Le Capital communiste 9/10 – L’indispensable inventaire
Le Capital communiste est une brochure écrite en juin 2023 par Benoit Delrue, journaliste et directeur de publication d’Infoscope.
Un an plus tard, à l’heure où le pays plonge dans la mécanique nationaliste, nous interrogeons les faillites de la gauche de transformation sociale, politique et révolutionnaire. Ce présent ouvrage, publié sur notre site en une série d’articles, y contribue.
Cette deuxième des dix parties du document, que nous publions en exclusivité et en accès libre, en intégralité du lundi 1er au vendredi 5 juillet 2024, comporte le Chapitre 23 : Héritiers et orphelins et le Chapitre 24 : L’indispensable inventaire.
Retrouvez la table des matières
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XXIII. Héritiers et orphelins
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Nous pouvons mesurer, au fil de nos réflexions sur les freins à l’appropriation, par toutes celles et tous ceux qui y ont intérêt, des théories et pratiques révolutionnaires, qu’il existe une contradiction fondamentale dans la sociabilité militante et le partage de la culture communiste. Alors qu’elles ont vocation à être emparées par la majorité sociale de la population française, ou planétaire, elles apparaissent recroquevillées, limitées à un entre-soi.
Assurément, le patrimoine communiste, entendu comme l’ensemble des développements idéologiques et des accomplissements des générations militantes précédentes, est approprié aujourd’hui par un certain nombre d’héritiers naturels, les fameux « enfants du parti » qui ont grandi en compagnie des communistes, qui sont pour ainsi dire « tombés dans la marmite étant petits ». Si ce patrimoine semble si peu familier à la plupart des travailleurs, c’est précisément parce que la façon dont il se transmet, entre personnes qui se connaissent et se reconnaissent, est obsolète.
Ce qui était justifiable au sortir de la Seconde Guerre mondiale, quand le PCF était le premier parti de France et que la CGT organisait un salarié sur deux, c’est-à-dire que le mouvement communiste pouvait compter sur ses propres enfants et tous ceux qui ont grandi en côtoyant des militants, pour s’engager dans la lutte révolutionnaire, est une logique à dépasser impérativement. À de multiples égards, le patrimoine communiste, les connaissances qui lui sont propres et les pratiques sociales qui en résultent sont de facto confisquées par une partie extrêmement minoritaire de la population exploitée.
Parce qu’il n’est pas possible de devenir communiste autrement qu’en croisant physiquement un militant ou en apprenant, par la littérature révolutionnaire ou le partage des connaissances via les réseaux numériques, les fondamentaux du socialisme scientifique, et parce qu’il n’est pas possible de compter sur la spontanéité des masses, il est du devoir des communistes d’ouvrir en grand les canaux de transmission de leurs savoirs et savoir-faire. Cela passe par assumer d’être minoritaires aujourd’hui, assumer un discours qui va à contre-courant de la propagande bourgeoise, et assumer la rudesse de la lutte révolutionnaire lorsqu’on l’éprouve jour après jour.
Trop de dirigeants communistes, parmi ceux qui occupent des responsabilités importantes dans le PCF comme dans l’ensemble du mouvement ouvrier, vivent entre eux et ne s’ouvrent à de nouvelles personnes, étrangères au militantisme, qu’à de rares occasions. Cette bulle sociale entretenue par les membres d’une petite partie des militantes et militants, que d’aucuns pourraient qualifier de bureaucratie, pousse à la déconnexion d’avec les masses laborieuses et de leurs tourments quotidiens. Quel autre phénomène pourrait expliquer qu’au 38ème Congrès du PCF, à l’automne 2018, pour la première fois en près d’un siècle d’existence du Parti, un texte alternatif l’emporte sur la proposition de la base commune formulée par la direction nationale, provoquant dès lors son renversement ? La direction sortante n’était donc pas seulement minoritaire au sein de la classe ouvrière française, minoritaire au sein du mouvement ouvrier français, mais aussi au sein de sa propre organisation partisane !
Ce séisme, qui a vu le 25 novembre 2018 l’élection de Fabien Roussel au poste de secrétaire national, est encore sous-estimé tant par les camarades qui ont eu l’impression de tout y perdre que par ceux qui en sont sortis vainqueurs. Les manœuvres d’appareil et les revanches sur des consultations et Congrès passés, avec en ligne de mire la présentation d’un candidat communiste à l’élection présidentielle française, résultent de longs débats et de coups politiques effectués par certains responsables qui, s’ils ont pris de l’importance dans l’organigramme du PCF depuis lors, prêtent le flanc, comme l’ancienne direction, à de possibles attaques internes et extérieures à l’organisation auxquelles il sera difficile de faire face sans se connecter, s’enraciner à nouveau au sein de la classe ouvrière.
