Temps libre et temps de travail : renverser la dialectique du patron et du salarié

Le temps libre est une expression très largement partagée en France pour désigner les heures, les jours et les années en dehors du travail. Dès lors, si le temps de travail n’est pas un temps libre, comment le qualifier ?

L’importance première de l’environnement matériel

Nous emploierons ici le terme de travail pour désigner l’activité sociale rémunératrice. Celle-ci peut se décliner de différentes manières : travail indépendant allant de l’auto-entrepreneuriat à la profession libérale ; responsabilités de direction d’une entreprise de taille suffisamment modeste pour que la force de travail propre du concerné soit nécessaire à la bonne marche de l’affaire ; mais le plus souvent emploi salarié – et c’est cette notion que nous prendrons en compte dans cet article, en y englobant les petites mains des plateformes de type Uber qui exercent une fonction tout aussi exécutante que la plupart des employés et ouvriers.

Il est de notoriété chez les penseurs libéraux, qui ont pignon sur rue dans les médias, les manuels scolaires et les réseaux sociaux, que le système actuel permet à tout agent économique d’agir librement selon ses intérêts propres ; que la grande différence avec les systèmes de production antérieurs, notamment le féodalisme d’Ancien Régime, est la possibilité laissée à chacun de choisir sa formation, son métier, son entreprise, sa carrière professionnelle.

Si la dialectique du patron et du salarié diffère de celle du maître et de l’esclave, il semble nécessaire de la remettre sur ses pieds en considérant d’abord que tout être vivant a besoin de satisfaire ses besoins essentiels et qu’a fortiori, tout être humain a besoin de satisfaire le besoin élémentaire de se nourrir, de se vêtir, de se loger, de se laver, de se chauffer, de se soigner, et par extension liée au développement des forces productives, de répondre aux besoins sociaux de s’éduquer, de communiquer, de s’instruire et de se cultiver.

Ces besoins élémentaires et la façon dont une société répond, ou non, à leur satisfaction chez l’ensemble de sa population conditionneront tout l’environnement individuel et collectif dans lequel émergeront les idées, la parole, le vocabulaire et son lot de définitions plus ou moins subjectives, et au final les choix pour lesquels optera, ou auxquels se refusera, toute personne.

Un individu privé de nourriture n’aura pas la même capacité de raisonner qu’un autre repu ; une personne privée de toit et condamnée à dormir à même le sol à l’extérieur ne pourra réfléchir, sur sa propre vie et sur le monde qui l’entoure, de la même manière qu’une autre certaine de retrouver son lit chaque soir. Par extension, un sujet instruit et stimulé par la vue, l’écoute, la lecture d’objets variés et en renouvellement permanent n’envisagera pas sa propre existence de la même façon qu’un sujet confronté heure après heure, jour après jour à un environnement terne et pauvre en diversité.

La liberté et l’argent

Si la liberté est la capacité pour un individu ou un groupe social de penser sans entrave, d’agir comme il l’entend et de profiter des plaisirs qui s’offrent à lui, il apparaît dès lors évident que tous ne sont pas égaux devant la liberté parce que tous ne sont pas égaux devant l’environnement physique qui les entoure.

L’arbitraire de la naissance et les disparités matérielles nous obligent à composer avec l’existence qui est la nôtre, et c’est dans le cadre de celle-ci que nous pouvons échafauder nos propres idées, notre propre vision du monde. Les possibilités qui se présentent à nous diffèrent selon cet environnement matériel et la décision de sélectionner une option plutôt qu’une autre dépend en premier lieu de savoir si elle pourra nous permettre de continuer à subvenir à nos besoins élémentaires, quand ce n’est permettre une amélioration qualitative de nos conditions de vie.

