Il était une fois une boîte (Chapitre 4)

Il est 17H, l’heure de la dernière arrivée des rolls à l’équipe logistique, l’heure du rush. Toutes les équipes de stérilisation ont pris leur pause et sont désormais en poste pour affronter le bal incessant des DM qui sont, aux yeux des services, tous prioritaires. Il y aura des déçus, certains services arrivent toujours à la fin de la bataille, comme la maternité. L’Infirmière de Bloc Opératoire Diplômée d’État (IBODE) du service va recomposer les DM qui sont mouillés à cause de la fuite d’eau. Elle, qui arrive toujours en fin d’après-midi, au grand dam des conditionneurs déjà épuisés d’avoir plié les optiques pour le bloc d’uro-viscéral à 15h30, aura deux fois plus de travail qu’à l’accoutumée, avant de remonter dans le bloc. Marcher lui fait une petite pause improvisée, puisque l’IBODE se doit d’être au service de l’interne lors d’une opération et se doit également de recomposer elle-même le matériel médical. Avant, tous les services envoyaient des IBODE, qui défilaient pour recomposer les objets, mais aujourd’hui, seules les Urgences et la Maternité en embauchent encore. Avec l’externalisation des activités et la spécialisation des services, le CHU recrute dorénavant des Aides-Soignantes à la Recomposition (ASREC), qui ont le diplôme d’aides-soignantes en plus d’une formation complémentaire de six ou sept semaines. À l’époque, ces dernières s’occupaient des tâches du process avec les ASH mais ce sont aujourd’hui les ouvriers professionnels qualifiés qui sont sur les postes. Bientôt, ces derniers s’occuperont de la recomposition tandis que les ASREC (sur base du “volontariat”) pourront faire de nouveau du process. Ce n’est pas un cas unique en France, la Clinique de l’Anjou – l’hôpital privé concurrent sur le quartier de la Roseraie, au sud de la ville – organise déjà la fusion des activités médico-techniques et techniques, à la différence près qu’on n’a pas besoin d’être validé par un quelconque supérieur. Un collègue qui travaillait là-bas expliquait que ce seul aspect rendait déjà l’ambiance bien meilleure, puisqu’on n’avait pas quelqu’un tout le temps sur le dos. Ainsi, le CHU compte faire coup double, alléger la masse salariale en diminuant le nombre de titulaires tout en augmentant la pression sur une population naturellement moins protégée par son statut. Le nivellement par le bas du niveau de qualification rappelle à tous que chacun est interchangeable.

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Si le flux est tendu, il n’est jamais continu, il y a toujours dans une journée des moments de creux, par exemple entre midi et 14h ou bien au moment de la pause, vers 16h où l’activité, bien qu’existante, reste stationnaire. Mais à partir de 17h, à l’heure où tout le monde a fumé sa clope et mangé ses Napolitains – dans le cas où on ne les vole pas, ce qui est monnaie courante dans le service – il faut être prêt, car le tapis de la chaîne doit être vide à 19H. Toutes les Aides-Soignantes à la Recomposition sont à bloc et il faut plier les DM en deux minutes dans un boucan infernal. Malgré le terme “qualité” du management qualité en stérilisation, ce qui importe, c’est de tenir la cadence tout en ne faisant aucune erreur. Il s’agit donc d’être plus efficace qu’une machine. Il existe d’ailleurs des chaînes entièrement automatisées mais elles coûtent trop cher.

