Cette dictature que l’on tait
On nous dit régulièrement que nous vivons dans le meilleur des régimes. On paraphrase ainsi Winston Churchill, à qui l’on fait dire : « la démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres« .
La réalité du discours de celui qui fut Premier ministre du Royaume-Uni sous la Seconde Guerre mondiale se trouve bien différente de cette citation extraite et déformée, mais l’on fait peu de cas de la réalité historique quand l’on défend ses intérêts exclusifs.
La dictature que l’on cache
Pourtant, chacun est forcé de reconnaître que le monde ne tourne pas rond, que la roue de l’Histoire amenant la civilisation humaine vers le progrès social s’est enrayée, voire inversée.
Ainsi, alors que la crise économique la plus brutale depuis un siècle s’abattait sur le monde en même temps que la pandémie, d’avril 2020 à avril 2021, les milliardaires de la planète et de notre pays ont vu leur fortune cumulée augmenter de moitié (+50%) en même temps que des millions de personnes rejoignaient les rangs des privés d’emploi et passaient sous le seuil de pauvreté monétaire et sombraient dans la précarité concrète, contraints de choisir entre payer leurs factures ou remplir leur assiette.
Bien sûr, l’on donne une belle apparence à la désignation de nos dirigeants politiques, avec en France une grande campagne présidentielle à laquelle tant rêvent de participer ; mais est-ce bien davantage qu’un concours de beauté, de discours et de promesses, qui anime le paysage et agite les médias quand il s’avère que les dirigeants politiques se trouvent subordonnés au bon vouloir des dirigeants économiques ?
De la démocratie libérale
Restons pour l’instant dans le champ politique : que des candidats républicains proclamés mais à géométrie variable – parce que l’on s’autorise à faire la publicité de régimes parfaitement anti-républicains, comme la monarchie britannique ou les émirats du Golfe – s’affrontent dans une bataille d’idées mais surtout de formules, de slogans et de tweets, est-elle une règle suffisante pour que l’on vive en démocratie ?
S’il est heureux que la France plafonne les dons privés donnés aux politiciens, contrairement aux États-Unis où la foire d’empoigne peut dépasser les treize milliards, est-ce une garantie que les recettes et dépenses de campagne soient respectueuses de la loi censée les encadrer ? Combien d’hommes politiques finissent par employer des méthodes illégales pour gagner ou garder leur fauteuil d’élu ?
De la citoyenneté politique
Or, si la loi ne s’applique pas de la même façon pour toutes et tous, et si le civisme est le respect de la loi, alors la citoyenneté elle aussi est à géométrie variable. On piétine parfois les principes républicains et démocratiques dans une totale impunité, quand le grand nombre vit sous l’épée de Damoclès de la verbalisation ou de l’amende pour non-respect d’une règle prise par une poignée d’individus déconnectés du terrain.
Mais l’on trouve autant de justifications à la répression des citoyens dépourvus du carnet d’adresse et des moyens de pression, et plus encore à la brutalité des règles qui entravent la liberté de celles et ceux qui habitent le territoire nationale tout en étant exclus de la citoyenneté, autant que l’on trouve d’excuses aux quelques (ultra-)riches qui piétinent la loi par une évasion fiscale chiffrée à plusieurs dizaines de milliards d’euros chaque année.
De la souveraineté politique
La souveraineté, nous dit-on, se résume au droit de choisir, chacun à part égale, la femme ou l’homme qui occupera les fonctions dirigeantes de l’État ou des collectivités – et l’on fait l’impasse sur deux phénomènes contemporains.
Le premier est que ceux censés représenter le peuple ne représentent en réalité qu’une fraction du peuple, celle dont ils sont issus ou qui les entoure en permanence, souvent un microcosme dont ils ne sortent jamais, sauf une fois l’an au Salon de l’Agriculture ou dans les visites médiatisées et encadrées par les forces de l’ordre dans des quartiers prétendument populaires ou difficiles.
Le second est la canalisation des informations favorisant les candidats aux élections les plus conservateurs, les plus réactionnaires, les plus autoritaires. On défend ainsi l’ordre établi par l’imposition de thèmes d’actualité irriguant le débat politique, faisant l’impasse sur les sujets économiques et sociaux qui intéressent, dans tous les sens du terme, l’ensemble des travailleurs de France.
De la souveraineté économique
Les infrastructures économiques sous-tendent l’ensemble des relations sociales dans une civilisation, une société, un territoire ; et l’on se délecte des règles tacites ou expresses qui permettent le profit.