La société actuelle implique, pour acquérir les éléments nécessaires à la satisfaction de nos besoins vitaux et sociaux, d’acheter ou a minima de louer ces éléments, qu’il s’agisse de biens ou de services, tels que la nourriture, les vêtements, le logement, l’hygiène, les soins, l’instruction, l’accès à des produits culturels ; ces éléments sont des marchandises dans le système aujourd’hui établi. Satisfaire ses besoins exige donc d’avoir les moyens d’y subvenir, c’est-à-dire l’argent nécessaire pour acheter ou louer les éléments rendant effective cette satisfaction.

Or l’argent est la chose au monde la plus inégalement répartie ; des milliards d’êtres humains doivent de se contenter de quelques sous par jour leur assurant à peine de quoi subsister quand une poignée d’individus à l’échelle de la planète, d’un continent ou d’une nation, amassent un patrimoine gigantesque et s’assurent par celui-ci une rente tellement extravagante qu’elle ne peut être convertie en biens matériels ou en services dans l’économie réelle, tant et si bien que ces revenus démesurés viennent alimenter un patrimoine grandissant, générant une rente plus forte encore, et ainsi de suite.

Le système productif actuel est conçu et appliqué de telle manière que si l’agriculture et les infrastructures – de type transport et entreposage, entretien et distribution – étaient suffisamment développées pour nourrir la planète entière, la barrière de l’argent priverait tout de même de facto des millions de femmes, d’hommes et d’enfants d’accéder à ces denrées, dont le prix à la vente ne pourrait être nul (égal à zéro) dans le cadre d’un marché libéral, au point que les denrées seraient jetées par les marchands et aspergées d’eau de javel pour empêcher que d’aventure quelqu’un puisse les récupérer gratuitement.

La valeur d’un produit diffère de son prix

Si nous avons pris le temps d’examiner ce qui détermine l’accès effectif, pour un individu et dans la société actuelle, aux biens et services permettant de satisfaire ses besoins élémentaires, il importe tout autant de comprendre ce qui est nécessaire pour produire ces biens et services – pour les rendre existants.

Nous avons vu que la clé pour l’accès à ces produits était l’argent ; la clé pour la production de tous les biens et services permettant de répondre aux besoins, élémentaires, sociaux ou créés de toutes pièces par le jeu de l’extension du marché, d’une population donnée réside dans le travail.

Le travail est l’activité par laquelle l’être humain crée de la richesse, en transformant des éléments préexistants pour en augmenter la valeur. Arrêtons-nous un instant sur ce mot souvent confondu avec le prix ; il recoupe en réalité deux concepts objectifs pouvant être définis avec précision.

La valeur d’une chose peut correspondre à sa valeur d’usage, c’est-à-dire l’utilité réelle qu’elle confère à son possesseur : une pomme peut être mangée et apporter des nutriments à l’organisme humain ; un iPhone sert à communiquer quasi-instantanément, à calculer, à prendre des photos, à se situer sur une carte via son GPS, à jouer à Candy Crush et, éventuellement, à devenir un influenceur plus ou moins raté en partageant ses communications, ses calculs, ses photos, ses trajets et ses scores à Candy Crush sur les réseaux sociaux.

Derrière cette valeur d’usage, qui diffère non seulement pour chaque chose mais également pour chacun de ses possesseurs, mais qu’il est aisé de comprendre, se trouve la valeur, ou valeur d’échange, d’un produit. L’idée commune est que la valeur correspond au prix, qu’elle dépend de l’offre et de la demande du marché, et qu’en définitive ce qui est rare est cher – et ce qu’on trouve à foison n’a (presque) pas de valeur. Ceci a beau être enseigné dans la plupart des cours d’économie de tous degrés, c’est une idée fausse.

Ce qui constitue réellement la valeur d’un produit est la quantité de travail socialement nécessaire à son existence. La valeur d’une pomme dépend de la quantité de travail agricole nécessaire à la production d’un nombre déterminé de fruits, quantité divisée par le nombre de fruits effectivement comestibles au consommateur. Cette valeur peut donc varier en fonction des saisons, de la qualité des récoltes, de la variété de pomme qui nécessite un entretien plus ou moins soigneux, mais elle se base essentiellement et en définitive sur le temps de travail humain consacré à ce qu’elle puisse se former, se développer, être cueillie et – bien sûr – être amenée jusqu’à son consommateur.

