« Dans une période où l’individualisme est très fort, ça donne du baume au cœur » : Les leçons de la grève victorieuse d’Éolane, à Angers
Ces locaux, où elle nous accueille ce matin d’avril 2023, Stéphanie Strzelecki les connaît comme sa poche. Quand Éolane les a rachetés, en 2008, ça faisait déjà treize ans qu’elle y travaillait, pour Motorola puis pour Continental. Quand l’équipementier automobile a mis les voiles, elle a fait partie de la petite quinzaine d’opérateurs, sur plus d’une centaine, qui ont été réembauchés.
Jour après jour, nuit après nuit, depuis quatorze ans, elle y fabrique des cartes électroniques dédiées à des applications médicales, automobiles ou militaires. Parfois, elle passe la journée à confectionner seulement deux cartes électroniques, un matériel de pointe qui équipera des missiles français. Lors d’autres journées de travail, ce sont 3000 cartes électroniques qui passent sous ses mains expertes.
À Éolane, on travaille pour de nombreux clients : du géant de l’armement Thalès à Valéo ou Manitou. Parfois sous-traitant de sous-traitants, Éolane considère mal ses ouvriers, pourtant hautement qualifiés. Stéphanie a une formation équivalent bac+2, presque trois décennies d’expérience, exerce comme conducteur de ligne. Quand elle montre sa fiche de poste à ses enfants, qui sont en âge de travailler, ces derniers lui disent qu’à ce poste, “on doit palper”, entendez bien gagner sa vie. Sauf que Stéphanie est au SMIC.
Au salaire minimum interprofessionnel, Stéphanie Strzelecki ne l’a pas toujours été, mais sa rémunération a tellement stagné qu’elle y a basculé. En réalité, elle est Smicarde, un mot qu’elle déteste, seulement depuis le 1er janvier 2023. À quelques jours de fêter ses 50 ans. Drôle de cadeau d’anniversaire, pour celle qui ne compte pas ses heures pour œuvrer à la réussite de son entreprise comme à la justice sociale.
Sur les 127 employés, tous statuts confondus, d’Éolane Angers, elle fait partie des trois syndiqués à la CGT. La seule organisation de salariés présente sur le site. Après avoir été élue au Comité social et économique (CSE) de l’entreprise en mai 2018, elle est devenue déléguée syndicale en juin 2019.
C’est à ce titre qu’elle a initié et organisé une grève reconductible, du vendredi 17 au jeudi 23 février derniers. Avec, en ligne de mire, l’obtention d’un salaire à la hauteur de l’implication et de la qualification des petites mains d’Éolane. À l’heure où de nombreux travailleurs sont engagés dans la bataille contre la réforme des retraites, elle revient pour Infoscope sur cette lutte exemplaire qui, encore aujourd’hui et pour longtemps, a changé les mentalités dans une entreprise peu habituée aux mouvements sociaux. Entretien.
Peux-tu te présenter, en quelques mots ?
Je suis Stéphanie Strzelecki, ça fait un peu plus de 14 ans que je travaille à Éolane Angers. Avant j’étais à Continental et Motorola, donc en fait je suis toujours dans les mêmes locaux depuis plus d’une vingtaine d’années. Je suis déléguée syndicale depuis juin 2019, j’ai été élue au comité social et économique (CSE) en mai 2018 et je suis conducteur de ligne à Éolane.
En juillet 2008, j’ai été licenciée par Continental, comme les 250 salariés du site angevin. Comme Éolane rachetait les locaux avec une ligne d’assemblage et n’avait pas de personnels, on a été obligé de re-postuler pour le compte d’Éolane.
En tout, entre les cadres, les techniciens et les opérateurs, nous ne sommes qu’une cinquantaine à avoir été réembauchés. Sur plus de 100 opérateurs chez Continental, à peine une quinzaine ont été repris par Éolane. Parce qu’il n’y avait plus qu’une seule ligne d’assemblage, en 2×8, jour et nuit… Donc ça ne concernait pas beaucoup de personnes.
