Le Capital communiste 2/10 – Révolution bourgeoise et Révolution ouvrière

Le Capital communiste est une brochure écrite en juin 2023 par Benoit Delrue, journaliste et directeur de publication d’Infoscope.
Un an plus tard, à l’heure où le pays plonge dans la mécanique nationaliste, nous interrogeons les faillites de la gauche de transformation sociale, politique et révolutionnaire. Ce présent ouvrage, publié sur notre site en une série d’articles, y contribue.

Cette deuxième des dix parties du document, que nous publions en exclusivité et en accès libre, en intégralité du lundi 1er au vendredi 5 juillet 2024, comporte le Chapitre 2 : Révolution bourgeoise et Révolution ouvrière, le Chapitre 3 : Rapports de production et le Chapitre 4 : Travail social et valeur

Retrouvez la table des matières

*

**

II. Révolution bourgeoise et Révolution ouvrière

*

Logiquement, les intérêts particuliers des capitalistes se heurtent à l’intérêt général des masses de travailleuses et de travailleurs. Quand ces derniers ont intérêt à ce que le temps de travail dans la journée, dans la semaine, dans l’année et dans la vie soit réduit pour pouvoir respirer, profiter de leur temps libre, sortir le plus possible du temps contraint par l’employeur, les capitalistes veulent serrer la vis des chaînes qui attachent l’employé à son poste de travail, quitte à ce qu’il emmène du travail à la maison avec le terrible essor du télétravail. Quand les travailleurs ont intérêt à l’augmentation des salaires, des minima sociaux, des pensions de retraites et des bourses étudiantes, rendue possible par les gains de productivité des dernières décennies et nécessaire par l’inflation des derniers mois, les capitalistes préfèrent écraser les salaires et les revenus des travailleurs toutes conditions confondues pour maximiser leurs profits destinés à engraisser un capital boulimique.

Le phénomène capitaliste n’est pas nouveau, mais il n’a fait que s’accentuer sur la période contemporaine. Déjà présente dès l’Antiquité, la classe bourgeoise menait à bien ses affaires marchandes tout en étant dominée par les aristocrates, des patriciens aux derniers rois de la monarchie absolue, et par le haut-clergé dans des sociétés où religion et État se confondaient souvent, depuis les capitales jusqu’au moindre hameau.

Mais il se passa, voici deux cent cinquante ans, un phénomène absolument inédit dans l’histoire humaine. La bourgeoisie prit le pouvoir. Elle arracha, par l’acte violent d’une révolution populaire, le pouvoir des griffes des seigneurs et de la famille royale pour se l’accaparer. Le vieux féodalisme qui avait tant freiné les échanges commerciaux et le progrès technique nécessaire au développement des forces productives était enfin vaincu ! Le nouveau monde formulait la promesse de l’émancipation individuelle, de l’égalité de droits et de chances entre tous. Belle histoire que cette Révolution française qui plaça au pouvoir, pour la première fois, non les dirigeants de l’État français, qui subit maints soubresauts encore un siècle entre empires, monarchies et républiques, mais la classe capitaliste qui détenait de fait le pouvoir de la nation par son pouvoir infrastructurel sur le travail de la nation, par ses ordres aux travailleurs de la nation, et qui une fois le système capitaliste mis en place, n’a fait que vaguement déléguer aux pouvoirs politiques le soin de réguler, plus ou moins, par la loi et le droit, un marché qui allait s’étendre inexorablement.

Le capital est gourmand. Il n’est jamais rassasié. Il a besoin de multiplier et de sur-multiplier les échanges marchands. Cela, la classe capitaliste l’a bien compris et se caractérise intrinsèquement par le colonialisme, c’est-à-dire la colonisation de toute ressource, de tout espace et de tout temps à sa portée pour les transformer immanquablement en marchandises. L’eau se fait rare ? Commercialisons-la ! Le voyage spatial est devenu réalité ? Commercialisons-le ! Les armes et munitions se perfectionnent à mesure que les conflits ravagent notre espèce ? Commercialisons-les !

La bourgeoisie capitaliste devenue classe dominante au tournant des XVIIIème et XIXème siècles, elle parvint au XXème siècle à faire atteindre le stade suprême de son système économique, politique et social : l’impérialisme. Tout était colonisé, il fallait inventer de nouveaux espaces, profiter voire provoquer des crises et des guerres pour régénérer la capacité d’exploitation, de conquête, d’hégémonie absolue. Mais il se passa, là aussi, un événement auquel bien peu s’attendaient, à commencer par les capitalistes : la classe ouvrière ne se laissait pas faire.