Ce travail nécessaire, bien qu’il ne soit pas infini, est extrêmement dur à quantifier avec une précision nanométrique car il faut y inclure l’ensemble du travail antérieur nécessaire au travail de l’agriculteur, autrement dit la valeur de ses outils, de ses machines, de ses semences, de ses engrais, de ses techniques de production, comme un long enchevêtrement de travail coagulé dans un produit fini. Dans chaque bien ou chaque service de consommation réside une multitude de fractions d’efforts d’une multitude de travailleurs ; et si ce bien ou ce service est à nouveau transformé pour être amélioré, alors une valeur ajoutée lui sera apportée par son ultime producteur.

Ce qui est vrai pour la pomme l’est tout autant pour l’iPhone : sa valeur provient de sa conception finale jusqu’au design de son emballage, mais également du travail nécessaire à l’extraction des matériaux qui le composent, du travail antérieur ayant permis aux mineurs d’employer les outils et les techniques contemporaines d’extraction de ces matériaux, du travail nécessaire au transport de ces matériaux, du travail antérieur nécessaire à l’extraction et au raffinement du carburant de ces moyens de transports et de celui nécessaire à la production de ces moyens de transports, du travail de conception d’un smartphone de cette gamme et de tous les travaux antérieurs, de la recherche fondamentale à l’élaboration d’un prototype puis de tous les efforts d’amélioration du produit fini – tout ce travail, étalé temporellement et géographiquement, aura été nécessaire à la production d’un iPhone et chaque exemplaire d’iPhone comporte les fragments, presque infinis, de ce travail total.

La valeur ne correspond pas nécessairement au prix d’une marchandise car s’ajoute, par-dessus cette réalité économique indépassable, la spéculation actuelle. Ainsi le prix de l’électricité, du gaz et des hydrocarbures flambent ces dernières semaines moins en raison de l’augmentation du temps de travail socialement nécessaire à leur production et approvisionnement auprès de la population, qu’en raison de la spéculation sur l’achat et la revente des capacités existantes sur des marchés financiers déconnectés de l’économie réelle, faisant grimper à toute vitesse le prix réellement payé par le consommateur. Néanmoins, au-delà de son élasticité, le prix d’un produit a toujours pour base matérielle sa valeur d’échange.

Le travail est donc absolument nécessaire à la production de valeur, c’est-à-dire la production de richesse humaine, ce qui nous amène au cœur du problème : l’inégalité devant le travail. D’un côté se trouvent les individus propriétaires d’un capital, soit de moyens de financement, d’échanges et de production (terres, machines, outils, technologies, brevets et marques), qui sur la base de cette propriété sont en mesure d’acheter la force de travail d’autrui pour faire fructifier ce capital, et de l’autre la grande majorité de la population mondiale, continentale et nationale, dépourvue d’un capital économique et financier et contrainte de vendre sa force de travail sur un marché libéral.

De la privation de liberté naît le travail salarié

Mais les terres, les machines, les outils, les technologies, les brevets et les marques, soit tout ce qui constitue le capital, n’est autre que du travail antérieur ayant été fourni par des travailleurs, et non des propriétaires capitalistes. Ces derniers se contentent d’hériter, de prendre quelques décisions en bons capitaines d’industrie, de partager des moments mondains en bons bourgeois et d’influencer les sphères économiques, médiatiques et politiques en bons oligarques.

