Droit de manifester: flou constitutionnel
Le saviez-vous ? Le droit de manifester, liberté fondamentale dans le droit français depuis 90 ans, n’est pas consacré par la constitution. Et pourtant ! La manifestation, au même titre que le vin, fait partie du patrimoine national !
Voilà comment ça marche: c’est un moment où on se retrouve entre militants, derrière une sono qui crache l’Internationale, sous la pluie, à disserter, pendant deux ou trois heures de marche, sur la crise systémique que traverse, manif après manif, le capitalisme mondialisé, avec ses camarades.
Malheureusement, à l’instar de l’Observatoire Angevin des Libertés Publiques (OALP), nous avons remarqué une dégradation des manifestations, au moins depuis les Gilets Jaunes, en fin d’année 2018.
Fut un temps, il était possible d’emmener ses enfants en poussette y faire un tour.
Une liberté qui n’est pas un droit
Bien sûr, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789, qui fait partie du “bloc de constitutionnalité”1 , consacre la liberté d’exprimer, voire de manifester, ses opinions (articles 10 et 11). Pour les amateurs d’histoire révolutionnaire, on retrouve même dans la DDHC de 1793 — qui n’a aucune valeur juridique — le droit à l’insurrection.
Autant dire que c’est rarement le cas avec une manifestation ! Loin des images chocs des plateaux télévisés, l’ambiance s’y veut assez pacifiée.
Depuis au moins 20 ans, le mouvement social n’a enregistré aucune victoire tangible avec la manifestation.
En outre, le conseil constitutionnel comme le code pénal français, la cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la charte des droits fondamentaux de l’union européenne encadrent le droit de manifester. Son exercice répond à un “régime juridique spécial”, dans la mesure où l’action de protestation collective sur la voie publique n’est légiféré, en tant que telle, nulle part, malgré l’existence de décrets et autres arrêtés.
Il est important de distinguer ce qui est du domaine de la liberté et celui du droit. Si la constitution ne reconnaît pas la liberté de manifester comme un droit, elle la tolère.
Une histoire de la tolérance
L’occasion ici de rappeler le sens de “tolérance”, malheureusement trop galvaudé par les temps qui courent. Celui-ci est réduit à une simple blague du film OSS 117, de Michel Hazanavicius, alors qu’il a une histoire qui traverse les siècles !
Tant que M. François Bayrou est encore en poste à Matignon, il est de bon ton d’invoquer l’une de ses inspirations, que dis-je, l’une de ses idoles : Henri IV !
Quand on regarde le Larousse, la tolérance renvoie, dans tous les cas, à accepter ce qui dérange. Son sens politique apparaît en 1598, lorsque le roi signe l’édit de Nantes, autorisant les communautés protestantes à vivre leur foi en paix dans une France catholique.
Par extension, celui-ci s’applique à la manifestation. Pour le pouvoir, il n’est jamais agréable de voir son peuple manifester. En général, c’est signe de rupture entre gouvernant et gouverné.
Pour autant, il semblerait absurde, en France, d’interdire une telle action car antidémocratique. Manifester, c’est faire valoir sa place de citoyen autrement que par le vote ! S’il n’existe aucun droit à la manifestation, c’est potentiellement une aubaine pour ce-dit pouvoir. Cela lui donne une très grande latitude dans son encadrement, voire dans sa répression. Les manifestants contre les méga-bassines de Sainte-Soline en sont témoins.
Un problème inextricable pour le pouvoir en place
A ce propos, quand l’actuel ministre de la Justice, M. Gérald Darmanin, à l’époque où il était encore locataire de la place Beauvau, met en place le Schéma National du Maintien de l’Ordre (SNMO), il essaie de répondre à la problématique qui nous anime aujourd’hui: comment encadrer les manifestations ?
La France n’a jamais vraiment su y répondre. Au XIXe siècle, la tendance était plutôt d’envoyer l’armée, dont la fonction n’est pourtant pas d’assurer la sécurité civile. C’est avec Georges Clémenceau, au moment où il est président du Conseil, équivalent du Premier Ministre, qu’on rationalise les missions de la police, en 1907. Celle-ci devient l’institution dédiée principalement au maintien de l’ordre.