Face à ces héritiers qui semblent se tirer la bourre sur des considérations stratosphériques et qui opèrent, quand ça les arrange, des révolutions de palais, les orphelins d’une solidarité de classe, qui ont les pieds sur terre, se montrent au mieux indifférents, au pire hostiles. La gouaille de Fabien Roussel et la sympathie réelle qu’il inspire ne suffiront pas à dépasser les obstacles se situant entre la minorité militante et la majorité attentiste. Si la nouvelle direction du PCF a voulu prendre ses distances avec la bureaucratie parisienne, ce qui s’est confirmé au 39ème Congrès avec un Conseil National (CN) et un Comité exécutif national (CEN) donnant davantage d’espace aux camarades hors Île-de-France, elle n’en est pas moins tributaire d’une position affirmée pendant sa prise de pouvoir et aujourd’hui apparaissant comme gravée dans le marbre : de la présentation d’une liste ou d’un candidat propres au PCF aux scrutins nationaux les plus importants, à commencer par l’élection présidentielle.
Ici, l’électoralisme dont nous avons vu dans le chapitre précédent qu’il menait à l’impasse s’exprime autrement que lors de l’Union de la Gauche ou de la Gauche plurielle, quand le PCF faisait du PS son allié indissociable, ou que lors du Front de Gauche quand les forces militantes communistes étaient assujetties au bon vouloir de Jean-Luc Mélenchon, mais s’exprime tout autant. Faire entendre la voix singulière du PCF peut se faire autrement qu’avec des positions de principes gravées dans le marbre, et la tactique électorale doit gagner en souplesse en fonction des rapports de forces entre nos potentiels partenaires à gauche, et vis-à-vis de nos ennemis de classe à droite et à l’extrême-droite, pour ne pas s’enfermer dans une énième illusion d’un regain de l’électorat populaire qui viendrait de lui-même, spontanément ou parce qu’il est séduit par le discours des représentants communistes dans les médias dominants, qui ont pour habitude de ne nous faire aucun cadeau, vers le vote communiste. Celui-ci ne se construira qu’en développant les forces révolutionnaires inhérentes à la classe ouvrière, comme un acte venant entériner une évolution réellement positive du rapport de force entre les exploiteurs et les exploités.
Cette déconnexion entre l’entre-soi d’un certain nombre de nos dirigeants et les travailleurs sur le terrain s’exprime également par la volonté, sans cesse réitérée, de constituer des cellules d’entreprises du PCF, comme si dans la recette qui a vu la grandeur du mouvement révolutionnaire français se trouvait un ingrédient magique qui nous ferait à nouveau gagner en influence. Alors que les syndicats de salariés, organisant la lutte concrète et immédiate, ont tant de mal à accompagner les mutations de notre économie et à s’implanter dans les nouveaux secteurs de la production, croire en notre capacité à créer des cellules d’entreprises à court terme relève de la chimère. La famille communiste ne peut s’agrandir qu’à condition de permettre, pas à pas, aux orphelins de l’engagement de classe de rejoindre la lutte.
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XXIV. L’indispensable inventaire
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Les personnes étrangères à l’engagement collectif et révolutionnaire ne viendront pas spontanément rejoindre les rangs des communistes ; il nous faut bien mesurer que pour la plupart d’entre elles, le mouvement communiste est au mieux sans avenir, au pire déjà mort.
Faire exploser les verrous intellectuels, psychologiques au ralliement à la lutte révolutionnaire ne peut se faire qu’en organisant, progressivement, les exploités et les opprimés dans les luttes sociales ou dans les campagnes politiques qu’ils élaborent et s’approprient eux-mêmes, et qu’en faisant face aux préjugés anticommunistes véhiculés dans l’idéologie dominante depuis les manuels scolaires jusqu’aux productions artistiques.
Le 9 mai 1979, en ouverture du 23ème Congrès du PCF, le premier dirigeant communiste Georges Marchais a fait la liste des accomplissements de l’Union soviétique et des pays du Bloc de l’Est, concluant par une phrase passée dans la postérité : « Tous ces éléments témoignent de la supériorité du système social nouveau que se sont donné les pays socialistes (…), nous les avons en vue lorsque nous apprécions leur bilan comme globalement positif. »
Le « bilan globalement positif » des pays socialistes, URSS en tête, sera démenti une dizaine d’années plus tard par l’implosion des démocraties populaires et du système soviétique, dont les richesses seront pillées par des bourgeois mafieux lors du passage forcé au système capitaliste, au début des années 1990. L’hégémonie du capitalisme atteint son paroxysme tandis que la Troisième Révolution industrielle est réglée comme du papier à musique pour maximiser les profits et conquérir de nouveaux marchés. Le politologue étasunien Francis Fukuyama, dans un essai paru en 1992, s’aventure à déclarer « la Fin de l’histoire » humaine, qui aurait trouvé son aboutissement ultime dans le système capitaliste et la démocratie libérale.
