Quinze ans après jour pour jour, que reste-t-il de la victoire contre le CPE ?

Le 10 avril 2006, pour conclure un mouvement historique des travailleurs en général et de la jeunesse en particulier, le Premier ministre Dominique de Villepin retirait sa réforme, pourtant promulguée une dizaine de jours plus tôt par le président de la République Jacques Chirac.

Le Contrat première embauche, ou CPE, se voulait un contrat à durée indéterminée destiné aux jeunes, comportant une période d’essai d’une durée de deux ans. Cette nouvelle norme aurait pu causer des dégâts considérables pour l’insertion professionnelle, gravant celle-ci dans le marbre comme un sas de précarité plus violent que ce qui prévalait et prévaut toujours dans le droit du travail, si elle n’avait pas été contrecarrée par une mobilisation syndicale et politique extrêmement puissante.

Sans tomber ni dans le folklore, ni dans une quelconque forme de nostalgie, force est de constater que le retrait du Contrat première embauche est la dernière véritable victoire nationale et interprofessionnelle arrachée par le mouvement social. Depuis quinze ans, gagner des avancées sociales ou empêcher des régressions majeures semble presque devenu impossible.

Que reste-t-il de la victoire contre le CPE ? Cette question a pour corollaire une véritable problématique : quelles sont les raisons qui ont tétanisé le mouvement social ?

Des causes exogènes d’une rare violence

Premièrement, la bourgeoisie en tant que classe dominante en France s’est attelée à promouvoir un personnel politique qui ne lâcherait rien face à un mouvement social d’ampleur. Le report de l’âge légal de départ à la retraite sous Nicolas Sarkozy, la réforme El Khomri dite loi travail sous François Hollande, l’augmentation des taxes ou le passage en force, à coups de 49.3, de la réforme du système de retraite par points sous Emmanuel Macron ces dernières années : toutes ces mesures politiques ont pour point commun d’avoir été imposées brutalement malgré une forte mobilisation des travailleurs.

A l’automne 2010, au printemps 2016, à l’hiver 2018 ou au début de l’année 2020, de puissantes grèves et manifestations se sont heurtées à d’imperturbables politiciens, en service commandé pour la bourgeoisie qui leur graisseront mieux la patte dans leur immédiat avenir. Plus corrompus que jamais, les gouvernements et particulièrement ceux placés sous l’autorité de monsieur Macron arrosent d’argent public le capital pour être arrosé, en retour et une fois la parenthèse des mandats politiques fermée, par le capital via des conférences à plusieurs centaines de milliers d’euros ou des postes d’administrateurs au sein de multinationales très influentes.

Pour parvenir à leurs fins, les gouvernements en place depuis quinze ans ont eu recours à une répression de plus en plus féroce à l’égard des manifestants, jusqu’à l’apothéose sous les ministres de l’Intérieur macronistes : mains arrachées par les grenades GLI-F4 et yeux crevés dans les rangs des Gilets Jaunes, lycéens regroupés par dizaines et sommés de s’agenouiller et de placer leurs mains derrière la tête, pratique de la nasse (enfermement dans un espace au périmètre quadrillé par les policiers), usage de lanceurs de balle de “défense” (LBD) au milieu des défilés syndicaux, emploi du gaz lacrymogène à bout portant contre les manifestants écologistes…

Une forme de terreur d’État a été minutieusement mise en place pour tenter de taire toute contestation, ou du moins de décourager le grand nombre des citoyens français de manifester pour la simple et terrible raison que manifester est devenu dangereux.

Des causes endogènes qui nous neutralisent

Aux raisons extérieures au mouvement social, auxquelles nous pouvons ajouter la plus grande précarité et la moindre politisation des nouvelles générations de lycéens, d’étudiants et de salariés, s’additionnent des causes endogènes, propres au camp des travailleurs. Nous nous focaliserons ici sur deux exemples, autant représentatifs que révélateurs.

Parmi les grandes polémiques qui traversent aujourd’hui le mouvement social, au point de diviser les travailleurs plus que jamais sous l’ère capitaliste française, deux s’avèrent particulièrement imposantes, en particulier au sein des organisations de jeunesse. La première est l’intersectionnalité des luttes, la seconde est la course à la grève générale.

Ces débats, qui n’animaient il y a encore dix ans qu’une frange ultra-minoritaire du mouvement social, en fait quelques officines trotskistes, ont progressivement pris de l’ampleur jusqu’à devenir prépondérants en 2021. Si la bourgeoisie a pris sa part dans le travail de division des militants, les organisations et les personnes qui y exercent des responsabilités en sont les premières responsables.

Sur l’intersectionnalité des luttes

L’intersectionnalité des luttes est une thèse directement importée des pays anglo-saxons, États-Unis d’Amérique en tête. Elle revient à mettre sur un plan parfaitement égal lutte de classe, lutte féministe, lutte LGBT, lutte pour le climat, lutte antiraciste, lutte antispéciste, lutte contre le validisme ; et de ce fait, se refuse à toute forme de hiérarchie des luttes.

Dans cet imbroglio où les militants sont nullement un pas devant les masses pour les faire avancer toutes ensemble, mais plusieurs pas devant des groupes formés selon des traits de personnalités essentialisées, les luttes sont censées converger mais s’avèrent de fait divergentes. Chaque secteur se sent légitime de porter sa question sur le devant de la scène politico-médiatique, pour se faire reconnaître (par qui, si ce n’est la bourgeoisie ?) comme victimes d’une oppression systémique exercée par tous les autres, tous ceux qui lui seraient étrangers.