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Si les copains et copines au lavage ont la chance d’avoir de la musique, ce n’est pas le cas en ZAC, où cela dérange les ASREC dans leur boulot. Il faut dire qu’avoir les yeux rivés sur le logiciel Advance, qui guide la recomposition et permet de tracer les DM (donc les salariés) à chaque étape du cycle de stérilisation, doit demander concentration et patience. Le bruit de la chaîne couvre les messes basses des collègues, qui ne s’entendent pas, qui complotent entre eux contre eux, tout ça entretenu par l’infirmière process qui prend très à cœur ses fonctions de contremaître de production. Son rôle est de faire en sorte que la production soit toujours la plus efficiente possible, mais il se dit que son caractère tyrannique se justifie par le spleen qu’elle traîne comme un boulet. Comme le cadre de proximité n’est pas du genre autoritaire, il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot. Personne ne lui a rien demandé, mais elle a quand même endossé le costume de maton. Quand on n’est pas dans ses petits papiers, elle saura rendre la vie très dure. Une collègue a appris dans les vestiaires qu’elle n’était pas digne de confiance, on ne sait pas pourquoi ni comment mais on sait que l’infirmière process n’y est pas pour rien. On soupçonne qu’elle a elle-même lancé la rumeur pour la mettre en porte-à-faux avec les autres membres de l’équipe. Elle n’apprécie pas trop que la fille aille fumer des clopes avec l’équipe logistique. Elle ne les reconnaît pas comme membres à part entière de la stérilisation. Pour elle, la stérilisation, c’est juste l’équipe process. A Larrey, en ster comme ailleurs, les relations entre collègues sont dignes d’une saison de Game of Thrones.

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Il est 17H15, le DM 9897 attend encore son heure. En même temps, il est loin d’être prioritaire, il ne sait même pas si l’équipe logistique va le renvoyer où s’ils auront terminé leur service. Il ne faut pas être hématophobe pour être au lavage, parce qu’avant de passer dans les laveurs, les salariés doivent nettoyer manuellement le matériel médical. Des fois, c’est une question de seconde pour un spéculum, mais en ce qui concerne notre panier, il va falloir bien récurer et astiquer un matériel qui a trituré un poumon perforé, laissant une odeur au mieux insupportable, au pire pestilentielle. C’est peut-être pour ça que les gens sont tranquilles par rapport à l’intérieur, bien qu’ils soient tous du process. En plus, la zone de lavage se trouve derrière la ZAC et donc loin, très loin des fenêtres des cadres. À l’intérieur de la ZAC, on se doit d’être un loup pour éviter de se faire bouffer. Ici, on peut se permettre d’être doux comme un agneau. Après tout, c’est comme ça qu’on travaille le mieux. S’il n’y avait pas la cadence, ni de hiérarchie, ça irait mieux. Enfin si, il faut toujours une hiérarchie, mais une qui comprenne ce que ça signifie de conditionner, laver, recomposer et pas des gens qui valident quelqu’un alors qu’il n’est pas capable de le tutorer. Comme c’est le protocole qui importe, il faut un tuteur pour former aux divers postes, mais ce sera toujours l’infirmière process qui va valider. Cela paraît incohérent, surtout quand cette dernière ne sait pas tout faire, d’ailleurs elle n’est pas là pour ça. De l’avis d’une collègue, elle a bourlingué dans les services, elle sait ce que c’est la mentalité du CHU. Pour le tuteur ou la tutrice en revanche, l’intérêt d’un tel travail est difficilement perceptible, surtout quand on n’a pas de reconnaissance à la fin.

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À 17H30, quelqu’un décide de prendre 9897. Il va être de nouveau scanné, désossé, on va voir s’il ne manque pas du matériel dans le panier sur le logiciel, on vérifie s’il n’est pas trop sale. Naturellement, il l’est, malheureusement pour la collègue qui va prendre un bon quart d’heure pour nettoyer à fond avant de mettre le DM dans le laveur. Elle ne sait pas que l’aide-soignante qui s’en est occupée a bossé treize heures de suite, elle ne voit qu’un résultat ni fait ni à faire et ça, c’est juste épuisant au possible. Elle aussi, elle est là depuis 10h30 et elle non plus n’a pas eu une seconde à elle. Elle ne peut pas s’empêcher de se plaindre, en disant quelque chose du genre : “ils font chier à pas nettoyer le matériel sérieux, comme si on était leur chien”. Les anciens sont sans doute nostalgiques d’une époque où l’on formait une équipe mais les nouveaux se demandent presque pourquoi on ferait corps. Est-ce que cela apporte quelque chose ? Ce sont les anciens qui ont bizuté les nouveaux, qui taillent les arrivants, qui font la pluie et le beau temps. Si ces premiers ont perdu leur vocation, qu’est ce qui oblige les seconds à porter le flambeau ? Il est loin le temps où l’on était fier d’être fonctionnaire, ce qui importe maintenant c’est de défendre son bout de gras. Il n’en reste plus grand chose, entre la cadence et la pression, même le salaire n’est plus si intéressant. A ce prix, il vaut mieux faire des études mais quand on aura fini les études, pour travailler, on ne trouvera guère mieux que la stérilisation. En même temps, ça fait pas de mal d’apprendre ce que c’est le vrai travail et sortir un peu des bouquins de la collection Presses Universitaire de Rennes de la Bibliothèque Universitaire. C’est sûr que ce n’est pas Marc Bloch qui va expliquer pourquoi on congédie pour le savoir-être.

