations massivement colportées par les représentants des ultra-riches…

Tous les ingrédients du poison antidémocratique le plus efficace sont déjà présents, et ne sont plus qu’à réutiliser, pour surtout éviter que les électrices et électeurs se prononcent en toute conscience, en toute connaissance des faits et des enjeux programmatiques, pour enfin entraver tout choix éclairé.

Les militants donnent le ton

Sur les réseaux sociaux, les militants nationalistes donnent le ton pour laisser libre court à leurs pulsions racistes et leurs velléités suprémacistes. Nous ne prendrons qu’un exemple : celui des footballeurs.

En mai dernier, pour les derniers matches de la première division du championnat de France, toutes les équipes de Ligue 1 ont demandé à leurs joueurs de porter sur leurs maillots des blasons contre l’homophobie. Certains joueurs, non Français, ont refusé de véhiculer ce message.

Ceux qui ont le plus vertement critiqué les auteurs de ces refus ne sont pas les militants de l’égalité et de la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles, mais les militants nationalistes qui transpiraient le racisme. Leur fureur s’est abattue contre les quelques joueurs étrangers, accusés de trahir les valeurs de la France en n’usant pas de leur statut pour avoir une influence politique, de n’avoir rien à faire dans notre championnat et de retourner finalement « d’où ils viennent ».

En juin 2024, plusieurs joueurs de l’équipe de France, le plus loquace étant Marcus Thuram, attaquant de l’Inter Milan et de la sélection nationale, ont appelé à ne pas accorder de voix pour le RN, contraire selon eux aux principes de diversité, de métissage et de respect mutuel véhiculés par le sport. Le capitaine Kylian Mbappé lui a apporté son soutien. « Qu’ils jouent et qu’ils la ferment ! » ont d’une seule voix éructé les mêmes militants d’extrême-droite, déniant le droit de ces Français à exercer le droit civique de s’exprimer et d’avoir la moindre influence politique. Deux poids, deux mesures.

Coluche disait vrai

Michel Colucci disait : « La dictature c’est “ferme ta gueule”, la démocratie c’est “cause toujours”. » La définition donnée par le géant de l’humour français, fauché le 19 juin 1986, est d’autant plus vraie qu’elle prête à une interprétation nuancée.

En choisissant ces mots, Coluche semble mettre un signe égal entre dictature et démocratie. Mais un pays où l’on ne peut même plus causer est un pays qui sombre inexorablement.

Dans le même ton haineux que celui employé contre les joueurs de l’équipe de France, nous avons reçu il y a quelques jours un message privé sur les réseaux sociaux d’une personne, manifestement au moins électrice voire militante du Rassemblement National, nous invectiver : « Vous êtes qui pour décider du choix des urnes des Français ? Honte à vous ! »

Nous ne sommes que de simples journalistes, au contact du terrain et au travail pour porter des arguments contre la Macronie, contre la menace fasciste et pour l’égalité civique et sociale.

Le moment ou jamais

Notre rôle s’est mû en celui de lanceurs d’alerte quand le Président de la République a pris la décision insensée de dissoudre l’Assemblée nationale le jour où l’extrême-droite faisait son plus haut score depuis la Libération, avec un calendrier tellement resserré que l’accélération du rythme politique ne peut pas permettre à chacune et chacun des citoyens d’opérer le recul nécessaire sur les projets pour la France qui leur sont présentés.

Nous constatons, en 2024, les absences graves de gardes-fous démocratiques pour assurer un débat serein, éclairant et un choix rationnel des Françaises et des Français. Nous tâchons donc d’insister sur la gravité de ce moment historique pour notre pays, à la croisée des chemins entre République sociale et dictature nationaliste, contexte dans lequel nous ne pouvons céder à la légèreté.

Nous ne pouvons que craindre, si le RN parvenait au pouvoir, que la logique du « ferme ta gueule » ne permette plus, demain, de discuter de politique sans violence, de mener des campagnes, de sensibiliser à des causes, les électeurs n’ayant guère plus d’autre espace que l’isoloir et d’autre temps qu’une minute par élection pour exprimer secrètement ce qu’ils ont sur le cœur… Avec, à la fin, le clan Le Pen qui compte les voix.

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