L’Union soviétique, enrôlée dans la course aux armements avec l’Occident et dans laquelle des crimes ont été objectivement commis par la bureaucratie d’État, de la collectivisation forcée des terres contre les paysans eux-mêmes sous Joseph Staline à l’assèchement de la mer d’Aral consécutive aux directives de Nikita Khrouchtchev pour faire pousser du coton dans le désert, échouera pour deux raisons qui méritent d’être connues, discutées et assumées par les communistes de France et d’ailleurs. Premièrement, la socialisation des moyens de production, avec l’exemple des terres agricoles, ne peut pas se faire contre les travailleurs qui utilisent ces moyens de production et qui créent la valeur ; ce fut trop souvent le cas en URSS, et ce malgré les progrès sociaux réels qui y furent accomplis – tels que la gratuité des études supérieures et le développement de la place des femmes dans les sciences – entraînant des tentations de soulèvement chez les exploités auxquelles l’État socialiste répondait par une répression féroce, voire une paranoïa généralisée. Deuxièmement, si la socialisation et la planification des forces productives étaient effectivement conformes aux objectifs fixés par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), la reproduction sociale des élites politiques au sein d’une bureaucratie et d’une intelligentsia dominantes empêchait et la démocratisation des institutions politiques et économiques, et la constitution d’une communauté de travailleuses et de travailleurs authentiquement communiste, dont les membres pourraient être solidaires entre eux et qui considéreraient les accomplissements de l’État ouvrier comme leurs propres accomplissements. Cette absence de culture communiste enracinée chez les productrices et producteurs de richesses, a permis le délitement dans les années 1980 du système soviétique et sa liquidation subséquente, sans révolte populaire suffisamment forte et partagée pour empêcher le capitalisme de supplanter le système de production socialiste dans le pays le plus vaste au monde.
Connaître et assumer les forces et les faiblesses des expériences communistes, à travers le monde et à travers l’Histoire, s’avère indispensable pour les militants à qui l’on enverra à la figure les préjugés dominants sur le communisme, « qui fonctionne en théorie mais pas en pratique » selon l’adage bourgeois. Il ne suffit pas de renvoyer vers les crimes, bien réels et autrement plus dévastateurs, du capitalisme et de ses puissances impérialistes pour faire l’économie d’un inventaire propre au mouvement communiste international et français.
Nous avons évoqué précédemment la plasticité du capitalisme, nous pouvons mentionner celle du socialisme, comme étape nécessaire du mouvement communiste vers la victoire définitive sur les forces bourgeoises. Un monde sépare la République Populaire de Chine de la République de Cuba, pourtant toutes deux se déclarent officiellement communistes ; si la première a sorti des dizaines de millions de familles de la misère et s’apprête à être la première puissance économique et commerciale de la planète, la seconde a accompli des réalisations sociales, économiques et scientifiques absolument inédites dans le Tiers-monde auquel elle appartient toujours. La principale différence que nous pouvons noter entre la Chine Populaire et Cuba socialiste, se trouve dans le fait que, dans l’île caribéenne, la population s’est profondément emparée de la doctrine socialiste, de sa culture métissée, du partage des quelques richesses nationales produites malgré l’embargo majeur exercé par les États-Unis. Ces derniers tenteront d’ailleurs, en avril 1961, d’envahir militairement l’île avec le débarquement de la baie des Cochons, une opération armée qui se soldera par un échec cuisant pour la première puissance impérialiste mondiale, confrontée à une population qui refusait de se défaire des conquêtes sociales permises par la libération nationale d’un pays autrefois colonisé puis vassalisé, ainsi que par l’adhésion au socialisme cubain.
La République Populaire de Chine, bien que radicalement différente, semble entraînée par la course mondiale aux échanges commerciaux, à la production industrielle et au plus fort PIB nominal, dans la même logique de la course aux armements qui s’avérera mortifère pour l’Union soviétique. Il ne s’agit, ici, pas de disqualifier les performances et réalisations menées et obtenues par des camarades qui ont logiquement lié le socialisme scientifique, à portée universelle, à leurs propres spécificités culturelles et civilisationnelles ; il s’agit plutôt de noter qu’en l’absence d’une appropriation massive par la population des thèses et des pratiques révolutionnaires, pour les faire vivre à travers le temps et les générations, bien au-delà de la seule distribution et du seul respect académique voire religieux des règles contenues dans le Petit Livre rouge de Mao Tse-Toung, le communisme ne pourra pas ouvrir la voie à la nouvelle ère de l’humanité, soit parce qu’il sera vidé de sa substance révolutionnaire par l’idéologie dominante capitaliste ou par la force d’inertie de la bureaucratie d’État elle-même, soit parce qu’il sera liquidé par la bourgeoisie mondiale dès lors que l’occasion se présentera.