Peux-tu présenter Éolane, sa production, ses effectifs… ?
Actuellement on est 127 personnes, cadres, techniciens, opérateurs. On fait essentiellement de la carte électronique : médical, armement, automobile. Depuis quelques années, on confectionne aussi le boîtier autour de la carte électronique.
On peut faire le matin des cartes électroniques pour une application médicale et l’après-midi des cartes qui seront intégrées à des missiles…
En fait, Éolane est un sous-traitant pour de gros clients, nos donneurs d’ordres : Thalès, Valéo, Manitou… Les cartes électroniques que nous produisons ont de nombreuses applications. Ça peut aller de l’appareil auditif pour les malentendants, jusqu’au missile ; c’est complètement aléatoire. On peut faire le matin des choses dans le médical et l’après-midi des missiles… On travaille aussi pour tout ce qui est tableau de bord de tracteurs, tout ce qui est manipulation d’engins roulants élévateurs, et les fameux régulateurs qui datent des années 1980 de Valéo. Donc c’est un panel très divers.
Combien de cartes électroniques sortent d’Éolane chaque jour ?
C’est vraiment divers et varié. Certains jours je ne fais que 10 cartes, d’autres je peux en voir passer 3000. Ça dépend du client. On fait de la petite et moyenne série, plutôt que de la grande série. Notamment des cartes CMS (composants montés en surface, NDLR), sur lesquelles, ce que j’appelle les petites mains précieuses, mettent des fils, des composants spécifiques. C’est un travail très minutieux, c’est un peu de l’horlogerie en électronique, en somme un savoir-faire très spécifique.
A quoi ressemble une journée de travail à Éolane ?
On travaille en équipe en fonction des horaires de travail. Chacun a une fiche de poste qui lui indique comment fabriquer le produit, comment régler la machine qui met les composants sur la carte, avec précision. En tant que conducteur de ligne, j’ai une contrôleuse qui vérifie tout mon travail effectué. Une fois la carte électronique passée sous ma machine, elle va à un autre poste où on va justement lui rajouter un petit fil, un petit vernis. En fait, le produit, il peut commencer aujourd’hui et sortir de ligne définitivement dans quinze jours, trois semaines.
Nous fabriquons du matériel de pointe, technologiquement très performant.
Concrètement, on fabrique le genre de cartes électroniques qui font fonctionner un appareil électroménager ou un téléphone. Et nous on fait un travail encore plus minutieux, dans l’armement par exemple. En fait, il existe des classifications dans l’électronique. Le niveau 1 c’est de l’électroménager, du consommable : ça tombe en panne, ça va à la poubelle, c’est pas très écolo mais c’est un peu comme ça que c’est conçu. Donc ce sont des grosses soudures, du gros matériel, des gros composants avec peu de valeur ajoutée.
Chez Éolane, on fait surtout de la classe 2 et de la classe 3, qui sont très spécifiques avec des composants très recherchés, technologiquement très performants. Et ça ne doit pas tomber en panne. Si ça tombe en panne, c’est une carte électronique de secours qui prend le relais. Parce que dans un avion, par exemple, on comprend bien qu’une panne de nos cartes électroniques représente un risque très grand. Nous fabriquons du matériel de pointe.
Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager à la CGT ?
L’injustice. De plus en plus, durant ma carrière puis en faisant partie du CSE, je me suis rendue compte de toute l’injustice et de toute l’inégalité qu’il y avait dans l’entreprise. Et je pense que c’est une accumulation de ma vie professionnelle, parce que Motorola et Continental c’étaient des grosses entreprises où il y avait beaucoup de moyens, où les salariés étaient plus mis en valeur. Et là je trouve que plus j’avançais, plus il y avait d’injustice et plus il y avait d’incohérence sur tout ce qui se passait dans l’entreprise.
La vérité du patron n’est pas la seule qui existe !