Engagés dans un bourbier militaire à des milliers de kilomètres de leur patrie, les soldats de l’armée russe alliée aux Français et aux Britanniques dans la Grande Guerre refusèrent d’aller plus loin. Ils retournèrent leurs fusils contre leurs propres généraux et se désengagèrent du conflit impérialiste pour le contrôle de la planète qu’était la Première Guerre mondiale. Ils ne voulaient pas d’un autre partage du monde capitaliste, mais d’un autre monde. Ils retournèrent chez eux et y menèrent une Révolution socialiste, expropriant les grands propriétaires de l’essentiel de leur patrimoine, qui se voyait collectivisé, après avoir anéanti les pouvoirs de la famille tsariste dont les mains étaient maculées du sang du peuple.

La Révolution bolchevique d’octobre 1917 et l’Union soviétique qui en résultait, la bourgeoisie occidentale ne les a jamais digérées. A peine les canons de la Grande Guerre se sont tus que quinze armées étrangères, envoyées par les nations des deux camps de la Première Guerre mondiale, envahissaient la Russie pour tuer dans l’œuf la révolution prolétarienne. L’Armée rouge leur infligea la plus terrible défaite que la classe capitaliste n’ait jamais subie. Dès lors, Lénine était le diable en personne pour les élites occidentales.

Si, en 1936, les millionnaires français criaient « Plutôt Hitler que le Front Populaire », cela faisait déjà plusieurs années que la bourgeoisie mondiale hurlait « Plutôt Hitler que Staline ». Les crimes du nazisme, qui ont atteint le paroxysme de l’horreur humaine alors que la Seconde guerre mondiale faisait rage, ne purent être ignorés. Après un temps de silence et de déni, pour mieux faire oublier qu’elle fut la mécène et la plus grande collaboratrice du IIIème Reich, la classe capitaliste a compté sur l’amnésie générale, résultant du mutisme de nombreux travailleurs français sur la douloureuse période vécue, et du manque de transmission de la réalité historique, pour finalement placer à égalité nazisme et communisme. Les éléments de langage de la propagande dominante étaient tout trouvés : culte de la personnalité, parti unique, concentration du pouvoir, dictature.

Ce moyen d’évacuer la question communiste est parfait pour la bourgeoisie, qui se pare des atouts de la modération et de la sagesse dans un monde où une dizaine de milliardaires détiennent, en 2023, autant de richesses que quatre milliards d’êtres humains. Peu importe si l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie avaient pour infrastructure l’économie capitaliste, quand l’économie planifiée soviétique empêchait toute constitution d’un capital privé ; peu importe si les Soviétiques payèrent le prix du sang pour libérer l’Europe des génocidaires antisémites ; et peu importe si le système soviétique aura survécu bien plus qu’à un seul chef d’État, de 1917 à 1991, soit une existence six fois plus longue que l’Allemagne hitlérienne, à qui l’idéologie dominante consacre avec une fascination malsaine la littérature abondante et la place prépondérante dans la culture populaire que nous connaissons. Bien moins d’ouvrages, de documentaires ou de podcasts sont consacrés à la Révolution d’octobre et aux accomplissements d’un État qui, presque seul depuis la prise de pouvoir de la classe capitaliste, a tenté d’éradiquer la propriété lucrative, de socialiser les moyens de production et de formation, de donner bien davantage de poids au politique qu’à l’économique, et qui en quarante ans a sorti un pays du Moyen-Âge pour devenir le premier à explorer l’espace, avec le premier cosmonaute de l’histoire humaine, en la personne de Youri Gagarine le 12 avril 1961.

Il n’est pas question de taire les contradictions profondes qui ont tiraillé l’Union soviétique (URSS) et mené à son implosion au début des années 1990, simplement de souligner à quel point cette part de notre histoire est tue, parce que dans les années 2020 comme dans les années 1920, aux yeux de la bourgeoisie, il vaudra toujours mieux une extrême-droite bestiale au pouvoir qui la laisse continuer le business as usual (comme d’habitude) que l’avènement de la seule société capable de mettre nettement un terme, à l’échelle d’une nation ou à l’échelle de notre planète, à l’accroissement du capital et à ses tentations hégémoniques.

