Il faut que rien ne change pour que rien ne change
Quand on parle de Bernard Arnault, on pense tout de suite à sa mainmise sur l’industrie du luxe. En oubliant, souvent, qu’il est l’actionnaire majoritaire, d’un groupe aussi réputé pour ses marques de champagnes et spiritueux hauts de gamme.
N’oublions pas que dans LVMH, les deux premières lettres font référence à Louis Vuitton, alors que MH signifie Moët Hennessy, du nom des champagnes Moët & Chandon et du cognac Hennessy.
Si le groupe n’en fait pas la promotion, malgré un prestige de certaines de ces marques (comme Dom Pérignon ou le champagne co-détenu par le rappeur Jay-Z, Armand de Brignac), c’est parce que les résultats de la division “vins et spiritueux” ne sont pas bons, malgré une annonce qui laisserait penser le contraire.
A l’heure de la fronde du monde agricole contre le projet d’accord de libre-échange entre l’Union Européenne (UE) et le marché commun du sud (MERCOSUR), ce dernier peut-il représenter une opportunité de se refaire une santé pour le groupe détenu par l’un des hommes les plus riches de la planète ?
Selon l’accord de principe, en date du 1er janvier 2019, il est écrit à la page 2:
« Le MERCOSUR libéralisera une série d’autres produits clés revêtant un intérêt pour les exportations de l’UE [notamment] les vins (avec un prix minimal pour les vins mousseux les 12 premières années et l’exclusion réciproque du vin en vrac), les spiritueux… »
En théorie, Bernard Arnault serait ravi de lire ce paragraphe. Le vin mousseux et le spiritueux sont typiquement les produits vendus par son groupe. D’autant que, décréter un prix minimal n’est pas un obstacle, bien au contraire. Pour le leader du luxe, il s’agit même d’un signe. Ne consomme pas de champagne qui veut !
De plus, les vignerons, dans leur ensemble, devraient s’enorgueillir d’avoir un confrère comme M. Arnault. En effet, le vin en vrac est redevenu une tendance du marché. L’exclure peut aussi dissuader la vente au détail d’un vin étranger. Bien qu’il soit possible d’envisager qu’un négociant chilien veuille vendre du vin au détail en France, il est plus que probable que le coût lié au transport de la marchandise — surtout pour une bouteille — soit trop élevé, malgré la levée des taxes douanières.
Le négociant français, lui, ne doit pas se sentir très inquiet.
Avec ce principe, on a donc solidement protégé une partie de l’agriculture de la concurrence étrangère.
C’est pourtant la promesse de cet accord ! Mais il faut croire qu’un viticulteur n’est pas un paysan comme l’est l’éleveur de vache laitière. Lui, par exemple, peut risquer de voir une concurrence pire que celle de Lactalis. Pourtant, cette dernière est déjà rude !
Comme quoi, on constate un deux poids deux mesures entre les divers acteurs du secteur agricole. Cela met en lumière que ce monde n’a jamais semblé aussi fragmenté qu’aujourd’hui. Nous y reviendrons.
Dans ce cadre, l’agriculture européenne en général et la française en particulier, à un modèle spécialisé sur le luxe, alors que la production de masse est laissé à la concurrence.
Si on suit la logique, le MERCOSUR pourrait même représenter une opportunité, autant pour la section vins et spiritueux d’LVMH de se refaire une santé financière, mais aussi à nombre de vignerons d’aller conquérir un nouveau marché, plus juteux.
Quoiqu’en dise ceux qui s’attristent que le vin ne soit plus la boisson prisée des français, malgré son statut de patrimoine national, pas sur que de vendre une bouteille de Savennières (vin angevin inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO) en sortie de cave à 30€ pousse le consommateur local à acheter un carton. Surtout pour justifier un tarif qui se veut « aligné à la concurrence internationale ».
Le consumérisme agricole
A ce titre, les professionnels du vin n’ont pas franchement besoin de se mobiliser avec les autres acteurs du secteur, malgré l’appel à la mobilisation de la puissante Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), appuyé par les Jeunes Agriculteurs (JA).
Cela confirme une chose: l’époque où les vendanges, comme beaucoup d’autres activités agricoles saisonnières, étaient un moment de vivre-ensemble et de bonne ambiance est bel et bien révolu. Même dans le milieu paysan, il y a une hyper-individualisation des acteurs.
D’un autre côté, il n’y a aucune raison pour que le milieu lève ne serait-ce que l’auriculaire. Après tout, tant qu’il y a de l’argent à se faire, pourquoi ne pas en faire ?
C’est la preuve éclatante que le modèle agricole est le premier responsable de sa crise ! Les petits se mobilisent, le gouvernement agit — à moitié —, les gros en profitent.
En fait, on pourrait presque penser qu’il s’agit d’une aubaine. Le mal-être agricole pousse malheureusement au suicide un nombre trop important d’exploitants, au point d’entendre parler d’ « agricide ». Terme loin d’être neutre, dont il est possible d’en discuter le fond mais qui traduit tout de même d’une situation sociale devenue apocalyptique.
Les premières victimes, ce sont bien évidemment les éleveurs, mis en concurrence avec leurs homologues sud-américains. C’est paradoxalement cette catégorie précise d’agriculteurs qui sont pris pour cible par une partie d’activistes militant contre la maltraitance animale, notamment.
L’éléphant dans la pièce
Impossible de parler de la crise agricole sans parler du changement climatique. En fait, ce serait passer à côté de notre sujet.
Les conditions de production agricole ne sont plus viables. Ce n’est pas un hasard si les récoltes de l’année 2024 sont considérées comme particulièrement mauvaises. Certains vignerons parlent même des pires vendanges depuis les années 1980 !
En cause, un été trop pluvieux, un an après une période estivale caniculaire, mettant à mal la santé des vignes. Ces mêmes vignes qui sont, malgré l’essor de la bio-dynamie (soit du vin bio, propre, en circuit court, écologique et hautement marketing), encore responsables de la pollution des cours d’eau. L’exemple étant dans les coteaux du Layon, un affluent du plus grand fleuve de France dans le Maine-et-Loire, réputé pour son vin moelleux (sucré) où les vignerons y jettent des hectolitres d’eau salies par les produits phytosanitaires.
En bref, on parle bel et bien d’un cercle vicieux, dont les premières victimes sont les gens qui vivent d’une activité à la logique devenue profondément destructrice.
Admettons que l’accord entre l’UE et le MERCOSUR ne soit pas adopté, admettons. Est-ce que cela changerait la problématique ? Celle-ci est plus celle du modèle agricole: pour qui, pour quoi produire ?