Nous y répondons que la révolution qui balayera les oppressions systémiques ne peut être que celle du renversement de la classe capitaliste, seul groupe social à avoir objectivement intérêt à propager les oppressions et les divisions au sein du peuple, celle de l’abolition du capital et du dépassement du capitalisme. Cette révolution ne peut être menée que par un prolétariat uni, conscient de son appartenance à une classe sociale comme principal vecteur des violences qu’il subit ; une classe précisément révolutionnaire parce qu’elle est, non pas victime ou minoritaire, mais majeure par son nombre et son expérience accumulée au fil des générations, majeure en tant que productrice de l’écrasante majorité de la valeur ajoutée dans la société humaine.

Cette perspective de la mobilisation de classe, en tant que travailleurs en formation, dans la visée de transformation sociale était largement partagée au sein de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) en 2006, alors qu’elle fut la principale protagoniste de la victoire sur le gouvernement Villepin ; cette perspective l’est beaucoup moins aujourd’hui dans une organisation qui a vu fondre ses effectifs militants aussi rapidement qu’émerger en son sein des problématiques annexes à ce qui unit les étudiants, au point qu’il est désolant de constater que les médias dominants nationaux n’en parlent (presque) plus que pour attiser telle ou telle polémique sur la laïcité.

Sur la course à la grève générale

Le second débat qui traverse le mouvement social, en particulier la Confédération générale du travail (CGT) qui demeure la première organisation syndicale française, revient à la question de la précipitation dans les luttes. Cette problématique était au cœur des discussions en décembre 2019, lors du mouvement contre la réforme des retraites du gouvernement macroniste, mouvement qui fait ici office de cas d’école.

Après un jeudi 5 décembre, minutieusement préparé par trois mois de travail de sensibilisation et de conviction des collègues, transformé en énorme démonstration de force, avec un taux de grévistes interprofessionnel jamais atteint depuis 2003, et alors que nous savions que le Premier ministre Édouard Philippe devait présenter sa réforme le mercredi suivant, les directions syndicales poussées par leurs bases, grisées par cette réussite, ont décidé à la hâte d’organiser une nouvelle journée de mobilisation, grève et manifestation dans toute la France, le mardi 10 décembre 2019.

Le jeudi, des centaines de milliers de travailleurs se sont ainsi engagés, pour la première fois de leur vie, dans une lutte menée de front par les organisations syndicales, CGT en tête, suite à de longues semaines de préparation ; mais il leur était inconcevable, et c’est le devoir des syndicalistes de le comprendre, d’accepter une perte sèche de salaire sans raison supplémentaire, le même mois, de surcroît cinq jours après.

Les défenseurs de la grève générale ont ainsi desservi leur propre cause, en ne créant pas les conditions matérielles d’existence d’une telle grève générale, et en s’enfermant dans d’énièmes mobilisations très dures dans les entreprises et branches de l’économie où les collègues sont les plus familiers de la lutte, espérant que l’implication très forte de quelques-uns pousserait les masses à les rejoindre.

Nous y répondons que, ce faisant, les militants placés un pas devant les masses, ont permis à ces dernières de faire un pas en avant le 5 décembre ; et alors, enivrés par cette victoire exceptionnelle sur la résignation, les militants ont fait deux pas en avant au lieu d’un, et se sont donc placés en-dehors de la capacité à entraîner les millions de travailleurs opposés à la réforme mais pas prêts à tout risquer dès les premiers jours de la mobilisation. Logiquement, le mardi suivant fut décevant avec un nombre de manifestants et surtout un nombre de grévistes en très fortes baisses, ce qui ouvrît un boulevard au chef du gouvernement.

C’est la force du 5 décembre qui obligea le gouvernement à passer en force sur son texte de loi devant une Assemblée nationale pourtant dominée par sa propre couleur politique, en usant du 49.3, puis qui obligea l’exécutif à “suspendre” sa réforme ; c’est la faiblesse relative du 10 décembre qui permît au gouvernement de continuer à vouloir imposer cette réforme, et au ministre de l’Économie Bruno Le Maire d’affirmer que la retraite par points sera bien mise en place dans les prochains mois.

Nous y répondons également que le mouvement social, pour démontrer son utilité et son efficacité, a impérativement besoin de victoires intermédiaires, immédiates, non seulement dans les entreprises, les branches ou les tribunaux, mais également interprofessionnelles et nationales – ce qui nous manque précisément depuis quinze ans aujourd’hui.

Il était question, après le jeudi 5 décembre qui fut un grand coup porté contre nos ennemis de classe, de frapper encore plus fort contre le gouvernement, contre la grande bourgeoisie qui se terre derrière l’État et malgré les organisations syndicales versées dans la collaboration de classe ; en l’espèce, frapper plus fort ne signifie pas frapper plus vite, mais frapper plus nombreux.

Ce sont les masses exploitées du prolétariat contemporain qui, par leur mobilisation, se trouvent à même de transformer le destin d’un pays et de millions de femmes et d’hommes ; or, elles ont été les grandes oubliées de la tactique “dure” consistant à sprinter là où il fallait réserver nos forces pour une course de fond.

Si, le 10 avril 2006, le Premier ministre a été contraint de faire marche arrière après des mois passés à répéter qu’il ne reculerait pas, c’est grâce à l’extraordinaire mobilisation des travailleurs en formation et de leurs aînés. A cette époque, il était entendu que “la radicalité, c’est la masse“, selon les mots de la secrétaire générale de l’UNEF ; il est impératif, pour le mouvement de transformation sociale, de sortir de l’ornière dominante dans laquelle il s’est lui-même engouffré, et de retrouver le chemin du travail de conviction à l’égard des non-convaincus, de la patience et de la force authentiquement révolutionnaires.

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