À force, je me suis rendue compte que si personne ne faisait rien, l’employeur faisait ce qu’il voulait. Mais la vérité du patron n’est pas la seule qui existe ! On ne peut pas continuer ad vitam æternam à subir ce que l’employeur nous dit. Chez Éolane, il y a un fléau que je résumerais par une phrase que j’entends beaucoup : “On a toujours fait comme ça”. C’est ce qu’on me rétorquait chaque fois que je soulevais une injustice, un non-respect des règles mêmes minimales dans notre travail.
Faire prendre conscience aux collègues qu’il y a autre chose que l’argument d’autorité “on a toujours fait comme ça”, c’est un travail de longue haleine. Depuis plusieurs années, on a pris conscience de la nécessité de se battre pour obtenir quelque chose. D’autant qu’Éolane est une entreprise très vieillissante, la plupart des salariés y travaillent depuis longtemps. Pour la plupart d’entre eux, on ne peut pas remettre en question la parole du patron. On a su démontrer que c’était faux.
Comment se sont déroulées vos dernières négociations annuelles obligatoires (NAO) ?
Pas très bien (rires). La conjoncture a fait qu’en 2019, on avait eu un prémisse de petite révolution. On avait fait une petite journée de grève dehors, mais le Covid est passé par-là, donc c’était retombé. Mais je pense que s’il n’y avait pas eu le Covid, 2020 aurait été une année charnière sur nos rémunérations, on aurait déjà gagné et on n’en serait pas arrivé là. Ça aurait été pas mal.
Je savais qu’il allait se passer quelque chose, parce que toute l’année dernière, les gens me disaient qu’il ne fallait pas louper le coche des NAO. Alors que mes collègues ne sont pas syndiqués, j’ai presque été obligée en fin d’année 2022 de calmer leur véhémence, dans l’idée qu’il fallait débrayer au moment le plus opportun. Donc, au début de l’année 2023, quand il y a eu l’annonce des propositions de la direction, les gens ont été révoltés. Ils ont pris conscience que s’ils ne bougeaient pas, on allait se retrouver avec des accords pourris, il n’y a pas d’autre mot.
Les propositions de la direction, justement, c’était quoi ?
Ils proposaient 5% d’augmentation générale, mais amputée, pour les bas salaires, de toutes les réévaluations du SMIC – la direction emploie le terme d’augmentation du SMIC, pas moi – depuis mai 2022 ! Donc quelqu’un qui est au SMIC, qui avait eu deux réévaluations en 2022, n’aurait pas eu 5% mais seulement 2,5% d’augmentation. C’est pas possible, on ne peut pas faire ça ! En particulier sur les bas salaires, c’est intolérable !
Ils ont proposé 20 euros bruts d’augmentation à des salariés au SMIC, très qualifiés, avec une ancienneté entre 10 et 40 ans. C’est pas logique !
Bien sûr, sur le papier, 5% d’augmentation générale, ce n’était pas rien. Ça collait quasiment à l’inflation, et on n’avait jamais eu une telle augmentation en quatorze ans. Mais pour les personnes au SMIC, avec les déductions, ça ne faisait plus que 20 euros bruts d’augmentation. C’était inacceptable, pour nous, d’autant que ces personnes ont plus de 50 ans et ont des postes très qualifiés.
C’est simple, sur les 127 personnes, on a 98 personnes qui sont en-dessous de 2500 euros bruts. Il y a plus de 20 personnes qui sont au SMIC, avec des coefficients entre 190 et 215, qui ont une ancienneté entre 10 et 40 ans. C’est pas logique ! Ils sont très qualifiés, on a besoin d’eux, ils font un travail spécifique, qu’eux seuls savent faire.
Cette fois, l’argument selon lequel “on a toujours fait comme ça” n’est pas passé auprès des collègues. Je pense que c’est l’accumulation entre le Covid, l’inflation… qui a fait prendre conscience aux gens qu’il fallait faire quelque chose.
Quel a été le point de départ de la grève de février, et quelle était votre revendication ?