Quand il s’agit de révolutionnaires, outre les images d’Épinal de 1789, la bourgeoisie capitaliste et son pouvoir d’influence sur la culture populaire préférera toujours mettre en valeur des sociaux-démocrates s’accommodant du capitalisme, des trotskistes anti-soviétiques et des anarchistes n’ayant jamais, nulle part, pris le pouvoir durablement, plutôt que les communistes canal historique. Lénine est toujours de ces personnages de récits que le patriarche bourgeois raconte à ses enfants le soir pour les terrifier de la brutalité à laquelle peuvent s’adonner les exploités lorsqu’on ne les tient plus en laisse. Exploités bien ingrats, après tout ce que le capital leur a offert.

Car, aujourd’hui, parler de masses laborieuses, de prolétariat et de classe ouvrière, n’est-ce pas désuet ou anachronique ? À notre époque, chacun peut se complaire dans le formidable concept de classe moyenne, depuis le bénéficiaire du Revenu de solidarité active (RSA) heureux de ne pas vivre à la rue jusqu’au grand cadre dirigeant ou patron malheureux de ne pas figurer en tête du classement des plus grandes fortunes du pays.

*

**

III. Rapports de production

*

Il est un fait indubitable pour les tenants du socialisme scientifique : les classes sociales, depuis l’avènement des premières civilisations basées sur la division du travail et la répartition des rôles sociaux, sont définies par les rapports de production. Le prolétaire, du latin proles, désigne initialement un citoyen romain, de la plèbe, si pauvre qu’il ne paie pas d’impôts et ne peut être utile à l’État que par sa progéniture. Le prolétariat a pris bien des formes depuis l’Antiquité, en passant par la condition des serfs sous le féodalisme, qui devaient cultiver les terres du seigneur qu’ils ne pouvaient quitter sans l’autorisation expresse de ce dernier, jusqu’à la classe ouvrière de l’ère capitaliste.

Alors, si ce sont les rapports de production qui déterminent la classe sociale d’un individu, dans un système capitaliste où c’est la propriété privée lucrative – ou son absence – qui détermine le rapport à l’économie, ce qui divise notre société n’a pas évolué depuis le triomphe du capitalisme sur le féodalisme. Le réfrigérateur, la voiture, l’aspirateur, le smartphone et la propriété partielle – impossible sans le système bancaire privé – d’un logement n’y changent rien, pas plus que les belles success stories (histoires de succès) qui narrent la vie d’une personne partie du néant pour tout obtenir ; les prolétaires d’aujourd’hui sont toujours ces milliards de personnes à l’échelle de notre planète, ces dizaines de millions dans notre pays, enfermées à double tour dans la condition ouvrière, contraintes de vendre un temps de leur vie où leur force de travail est exploitée, de passer six, huit ou douze heures par jour à produire des biens et services qui ne leur profitent pas, de faire face à l’aliénation (ou déshumanisation) que représentent ces heures passées à reproduire les mêmes gestes, sans pouvoir prendre de recul ni dire le moindre mot sur le processus de production devant leur hiérarchie.

Comme elle subvertit les mouvements révolutionnaires pour les réduire à ses entités les plus impuissantes et inoffensives, niant la réalité du communisme en France, dans le monde et dans l’histoire, la classe capitaliste fait de l’évasion un business juteux. Évadez-vous en partant en vacances, évadez-vous par le cinéma et la musique, évadez-vous avec les comédies sur Netflix, évadez-vous dans le Metaverse… S’évader d’une vie de labeur où les symptômes physiques de la pénibilité au travail n’ont d’égal que l’épuisement mental d’être pris en étau entre les emprunts immobiliers, les crédits à la consommation, les prix des biens de première nécessité qui flambent et les bas revenus. Évadez-vous, il vaut mieux cela que de combattre.

Pourtant, la classe ouvrière se bat. Cela fait deux cent cinquante ans qu’elle se bat pour ses droits, pour ses salaires, pour ses conditions de travail, pour sa sécurité au travail, pour son équipement, pour son instruction et sa formation. Elle s’est battue pour arracher ses enfants du travail, elle s’est battue pour la journée de huit heures, elle s’est battue pour son salaire horaire et elle s’est battue pour le droit au repos après le travail. Maintes fois elle a gagné. Et elle a gagné grâce à son organisation propre, où il s’agit de combattre à visage découvert, en assumant pleinement son combat devant tous, pour que ses collègues de travail la rejoigne et devienne ses camarades de lutte.