L’arbitraire est donc total dans le rapport à la production capitaliste, entre ceux qui ont permis au capital de se constituer et ceux qui profitent de ce capital pour exercer leur pouvoir. Les premiers appartiennent aux classes sociales subordonnées quand les seconds appartiennent à la classe dominante. Comme l’a admis le multimilliardaire étasunien Warren Buffett, la lutte des classes existe mais, contrairement aux idées reçues, c’est la classe des riches qui la mène contre les classes dominées. Cette guerre intestine à l’humanité sous l’ère capitaliste se manifeste par différents degrés de rapport de forces, ce dernier étant globalement favorable aux capitalistes qui tirent leur pouvoir de leur propriété et maintiennent leur pouvoir par une lutte idéologique incessante.

Ainsi les droits de l’Homme issus de la Révolution bourgeoise de 1789, pour ce qui est de la France, consacrent dans notre Constitution, dans nos lois et dans leur application, la liberté pour le capitaliste d’exploiter la force de travail d’autrui, imposant au salarié les horaires de travail, le contenu et le rythme de sa production, les gestes qu’il doit répéter, ne lui laissant à sa disposition que des outils, un équipement, des moyens souvent insuffisants pour qu’il accomplisse sa tâche aussi correctement qu’elle est exigée de lui.

Non seulement le travailleur ne décide pas de comment il produit, mais il n’a aucune voix au chapitre sur la finalité de sa production, provoquant logiquement chez lui une perte de sens dans son activité salariée, et provoquant massivement des burn-out, bore-out et autres anglicismes utilisés pour atténuer la violence inouïe d’une exploitation où la subordination totale de l’employé vis-à-vis de l’employeur est gommée par le recours au terme de collaborateurs, ou par la préoccupation feinte et cynique de la qualité de vie au travail (QVT).

De ce fait, le temps de travail est un temps contraint d’aliénation, c’est-à-dire de déshumanisation au profit d’une tâche qui vampirise le corps et l’esprit de l’exécutant au point que ce dernier finit souvent par déconnecter son cerveau à mesure qu’il répète les mêmes gestes, les mêmes calculs, les mêmes mots. L’intelligence humaine lui amène à penser à son temps libre pendant son temps de travail, à ce qu’il projette de faire avec le salaire lui revenant de sa propre production de valeur, laquelle aura été largement amputée par la plus-value capitaliste – soit ce que l’employeur empoche sans avoir eu à lever le petit doigt.

Du travail révolutionnaire naîtra la liberté véritable

La liberté du temps en-dehors du travail, qui reste circonscrite à l’environnement matériel qui entoure chaque individu, est ressentie comme telle par contraste avec la privation de liberté du temps de travail, un temps de subordination, de soumission et de servitude. Cela ne signifie pas que le travail ne peut être émancipateur, même dans l’état actuel des choses ; la création de valeur est, pour tout être humain, une forme de consécration sociale et pour beaucoup, une raison de vivre. Prendre du plaisir dans un travail salarié d’exécutant reste néanmoins un processus largement entravé par des rapports de production, les infrastructures sociales du système actuel, basés sur l’exploitation et l’aliénation du plus grand nombre.

Si le rapport de forces entre les classes dominante et dominées peut être quantifié, c’est également entre la valeur conservatrice et la valeur révolutionnaire, soit entre la quantité de travail consacrée au maintien d’un ordre établi arbitraire et le travail militant, se déclinant par des lectures, des écoutes, des échanges, des débats et des actions, dans le cadre d’un collectif, nécessaire au renversement des pouvoirs de la classe dominante et au dépassement de l’ordre établi.

En cela, le temps de travail révolutionnaire est par essence émancipateur, non seulement parce qu’il apporte une valeur-ajoutée concrète à notre société, en définissant un futur souhaitable et en se battant pour qu’il advienne ; aussi parce qu’il consacre l’exploité comme producteur à même de renverser la dialectique du travailleur et du patron : ce dernier est incapable de produire seul des richesses, alors que le premier se suffit à lui-même, en tant que membre d’une classe sociale productive, plus légitime que toute autre à décider de son propre avenir et de la destinée de l’humanité.

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