Je t’ai donné les propositions de la direction, ça c’était début février : 5% d’augmentation générale à partir de mai 2022, réévaluations du SMIC déduites, pour les salaires de moins de 2500 euros. Pour les salaires de plus de 2500 euros, c’était 3% d’augmentation générale et 2% d’augmentation individuelle. La revendication de la CGT, c’était 250 euros d’augmentation générale pour tout le monde. Cette somme ne sort pas d’un chapeau. En fait, tout au long de l’année dernière, beaucoup de gens venaient me voir pour me dire qu’il leur manquait cette somme, tous les mois, et se retrouvaient à découvert sur leurs comptes bancaires d’autant. Ces 250 euros manquaient réellement aux salariés payés le moins, pour manger à leur faim tous les jours ou pour payer la cantine des enfants. Donc c’était justifiable et justifié.
Comment en êtes-vous arrivés à décider d’une grève reconductible ?
C’est simple, ça n’était jamais arrivé chez nous ! Elle a été très suivie, j’ai été agréablement surprise par le fait que ça a été massivement suivi. Sur la population d’opérateurs, on était à 80, 90% de personnels dehors pour la grève. Sur les techniciens, à peu près 20% ; il faut dire qu’ils ne sont pas concernés par les bas salaires, donc de leur point de vue c’était plus une grève pour exprimer leur mécontentement et leur solidarité. Quant aux cadres, ils ne sont pas mis en grève ; ils ont fait une réunion entre eux pour voir ce qu’ils pouvaient faire sur les annonces de la direction aux NAO. Certains cadres voulaient avoir moins d’augmentations individuelles pour les répartir sur les bas salaires, mais ça n’a pas été la majorité, donc ça a fait un flop.
Rapidement, les grévistes se sont rendus compte que s’ils ne continuaient pas, on n’obtiendrait rien.
Et, pourquoi c’est parti en reconductible ? Eh bien, au départ, ce n’était que le vendredi (17 février 2023, NDLR) après-midi. Rapidement, les gens se sont rendus compte que s’ils ne continuaient pas, on n’obtiendrait rien. Et effectivement, à la fin de la journée, il n’y a rien eu de la part de la direction, il n’y a pas eu de meilleures propositions. Donc les gens ont décidé d’eux-mêmes. On a fait un vote à main levée, et les gens ont décidé à l’unanimité de reconduire la grève dès le lundi suivant. Et à chaque décision, je demandais par vote à main levée, qui était d’accord ou pas, pour toutes les propositions de la direction, pour nos revendications, pour la reconduction de la grève, pour la reprise du travail aussi… Tout a été fait par vote, démocratiquement entre salariés mobilisés.
Comment s’est organisée la grève au quotidien ? A quoi ressemblait une journée de grève ?
Dès le vendredi soir, les gens ont bien compris qu’il fallait continuer : “Alors lundi, t’emmènes quoi ?” Mais il ne fallait pas d’interruption, parce qu’on travaille en deux huit, la nuit et le jour. Il y a quelques années, on avait fait un mouvement de grève de 6h du matin à 22h le soir, mais on n’est que trois syndiqués, donc ça n’a pas fonctionné de se limiter à un tel schéma horaire.
Vous n’êtes que 3 syndiqués à la CGT sur les 127 salariés ?
Oui… Et il n’y a pas d’autres syndicats ! Éolane n’est pas une entreprise qui se syndique. Donc comment s’est organisé le mouvement de grève… Tout le monde a mis la main à la pâte, tout le monde a emmené les barnums, le lundi ça s’est relativement bien passé. On a eu de la chance, il a fait beau. Et ça, c’est important. C’est très, très important. On a fait une cagnotte pour les brioches, cafés, jus d’orange… Parce que tout le monde avait emmené le lundi de quoi manger, mais comme il fallait reconduire le lendemain, il y a un moment où il faut faire participer tout le monde. Parce que les employés mobilisés étaient surtout des petits salaires, on ne peut pas demander à une personne de tout payer. On a donc fait une cagnotte, et au fur et à mesure des journées, on avait quelqu’un qui allait chercher à manger pour le midi, par exemple. On a fait un barbecue, en plein février, les gens étaient contents ! Mais c’est fou parce que, on ne s’en rend pleinement compte qu’après, il y a une cohésion, il y a une solidarité…
Ça nous a fait gagner en cohésion, vraiment. On la ressent encore aujourd’hui.
