Devenir acteur de sa propre vie implique de briser le cercle vicieux de l’individualisme
Le capitalisme vend du rêve. Littéralement. Qui n’a pas été biberonné aux belles histoires d’ascension sociale fulgurante ? Le rêve d’exercer du pouvoir, de l’influence sur les autres ; le rêve d’être célèbre et célébré pour ce qu’on est ou ce qu’on fait ; le rêve, surtout, d’être riche, de mener la grande vie et de faire profiter les siens de cette opulence.
Injonctions dominantes
Les sollicitations en faveur du rêve de réussite ne manquent pas : gagnants aux jeux d’argent, stars de la téléréalité, influenceurs aux millions de followers (personnes les suivant sur les réseaux sociaux), vedettes du show-business, milliardaires aux idées folles… Tous recueillent l’admiration d’une grande majorité de la population, qui espère bien un jour atteindre le piédestal social.
Pour gravir les échelons un à un ou grimper les marches quatre par quatre, il s’agit de reproduire les méthodes qui semblent fonctionner pour ceux qui sont en haut de l’échelle. Les injonctions sont permanentes pour singer les fortunés, bien-nés ou self-made, et cette pression s’exerce continuellement et violemment sur tout un chacun.
Les normes dominantes composent un moule social dont on devrait prendre la forme, sous le règne du superficiel, de l’artificiel, du paraître, de l’esthétique primant sur toute forme de contenu et de fond. On nous enjoint à nous déterminer non pas en fonction de ce que l’on produit, de ce que l’on apporte à la société par nos efforts physiques et intellectuels, mais davantage en fonction de qui l’on est essentiellement, de la façon dont on présente, dont on se comporte et de ce qu’on « choisit » de consommer.
La consommation prend, dans la définition d’une personne, une part prépondérante par rapport à tout autre critère. La surconsommation, pendant de la surproduction capitaliste, est élevée au rang de signe de richesse donc de réussite ; mais ce que l’on croit choisir d’acheter ou d’en faire la promotion, tels des publicitaires bénévoles, s’avère en réalité uniquement déterminé par le marché actuel, lui-même dominé par les monopoles privés appartenant en définitive aux milliardaires qui devraient, par leur statut, recevoir nos perpétuelles louanges.
Dur réveil
Si le passage à l’âge adulte implique de faire le deuil de ses rêves d’enfants, il n’est pas étonnant qu’il y ait tant de crises de la quarantaine, de la cinquantaine ou de la soixantaine, chez des personnes habituées au discours selon lequel « il suffit de vouloir pour pouvoir« , et se rendant compte de leur incapacité à s’extirper d’une condition sociale inférieure, subissent l’injonction de se sentir des losers, des perdants de leur propre vie.
À force de s’enfoncer en pensant pouvoir rebondir, à force de s’endetter en croyant trouver le bon filon, à force d’efforts permanents pour rester jeune ou plutôt paraître jeune par le sordide business de la chirurgie esthétique, les personnes sous le joug de l’individualisme extrême finissent par se rabaisser, par perdre le goût d’une vie qui leur échappe.
L’aigreur et la honte s’emparent de celles et ceux qui ne parviennent plus à répondre aux impératifs de réussite, de beauté esthétique, d’apparence de bien-être. Si l’admiration pour ceux qui réussissent constitue un recto, son verso est la jalousie hargneuse de ce que les autres parviennent à paraître, à posséder, à s’approprier tandis qu’on se sent astreint à rester sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute du succès.
« Qu’ai-je fait pour échouer ? » se demandent les infortunés ayant tout tenté pour respecter les valeurs dominant notre société, et alors les véritables responsables de ce désarroi – ceux qui ont imposé les valeurs individualistes – désignent un bouc émissaire tout trouvé : plus faible, plus pauvre que soi ; ainsi naît la haine contre des gens qui nous ressemblent infiniment plus que les fameux « premiers de cordée » vis-à-vis desquels notre président de la Start-up nation française Emmanuel Macron ne tarit jamais d’éloges.
Vivre dans un monde aussi violent que le capitalisme au XXIème siècle est impossible quand on appartient au camp des exploités, des précarisés, des exécutants, des petites gens et qu’on s’enferre dans l’isolement, le repli sur soi ; tout au mieux l’on survit.
Échouer seul ou vaincre ensemble
L’homme est un animal social par excellence et doit se définir à un groupe social dont, idéalement, il est réellement partie prenante en ayant voix au chapitre. Affronter les difficultés à plusieurs permet à chacun d’être plus résistant. Les affronter avec un collectif nombreux et soudé aide chacun à ne pas rompre et à gagner en force.
Affronter la société contemporaine avec les masses populaires composées de toutes ces femmes, tous ces hommes, tous ces jeunes, tous ces anciens subissant l’arbitraire d’un système où tout change selon qu’on soit né ou non sous la bonne étoile, c’est la lutte sociale qui, plus que toute autre cause, peut pulvériser les injustices et ouvrir enfin un chemin d’espoir.
En prenant conscience d’appartenir à un groupe commun, on se défait du cercle vicieux de l’individualisme inculqué dès le plus jeune âge par l’école et les notations, classements, compétitions.
Encore faut-il, là aussi, ne pas se bercer d’illusions et éviter de croire que l’on doit remplacer l’essence d’un individu par la prétendue essence naturelle d’un groupe autour d’une seule culture, d’une seule nation, amenant à se considérer égaux et alliés avec la bourgeoisie – cette même classe sociale qui pèse de tout son poids pour que l’individualisme soit l’horizon indépassable de notre passage sur Terre.
Il s’agit non seulement de se découvrir une conscience collective, mais d’aller plus loin par la prise de conscience de classe, pour nous découvrir au-delà de toutes nos différences culturelles, de tous nos parcours, de tous nos centres d’intérêt, en véritables camarades touchés par toute forme d’injustice de nos pairs, solidaires pour tous nos semblables sur la planète, le tout afin de déposséder la grande bourgeoisie de l’ensemble de ses pouvoirs de nuisance et d’entrave au progrès humain. La libre coopération, dans le respect d’une authentique égalité sociale, condition à la démocratie véritable et à la souveraineté dans la société et sur sa propre vie, peut et doit briser le cercle vicieux de l’individualisme.