Protection de l’enfance : notre cécité criminelle

Les personnes ayant subi des traumatismes durant leur enfance ont une espérance de vie réduite de 20 ans. Ce chiffre, connu depuis 2021, est sidérant.

Nous suivons les scandales avec une certaine habitude, un recul, comme si la maltraitance ne serait qu’un fait divers éloigné.
Le livre Les Ogres de Victor Castanet renseigne sur les maltraitances quasi institutionnalisées mises en place par le productivisme des crèches privées.

C’est aussi le cas de l’affaire Bétharram, qui implique le premier ministre, François Bayrou, via des affaires de violences sexuelles dans un établissement privé de Pau.

On peut également citer le procès Le Scouarnec, dont le récit des viols glace le sang de la cour criminelle du Morbihan. Les exemples de maltraitances ne manquent pas, les enfants sont maltraité·es dans tous les milieux. Mais aucune révolution n’est en marche pour renforcer la protection de l’enfance.

En effet, le secteur de la protection de l’enfance peine à se révolter, même à se faire entendre, malgré quelques mobilisations récentes, notamment contre les coupes budgétaires imposées par les départements.

Le sujet reste occulté à tous les niveaux : politique, social et économique. Comme les personnes âgées, les enfants sont perçu·es comme une variable d’ajustement politique, incapables de faire valoir elles et eux-mêmes leurs droits.

Des chiffres alarmants

Selon le ministère des Solidarités, en 2023, un enfant meurt chaque semaine sous les coups de ses parents. Chaque année, environ 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles, dont 77 % au sein de leur famille. Cela représente l’équivalent de 2 à 3 élèves par classe. Par ailleurs, les enfants en situation de handicap ont un risque 2,9 fois plus élevé d’être victimes de violences sexuelles.

En 2022, le numéro d’urgence 119 a traité 37 217 sollicitations, soit 102 par jour. Cette même année, 381 000 mineur·es et jeunes majeur·es de moins de 21 ans ont bénéficié d’une mesure d’aide sociale à l’enfance (ASE).

Malgré les lois et les scandales, ces chiffres restent tragiquement stables. Les mentalités évoluent peu.
Comme l’explicite régulièrement le juge pour enfants Édouard Durand, les enfants sont particulièrement ciblé·es par la violence, puisqu’iels restent considéré·es comme « en devenir », sans prise en compte de leurs fragilités et leur situation.

Ces violences s’inscrivent dans la même logique que celles faites aux femmes : domination, volonté d’écraser et de nier l’autre. Les agresseurs sont majoritairement des hommes (pour 27% des agressions, les auteurs sont le père) et les victimes majoritairement des filles.

Les enfants victimes de violences sont traumatisé·es et partent avec un handicap fort dans leur vie : problèmes de développement, d’apprentissage, comportementaux ; situations sociales précaires ; état de santé mentale et physique dégradés.

40 % des SDF de moins de 25 ans sont d’ancien·nes enfants placé·es.

Le podcast de Charlotte Pudlowski Ou peut-être une nuit, dans lequel elle raconte l’histoire de sa mère victime d’inceste, analyse très bien l’exercice de cette violence.

Malgré de nombreux travaux, l’État reste sourd

La protection de l’enfance vise à garantir « la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation dans le respect de ses droits » comme écrit dans le code de l’action sociale et des familles. 

Cette compétence reste majoritairement gérée par les départements et les collectivités territoriales. L’État est, quant à lui, garant de la convention des droits de l’enfant, qui énonce leurs droits fondamentaux. Elle est d’ailleurs juridiquement contraignante pour les pays signataires.

Cette politique nationale est très étudiée. Elle est jugée par des travaux parlementaires comme associatifs, qui alertent tou·tes sur la dégradation de la situation, des modes de fonctionnement sclérosés mais surtout une incapacité à faire baisser les violences. Pourtant, l’État reste impassible et impose, encore aujourd’hui, l’austérité à la protection de l’enfance.

En 2021, la CIIVISE (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) a été créée. Deux ans plus tard, elle rendait un rapport contenant 82 préconisations. 

Divisé en quatre axes (repérage, traitement judiciaire, réparation incluant les soins et prévention), il permet d’apporter des solutions sur l’ensemble des violences. Aucune réponse n’a été apportée au rapport. Ainsi, la CIIVISE a également fait un tableau de suivi des recommandations.

Si la commission a reçu pour consigne de travailler sur l’ensemble des recommandations, dont 41 doivent être mises en place, en octobre 2024, le flou gouvernemental n’a permis de prendre « aucun arbitrage politique ».