Même les gens qui ne faisaient pas grève, ils s’arrêtaient, ils mettaient dans la cagnotte, il y a des gens qui passaient en voiture sur la route devant, ils voyaient qu’on faisait grève, on ne les connaissait pas du tout, ils s’arrêtaient pour mettre dans la cagnotte ! Enfin, moi j’ai trouvé ça formidable. On est quand même dans une période où l’individualisme est très fort. Et là, ça fait plaisir, ça donne du baume au cœur, même si c’est un mouvement de grève, ma foi, tout le monde est solidaire. Quand ça fait dix ans que tu travailles avec quelqu’un et que tu ne lui as jamais parlé, eh bien, un mouvement de grève, ça sert aussi à ça ! À discuter avec la personne avec qui tu avais peut-être des aprioris, ou en tout cas avec qui tu ne discutais pas parce qu’elle est dans l’équipe inverse, eh bien là, tu discutes avec elle. Et je trouve que ça nous a fait gagner en cohésion, vraiment. On la ressent encore aujourd’hui, la cohésion d’équipe, la cohésion de “on a fait quelque chose ensemble”, “on a obtenu quelque chose ensemble”.
Concrètement, vous teniez un piquet de grève dehors ?
Oui, on n’a pas le droit d’être sur le parking, ça fait partie d’Éolane. Alors on était devant le portail, deux petits espaces, deux trottoirs. On était là. Et on bloquait tout ! On laissait entrer les gens, ceux qui voulaient travailler, par contre on bloquait toutes les marchandises, tous les camions. Rien ne rentrait, rien ne sortait. Au bout du deuxième jour, ils ont ouvert l’autre portail, alors on a mis un deuxième piquet de grève là-bas. Donc tonnelle, barbecue… Le barbecue, c’est important, surtout en février, parce que pour manger c’est bien mais pour se réchauffer aussi (rires) !
Comment ont évolué les propositions de la direction et vos revendications ?
On était parti sur les 250 euros. Effectivement, c’était très haut, et on voulait gagner quelque chose. Donc on est descendu à la deuxième Assemblée Générale des grévistes, avec l’accord de tous les salariés mobilisés, à 150 euros. On estimait que passer de 250, à 150 euros, c’était déjà un gros effort, qui appelait la direction à faire un effort aussi. Mais à ce moment-là, ce qu’ils proposaient était largement insuffisant : au lieu des 5% d’augmentation générale, moins les réévaluations du SMIC, ils ont proposé 4,5% d’augmentation générale, 0,5% d’augmentations individuelles et 25 euros pour tout le monde. En fait, ça ne changeait pas grand chose. Ça faisait 40 ou 50 euros d’augmentation pour les gens qui étaient au SMIC. Le compte n’y était pas.
On a obtenu que tous les salariés d’Éolane n’auraient pas un salaire inférieur à 1830 euros à compter du 1er janvier 2023.
Quand nous étions rendus au troisième jour de grève, on a fini par formuler une revendication à 120 euros d’augmentation générale pour les bas salaires. Et là, je pense que les gens auraient été capables d’aller très loin, si ça n’avait pas été accepté par la direction.
Qu’avez-vous négocié et obtenu à l’issue de la grève ?