Ainsi l’on n’octroie un emploi qu’à ceux que l’on considère comme les plus méritants, en réalité ceux que l’on estime les plus productifs, malléables et obéissants.
De même l’on n’octroie un bail pour un logement locatif qu’à ceux dont on a vérifié dix fois les capacités de paiement et le savoir-être jugé au faciès.
Et l’on n’octroie un prêt bancaire qu’à des conditions tout à fait profitables, soit par la durée du remboursement durant laquelle l’on est en définitive propriétaire du bien, soit par un taux d’intérêts exorbitant.
Enfin l’on nourrit ce système de consommation et de production qui ne tient debout que par la carotte et le fouet, par un arsenal publicitaire permanent et offensif, par des réclames en rafale, par des influenceurs faisant la propagande de tel ou tel produit, bien ou service qui mettra l’eau à la bouche de ceux qui n’en jouissent pas encore.
De la citoyenneté économique
La souveraineté d’une société dépend avant tout du contrôle de la production de valeur, de biens et de services, de la décision de ce qui est produit, de la façon dont cela est produit et du prix auquel cela sera mis en vente, en dernier lieu de la division du travail constituant les strates et surtout les classes sociales.
Or tous les citoyens ne sont pas égaux devant cette souveraineté : on la détient qu’en excluant tous les autres de la capacité à décider de ce que l’on fait du travail et de l’argent.
Les classes sociales sont définies par leur rapport au travail, à la production de valeur, et partant au reste de la société humaine. La grande classe, la première classe en chronologie et en nombre, le prolétariat, est composé de légions de travailleurs exclus, sous le capitalisme, de la propriété du capital, des moyens de production – terres, immeubles, machines, outils, inventions et découvertes brevetées – qui confèrent le véritable pouvoir : décider de ce à quoi les travailleurs consacrent leur vie de travail.
Pour jouir seul de ce pouvoir, l’on exclut donc de toute forme de citoyenneté économique les masses populaires, les classes exploitées dont on tire de la force de travail un surtravail sous forme d’heures de labeur non payées, dont on tire de la production effective une plus-value sous forme de richesses venant nourrir un capital toujours plus vertigineux.
Mais qui est-« on » ?
On impose sa dictature, en France comme sur les cinq continents par une hégémonie jamais égalée dans l’Histoire. On a donc le pouvoir réel dans cette société, et ce qui se cache derrière derrière ce vague pronom personnel n’est autre que la classe dominante.
La grande bourgeoisie agricole, industrielle et financière, qui cache certes la façon dont elle exerce le pouvoir en en excluant toutes celles et tous ceux qui lui sont étrangers, mais qui ne se cache pas elle-même : les Jeff Bezos, Elon Musk, Bernard Arnault et consorts occupent les places de choix des classements Challenges et Forbes avec toute la décontraction permise par une vie d’oisiveté.
La classe capitaliste des milliardaires a façonné, de génération en génération, le monde à son image : en concurrence féroce, en compétition acharnée, en conflit commerciale voire en combats militaires.
Universelles guerre et paix
Mais cette guerre universelle broie les vies de ses soldats, de ses petites mains et préserve, n’affecte aucunement ses maréchaux, ses capitaines d’industrie et prétendus self-made-men, convaincus de mériter davantage en traversant le monde en jet privé que les femmes, hommes et enfants fuyant les théâtres les plus violents et se noyant en Méditerranée, ou que les femmes, hommes et enfants victimes d’une destruction en coupe réglée de la capacité productive d’une puissance économique comme l’hexagone.
Cette guerre universelle est le carburant du système capitaliste, ce qui maintient de gré ou de force la dictature internationale de la grande bourgeoisie, marginalisant les contestataires, les révoltés et révolutionnaires ou retournant contre leurs auteurs les moyens de subversion en finissant par les racheter, les commercialiser, les vider de leur substance insurrectionnelle avant d’en faire de icônes mainstream.
Face à ces conflits interminables sur des bases de classes, d’origines, de religions, de genres ou de cultures, la paix universelle pourra advenir pour l’humanité mais à la condition de mettre à terre la dictature de la bourgeoisie, de renverser cette classe en lui arrachant un à un ses pouvoirs de nuisance, afin de faire régner une société permettant aux femmes et aux hommes de vivre en harmonie entre eux et avec leur environnement.
Alors la liberté, l’égalité et la fraternité fièrement affichées sur le fronton des bâtiments publics auront un sens nouveau car devenus non des vœux pieux mais des principes effectifs.
Alors adviendra le temps de la démocratie véritable, loin de la dictature d’aujourd’hui que l’on tait.