Pour la CIIVISE, la suite est chaotique : la secrétaire d’État chargée de l’Enfance, Charlotte Caubel, écarte Édouard Durand, président populaire de la structure, pour le remplacer par l’ex-rugbyman Sébastien Boueilh. La commission voit également ses missions s’élargir (prise en charge des mineur·es victimes de pédocriminalité en ligne et de prostitution) tout en subissant des coupes budgétaires.

Après plusieurs scandales, les dirigeant·es démissionnent. L’instance est désormais dirigée par un trio – Maryse Le Men Régnier, Thierry Baubet et Solène Podevin – mais son avenir est incertain, puisqu’elle doit disparaître en octobre 2025. Aujourd’hui, son budget de fonctionnement est divisé par deux.

De son côté, la commission d’enquête parlementaire sur les manquements des politiques publiques en matière de protection de l’enfance, initialement stoppée par la dissolution de l’Assemblée Nationale, a repris ses travaux en octobre dernier.

Ses conclusions sont attendues, mais l’importance accordée aux rapports parlementaires par les gouvernements d’Emmanuel Macron laisse peu d’espoir sur leurs effets concrets.

En décembre dernier, le président de la République a annoncé la création d’un·e haut·e-commissaire à l’enfance, une fonction officialisée par décret le 10 février. Ce poste, très attendu, a une mission transversale, alors que le gouvernement Bayrou ne compte pas de ministre dédié à l’enfance.

Des lois non appliquées et un budget insuffisant

C’est en 1990 que la France ratifie la Convention internationale des droits de l’enfant.

Depuis, plusieurs législateur·rices ont tenté de réformer le secteur de la protection de l’enfance. Cependant, ces lois restent souvent hors sol.

Il faut attendre 2024 pour que les parents auteur·rices d’agressions sexuelles, viols incestueux ou crimes sur l’autre parent se voient retirer automatiquement la garde. La mesure de l’interdiction du placement des enfants en hôtel, qui devait s’appliquer à partir de février 2024, est jugée inapplicable par « Départements de France », l’instance représentative des élu·es des Départements.

Les décrets d’application de la loi Taquet, votée en 2022, dont l’objet est d’améliorer le repérage, l’accueil et l’accompagnement des enfants nécessitant une protection, sont sortis seulement deux ans après l’application de la loi. 

C’est ainsi que Gérard Larcher, président du Sénat, a saisi le CESE (Conseil économique, social et environnemental) pour faire le bilan de trois lois sur la protection de l’enfance. Le rapport sorti en octobre dernier, intitulé « La protection de l’enfance est en danger », formule 20 propositions et pointe « l’énorme décalage qui se révèle entre le cadre protecteur et complet des lois existantes et leur application sur le terrain. La protection de l’enfance est un cas d’école de la non-effectivité des politiques sociales ». 

Des travailleuses et travailleurs sociaux à bout de souffle

Les professionnel‧les du travail social portent le secteur de la protection de l’enfance à bout de bras. De leur côté, rien ne change : iels sont mal considéré‧es, mal formé‧es, mal payé‧es. Plusieurs réformes de leur secteur sont annoncées. Il faut dire que le secteur attire de moins en moins.

La Cour des comptes déplore le manque de suivi des données, tandis que les professionnel‧les du travail social dénoncent une charge administrative toujours plus lourde, au détriment du travail de terrain. Le CESE l’écrit dans son rapport : « Aucun changement ne pourra se réaliser sans recrutements : il faut renforcer l’attractivité des métiers, revoir la formation initiale et continue, améliorer les rémunérations et les conditions de travail. » 

Ce dernier dénonce également l’absence de statistiques, d’évaluations et de contrôles.

Il est vrai que la question de l’évaluation de l’accompagnement reste entière. Il est possible de quantifier les suivis, les rendez-vous, les contrats signés… mais il est impossible de comptabiliser l’épanouissement d’un‧e enfant, la réussite d’un suivi.

Dans un État qui instaure l’austérité, qui se comporte comme une entreprise, qui n’a pour obsession que sa productivité, le secteur social ne peut pas rentrer dans le rang.

Le milieu de la protection de l’enfance est abandonné. Les enfants continuent à être violenté‧es faute d’un État incapable de mettre en place des politiques publiques ambitieuses, en capacité à faire évoluer les mentalités, à former et prévenir la population sur les violences et à prendre en charge correctement les victimes.

La société et ses organismes intermédiaires ne parviennent pas non plus à créer un changement.

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