Jeudi 23 février, on a obtenu que tous les salariés d’Éolane n’auraient pas un salaire inférieur à 1830 euros à compter du 1er janvier 2023. Le SMIC est à 1700. Pour ceux qui étaient au-dessus du SMIC, on a obtenu les 4,5% d’augmentation générale, 0,5% d’augmentation individuelle, et 25 euros, tels que proposés par la direction. Pour les salariés qui étaient au SMIC, ça représente donc 120 euros d’augmentation, et pour ceux qui étaient au-dessus, environ 100 euros par mois. Ces augmentations de salaires seront effectives dès le prochain versement et rétroactives au 1er janvier dernier, je serai d’ailleurs vigilante à ce que cette amélioration de notre rémunération soit scrupuleusement appliquée.
J’imagine que, tout au long de votre combat, vous teniez à obtenir une vraie augmentation de salaire, plutôt que des primes ?
Je n’ai pas le souvenir qu’ils nous aient proposé des primes, et de toute façon, je n’aurais pas accepté. Là, on est en plein dans le débat sur les retraites, les primes à la retraite, il n’y en a plus du tout ! Donc je pense que lors des NAO, il faut que les primes ça reste exceptionnel, ou bien, en plus des augmentations générales. Il ne faut pas que ça pallie à une absence d’augmentation générale. Parce que les gens, sur le moment, ils sont contents, ils ont 100 euros de prime… Mais le mois d’après, ils ne l’ont plus. Et à la retraite, ils l’ont encore moins !
On a aussi obtenu, en plus des augmentations de salaires, le paiement de deux jours de grève !
Donc, non. Moi je préfère une augmentation générale, au moins c’est acquis. Une prime, il y a toujours un astérisque au bout. Par contre, outre l’augmentation de 100 euros pour les salariés et 120 euros pour les personnes au SMIC, on a aussi obtenu le paiement de deux jours de grève !
Justement, c’était ma question suivante, vous avez obtenu le paiement d’une partie des jours de grève…
Deux jours ! On était en grève reconductible pendant quatre jours et demi. Et donc, ils nous ont payé deux jours de grève.
Et ça, c’est parce qu’ils voulaient vraiment mettre fin à la grève le plus tôt possible ?
Oui, je pense. On n’a même pas eu le temps de le demander formellement, c’était déjà dans les tuyaux du côté de la direction, lors des négociations du 23 février. On voyait bien que notre directeur était en passe d’accepter les 120 euros d’augmentation générale pour les bas salaires, et moi je ne voulais pas non plus lâcher le morceau sur les jours de grève.
On commençait à mettre à l’arrêt d’autres entreprises, nos clients, qui dépendent de la livraison de nos cartes électroniques.
À la fin des négociations, notre direction nous a dit qu’elle nous accorderait le paiement de deux journées de grève. Donc on l’a pris, quand même. Je tiens quand même à signaler qu’ils nous les ont donnés, sans forcément de demande impérative de notre part, et je trouve ça bien quand même. C’est de plus en plus rare, et il faut le noter, parce que c’est quelque chose qui a été une agréable surprise, pour nous.
C’est certainement lié au fait qu’il y avait beaucoup d’opérateurs qui étaient en grève ?
C’est simple, l’usine ne sortait plus rien. On ne rentrait et on ne sortait plus rien. C’était fini, il n’y avait plus rien du tout. Il y a un moment où, nous les grévistes, on a dit à notre direction : “Vous êtes prêts à perdre de l’argent pendant combien de temps, là ? Parce que là, vous n’en donnez à personne, vous ne voulez pas lâcher le morceau, mais vous ne gagnez plus rien, là.” On commençait à mettre à l’arrêt d’autres entreprises, nos clients, qui dépendent de la livraison de nos cartes électroniques. Si on avait reconduit la grève le vendredi, Éolane Angers aurait pu payer des pénalités d’arrêt de ligne et le manque à gagner aurait été bien plus grand encore.
Quel regard portes-tu sur le mouvement interprofessionnel contre la réforme des retraites ?
