Il était une fois une boîte (Chapitre 3)

Pour rejoindre la stérilisation en camion, il faut passer par un chemin obscur, difficile à trouver pour le simple usager. Les dispositifs médicaux attendent, dans l’opacité du vingt mètres cubes, que le moteur s’éteigne. L’idéal, c’est qu’ils soient retournés dans les blocs en trois heures, ce qui est le temps estimé pour laver, recomposer, conditionner, stériliser des DM. Les délais sont quasiment impossibles à tenir, il est déjà 16h45 et le dernier passage dans l’autoclave est à 18h15. C’est mésestimer le travail de la ster’. En effet, si les salariés de la stérilisation ont des astreintes le week-end, ils ne travaillent pas le soir. Surtout, ils travaillent à la chaîne et sont soumis à la recherche d’une efficacité optimale afin de faire le maximum de gains marginaux. En diminuant le temps à chaque poste de la chaîne, on économisera du temps de travail, donc de l’argent. C’est l’un des effets de l’austérité : les dirigeants de l’hosto réfléchissent de la même manière que le PDG de Walmart. En même temps, la directrice du CHU est diplômée de Science-Po Bordeaux et Paris. Peut-être qu’elle a d’ailleurs fréquenté le PDG de Walmart durant ses études, pendant un séminaire ou bien lors d’un rallye mondain, au pire à la pause clope de la magnifique cour d’école de l’IEP. Dans tous les cas, elle n’a jamais foulé les pieds de l’école d’infirmiers et n’a jamais entendu parler des luttes que mènent la Fédération Nationale des Etudiants en Soins Infirmiers, ne serait-ce que pour qu’on reconnaisse un réel statut qui puisse les protéger pendant leur longues et difficiles périodes de stage. C’est toujours le même problème et il n’est pas propre à cet univers mais il faut quand même dire qu’on est dirigé par des personnes qui ne connaissent pas le travail.

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Malgré l’efficacité de l’équipe, stériliser en une heure et demie un Dispositif Médical est un exploit. Le DM devra peut-être dormir à l’intérieur de la Zone à Atmosphère Contrôlée, qui est une sorte de bunker où il y a du bruit tout le temps et où se trouve au milieu de la salle la longue chaîne de montage où le numéro 9897 sera accueilli, recomposé, conditionné, stérilisé. Cela lui arrive au moins une fois par jour ou tous les deux jours, enfin assez régulièrement pour connaître par cœur chaque membre de l’équipe et reconnaître un nouveau quand il arrive. Toujours à partir du poste de conditionnement, d’ailleurs, il se fait dire qu’une nouvelle va arriver, ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle sera remplacée dans un mois et demi par un titulaire. La mise en concurrence est un processus tout à fait normal, il paraît plus simple de provoquer des “chocs de productivité” en formant quelqu’un à nouveau plutôt que de pérenniser un poste pour quelqu’un qui de toute façon ne continuera pas dans les mois à venir. Comme les DM, les salariés vont et viennent mais eux semblent moins utiles que les premiers, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont pas dans les blocs à sauver des vies. Ce qui ne sera pas le cas pour le panier du service thoracique, même si en ce qui le concerne, son absence sera aisément palliée, puisqu’il reste quelques stocks en cas d’opération cette nuit. Dans le pire des cas, on fera de l’usage unique. Il y a plus de gaspillages mais ça semble plus acceptable à la vue des normes hygiéniques de plus en plus dures.

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Le vingt mètre cube vient de s’arrêter sous la chapelle ou une myriade de bâtiments communiquent. Outre la chapelle, qui est un bâtiment touristique qu’on pouvait visiter au temps où c’était encore possible, il y a au moins trois autres bâtiments qui abritent des services médicaux, des entrées techniques, des bureaux administratifs et des patients perdus dans ce dédale étroit et obscur: le plateau technique ouest, ou PTO, l’Hôtel-Dieu et Sainte-Marie qui sont eux même coupés entre leur partie nord et sud. Impossible de le remarquer pour le visiteur, ces trois bâtiments communiquent par le sous-sol, accessible via l’entrée sud de l’Hôtel-Dieu. On passe par le couloir de la radiologie, où se trouve aussi un amphithéâtre et la direction du pôle signalerie, imagerie et stérilisation (SIS). La cadre supérieure de santé qui le gère est arrivée assez récemment, elle se distingue par son dynamisme et son implication sans faille au travail. Proche de ses chiffres et de ses intérêts, c’est une personne assez réglo pour qu’on lui fasse confiance. C’est parce qu’elle a elle-même confiance dans la mission et la puissance du service public. Elle est favorable à maintenir l’unité entre tous les personnels bien qu’elle se doive d’appliquer les directives de la hiérarchie. Importante aux yeux de toutes les équipes qu’elle gère, elle est elle-même un maillon de la chaîne. Au bout de ce couloir, se trouve l’entrée technique.

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C’est par là qu’arrivent les DM, transportés dans leur roll par les agents logistiques. On est sous la chapelle, ici rien ne passe, ni l’air de l’extérieur, ni le réseau, ni rien, à part les rolls, contenant les médicaments, les poubelles, les DM… Le décor est assez kubrickien: longs couloirs, couleurs sales, architecture néo-baroque au style très primitif, la lumière artificielle rend n’importe quel teint hâlé, blafard. Les ascenseurs qui jalonnent l’espace envoient vers les différents bâtiments mais il faut une carte pour s’orienter. Les rolls roulent avec fracas par derrière, on passe devant les vestiaires, la salle de réunion, puis on continue derrière la zone stérile, où les DM stérilisés vont partir dans les blocs. Le nôtre va être déposé dans le longiligne couloir de la stérilisation, où communiquent les Hôtel-Dieu nord et sud. Chaque porte emmène vers une zone : le vestiaire donc, un peu plus loin la ZAC, puis la cabine et enfin le lavage, c’est là que commencera le cycle mais 9897 s’arrête juste avant.

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