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La manière dont les syndicats se comportent avec les salariés est à ce titre éclairante.

L’offre est grande et large, ils y sont tous : Solidaires-Unitaires-Démocratiques, la Confédération Générale du Travail, Force Ouvrière, la Confédération Française Démocratique du Travail, la Confédération Française des Travailleurs Chrétien, j’en passe et des meilleures. Chacun, en fonction de sa position politique, de ses aspirations syndicales, de ce qu’ils offrent en échange d’une aide juridique, peut choisir la centrale qui lui sied le plus. Si c’est FO – comme beaucoup de salariés, surtout parmi les ouvriers qualifiés qui obtiennent les faveurs du process -, la CGT reste très présente, en particulier chez les copains de l’équipe logistique, qui a le privilège d’avoir en son sein un représentant du syndicat de Philippe Martinez. Ça aide de compter un camarade dans ses rangs, puisqu’il est au soutien de ses collègues et peut faire fonction, si besoin est, d’intermédiaire supplémentaire entre la direction et les salariés. En effet, comme l’organisation du travail n’est adaptée aux aspirations de personne, l’organisation des travailleurs assure un bon relais. Dans les faits, ça ne change pas grand-chose, le délégué syndical aide tous ses collègues, peu importe l’étiquette et on peut dire qu’il le fait bien, une ASREC dit même que c’est le seul à obtenir un peu de respect de la part de sa hiérarchie, qui craint toujours un mouvement social.

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Il y a eu des mouvements de grève dans la stérilisation il y a quelques années, en marge de la construction de la nouvelle ster’, qui était le nouveau projet de l’infirmière qui gère toute l’équipe, la cheffe parmi les chefs, grâce à qui l’enveloppe a encore augmenté. Mais si elle promettait une nouvelle ster’, elle n’a jamais promis des emplois supplémentaires, ce qui n’est pas tenable lorsque l’activité augmente. Le camarade profite de la bonne image qu’ont les syndicats, bien que les personnes mobilisées soient très peu nombreuses. On compte dix militants à la CGT, ce qui fait un militant pour 700 salariés, c’est quand même très peu pour couvrir tout le territoire et aider les collègues mais on ne lui demande pas ça. Il est déjà présent auprès des salariés de la ster’ et c’est déjà une chance. Au besoin, ceux-ci iront voir FO et tout se passera bien. Ainsi les salariés, en fonction de leur catégorie, choisissent les syndicats avec qui ils traitent. Ces derniers sont en quelque sorte des prestataires de service de la défense juridique. Les militants, très formés, voient dans le syndicat un moyen de manager leur carrière. Bien que la direction soit farouchement anti-syndicale, il y a assez de place dans les instances en interne pour trouver quelqu’un qui acceptera d’être permanent. Peut-être qu’à l’avenir, on ne le verra plus, il sera aspiré petit à petit par l’orga, c’est le lot de tous les militants : quand on est trop bon, on ne reste jamais proche de ses camarades et collègues. Loin, très loin du Ségur de la Santé et des discussions d’appareils, les salariés sont déconnectés des enjeux nationaux, ou bien ce sont les enjeux qui sont déconnectés des salariés. Pour le reste, on passera, puisqu’on n’a pas le temps de s’occuper de politique, qui cela intéresse que Force Ouvrière ait signé le Ségur de la Santé ? Personne. Est-ce que les camarades croient en l’organisation collective, à la grève ou aux pétitions ? Vaguement, ponctuellement, quand la situation l’exige.

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