Déjà, c’est nécessaire. C’est tout aussi important que la question des salaires. En ce qui me concerne, je ne veux pas travailler jusqu’à 64 ans ! Je m’étais fait à l’idée de 62 ans (au lieu de 60 ans, depuis la réforme Woerth de 2010, NDLR), et maintenant ils voudraient nous faire bosser deux ans de plus ? Ce n’est pas acceptable, surtout que ce sont les bas salaires qui vont en souffrir le plus. On est majoritairement des femmes à avoir des petits salaires et on va être aussi amputées de par nos carrières. Il y a un moment, il faut arrêter les dégâts. Donc nous, notre participation à la grève interprofessionnelle pour les retraites a été relativement suivie, avant qu’on fasse une grève spécifique sur nos salaires.
Si j’ai un conseil aux grévistes, c’est d’être solidaires et de ne pas lâcher le morceau !
À Éolane, quelques salariés avaient participé aux premières journées de grève et manifestation contre la réforme, à partir du 19 janvier. C’est vrai qu’après nos quatre jours et demi de grève, on a plus de mal à sortir pour rejoindre le mouvement interprofessionnel. Il ne faut pas se leurrer, on a aussi besoin de manger. Je comprends mes collègues qui me disent, à chaque fois que je mets les tracts dans le panneau de la CGT pour appeler aux manifestations contre la réforme des retraites, que c’est quand même difficile de se remettre en mouvement, malgré ce que nous avons obtenu.
Partant de ton expérience, d’une grève victorieuse, as-tu un conseil à donner aux travailleurs qui sont en grève aujourd’hui ?
D’être solidaires, et de ne pas lâcher le morceau ! Parce que moi, je me serais écoutée, je pense que le mardi (21 février, NDLR), j’aurais pu dire aux gens d’arrêter tout et de rentrer bosser. Ce jour-là, en plein milieu de notre grève reconductible, j’en avais gros sur la patate. Sachant la difficulté dans laquelle les gens étaient déjà avant la grève, je me demandais comment ils allaient faire pour payer les factures avec ces jours de salaires en moins. S’il n’y avait pas eu la solidarité, si on n’avait pas discuté entre nous, même ceux qui ne sont pas syndiqués, on aurait pu lâcher. Ce sont les gens qui étaient en grève, non-syndiqués, souvent seuls à faire rentrer un salaire dans leurs foyers, mais très impliqués dans ce mouvement, qui me disaient de ne rien lâcher. Par leur force, et par leur dialogue, ils m’ont fait tenir. Je conseillerais aux gens de discuter entre eux, de bien être conscients aussi que c’est fatiguant (rires), mais qu’il ne faut rien lâcher, il faut continuer les mouvements. Dans le respect de chacun. Il y a des gens qui ne peuvent tout simplement pas faire grève, et ceux-là aussi il faut les respecter, et ne pas leur en tenir rigueur après. Ce n’est pas toujours facile, de voir son collègue en train de travailler, et toi en train de faire grève, tout en sachant que tu te bats pour lui aussi.
C’est le principe des grèves en France, les progrès sociaux acquis de haute lutte bénéficient à tous les salariés…
Pour tout le monde. Et nous, d’autant plus qu’à la fin de nos négociations, notre directeur a indiqué que nos augmentations de salaires seraient appliquées à tous les sites Éolane de France ! On est à Combrée, Douarnenez, Valence…
Soyez toujours actifs de la situation, ne subissez plus.
Mais nous sommes, à Angers, les plus concernés par les bas salaires. A la fin de la grève, je leur ai quand même dit, aux gens : “Soyez toujours actifs de la situation, ne subissez plus. L’année prochaine, il y aura d’autres NAO, il faudra être attentif aux propositions et à ce qu’on doit faire, en jugeant si la proposition de la direction est acceptable ou pas. N’attendez pas dix ans, vingt ans, que la situation se dégrade, jusqu’à être contraint de repartir en grève reconductible.” La grève, ça ne fait pas plaisir aux grévistes. Si on avait des salaires décents depuis des années, on n’en serait pas arrivés là. C’est pareil pour nos retraites.
Entretien réalisé par Infoscope le mardi 4 avril 2023.