Le ministre de l’intérieur de 2020 à 2024 et son administration ont constaté une augmentation de la violence en manifestation pour justifier une approche plus “dynamique” (comprendre qu’elle doit s’adapter à toutes les configurations d’une manifestation) or, c’est une idée reçue. L’Action Chrétienne pour l’Abolition de la Torture (ACAT), constate, chiffres à l’appui, que les policiers ne font pas face à plus de violences qu’avant. En fait, si on prend les chiffres de l’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (agence gouvernementale fermée en 2020), le nombre de policiers blessés a carrément stagné, sur la décennie précédente.
Amnesty International ne le dément pas, pour ceux qui gouvernent, ainsi que pour les agents chargés du maintien de l’ordre, en premier lieu les policiers, “il y a peu de place aux réponses toutes faites; il est absolument nécessaire de laisser aux responsables de l’application des lois un certain pouvoir d’appréciation pour qu’ils puissent décider de la réponse appropriée à apporter dans une situation donnée” (CF: lien hypertexte Amnesty International, page 13, NDR).
En vérité, il est sage de questionner cette remarque et sa portée. N’oublions pas que le but d’une manifestation, c’est de troubler l’ordre public. Un cortège, quand il passe par la rocade, boucle momentanément la ville, perturbant son activité pendant un temps.
Pour autant, Amnesty International précise qu’il est “évident que leur travail doit être régi par un cadre juridique précis permettant à ce pouvoir d’appréciation de s’exercer – en particulier en matière de recours à la force” (Ibid, le passage en gras est du fait de l’auteur, NDR).
S’il y en a un qui passe le restant de ses jours à se retourner dans sa tombe, ça doit être ce pauvre Max Weber. Depuis qu’il a écrit que l’État est l’unique détenteur de la violence légitime, le pouvoir y voit une autorisation à abuser de la violence policière. Il serait inutile de polémiquer outre-mesure sur le sens de la notion du sociologue. Le mieux, surtout pour nos gouvernants, serait de commencer à le lire.
Le bras armé des intérêts des puissants
Au fond, les responsables ne sont pas tant les policiers ou la manifestation. C’est l’État français qui l’est. Dans le cadre qui nous intéresse, celui de la république, l’acteur qui est souverain, c’est le peuple. De fait, si son représentant agit mal, il apparaît naturel que le souverain le manifeste. De fait, en quoi est-il légitime d’user de la violence policière pour réprimer les manifestations ?
C’est ici que le bât blesse. Comment cadrer quelque chose qui n’en a pas ? Tant que la liberté de manifester n’est pas un droit constitutionnel – au même titre que la grève, le travail ou l’avortement – la législation sera TOUJOURS mauvaise. Elle sera mauvaise autant pour ceux qui la trouvent, soit trop généreuse, soit trop sévère.
Bien sûr, les experts-juristes vont nous avancer qu’une constitution ne donnera jamais de définition précise à ses principes ! Par exemple, le préambule des IVe et Ve République explique que “le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent”. En soi, ça ne veut rien dire. Dans la pratique, cela donne une force à ce-dit cadre, à la loi et à sa réglementation. Qu’on soit du côté des grévistes ou de ceux qui s’en plaignent, nul ne peut passer outre.
Il en est de même pour l’avortement, devenu une récemment un droit constitutionnel. Cela n’empêche pas la présidente de la région des Pays-de-Loire, Mme Christelle Morançais, de supprimer les subventions du planning familial dans son territoire. Dans ce cas précis, il est clair de dire que le gouvernant, par l’intermédiaire de la présidente de région, use de violence de manière illégitime.
Constituer de nouveaux droits
Il n’en est pas de même pour la manifestation. Certes, c’est une liberté consacrée, mais comment s’incarne t-elle ? Une manifestation syndicale doit, selon le SNMO, être déclarée en préfecture ou mairie. Si ce n’est pas le cas, l’interdire représente quand même une inversion des valeurs qui devrait rendre caduque l’expression, pourtant trop souvent utilisée dans les médias détenus par les milliardaires, de “manifestation sauvage”. On pourrait estimer qu’il est de la responsabilité des services d’ordre des manifestations que d’éviter les heurts et autres débordements.
La problématique — comment encadrer une manifestation — est donc condamnée à ne jamais trouver de réponse. Du moins, dans le cadre constitutionnel établi, qui consacre, sur ce point, l’État comme outil des intérêts des puissants. Une nouvelle constitution serait-elle en mesure de le faire ?
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- Composé de la Constitution de la Ve République, du préambule (1946) de la IVe République, la DDHC de 1789 et la charte de l’environnement (2004). ↩︎