La plupart du temps, la classe ouvrière se bat par des petits actes, loin de tout héroïsme et de tout romantisme. Le romanesque est bon pour l’écriture et la lecture, la vie réelle progresse par des réveils tôt le matin pour aller tirer des tracts et des affichettes à la photocopieuse de la Bourse du Travail, par des discussions ordinaires et vulgaires entre celles et ceux qui triment, par des sourires échangés sur les piquets de grève et dans les cortèges syndicaux où le café et le vin se partagent, par la promotion d’initiatives populaires sur les réseaux sociaux où sont publiées des photos de camarades qui ne sont, définitivement, pas photogéniques, par des prises de parole hasardeuses, la voix tremblante qui débite des formules complexes pour expliquer des idées simples lors d’Assemblées Générales, par des travaux trop longs sur un vieil ordinateur tard le soir pour concevoir les tracts et affiches du lendemain ou rédiger les articles du bulletin associatif, syndical ou politique qui seront, de toutes façons, rendus trop tard.

Ce sont toutes ces petites choses, répétées et mises bout à bout par des millions de militants à travers les territoires et les générations, qui ont permis aux grandes conquêtes sociales d’aboutir. Ce sont les petits efforts et les actes banals qui créent l’extraordinaire, qui permettent d’aboutir à ce qui était impensable avant que cela ne se produise. Les congés payés n’étaient pas dans le programme législatif du Front Populaire, mais les grèves massives qui ont suivi la victoire de la gauche unie au printemps 1936 avec, pour la première fois dans bien des lieux de production, une occupation des locaux d’entreprises, transformés pour certains le temps d’un soir en dancing de bal populaire par les grévistes, ce sont ces grèves qui ont permis d’arracher au patronat le droit d’être payé deux semaines par an à ne pas travailler. L’irréalisable s’est déjà produit.

*

**

IV. Travail social et valeur

*

Avant d’aller plus loin dans l’exploration du concept central de cette brochure, nous allons prendre du recul pour mieux déterminer et nous accorder sur ce que nous entendons par le travail, la valeur, le prix, la marchandise, l’exploitation et la spoliation. Les prochains chapitres sont consacrés aux principes élémentaires de l’économie, tels qu’ils ont été observés dès le XIXème siècle par les théoriciens du socialisme scientifique et tels qu’ils se confirment avec certitude dans le monde actuel et notre quotidien.

Depuis que l’espèce humaine s’est extirpée du reste de la faune naturelle en devenant des êtres conscients, et conscients d’être conscients (homo sapiens sapiens), avant même l’apparition des premiers États et des premières classes dominantes, sa culture et sa civilisation se sont fondées sur le travail.

Le travail est l’activité par laquelle, par des gestes et par une théorisation même sommaire, l’être humain transforme une matière première en un produit consommable, ou un produit intermédiaire en un produit fini. Le produit du travail est antérieur à la marchandise ; dépecer un animal pour en tirer une fourrure et une viande est l’une des toutes premières formes de travail dans notre longue histoire, et le travail est reconnu socialement selon ce qu’une communauté, une collectivité données estiment utile. Karl Marx écrivait à propos de la production humaine que « Ce qui distingue d’emblée le pire architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche » ; tout travail quel qu’il soit comporte une dimension intellectuelle et une dimension manuelle ou physique. Le travail est la condition sine qua non à la création humaine de richesses, lesquelles peuvent être aussi le produit de la nature, et a fortiori de la création de valeur.

Il existe deux types de valeur dans tout produit du travail humain. D’une part la valeur d’usage : la fourrure réchauffe, la viande nourrit. D’autre part la valeur ou valeur d’échange : si un homme dispose d’un certain nombre de fourrures et de pièces de viande, plus que ce dont lui-même, sa famille ou sa communauté ont besoin, il peut être amené à l’échanger contre un autre produit du travail humain auprès d’autres individus, qu’il s’agisse d’une récolte de fruits ou légumes, du bois coupé pour se chauffer, d’un produit manufacturé tel que des cordes et ficelles.

A mesure que l’être humain a travaillé, il a perfectionné sa pratique du travail par la création d’outils plus élaborés qu’une simple pierre tranchante attachée à un bâton, par la répétition de l’emploi de ces outils jusqu’au geste parfait, lui permettant de produire davantage en une heure de travail : depuis lors, la productivité du travail humain, c’est-à-dire la quantité de produits réalisés en un temps déterminé, n’aura fait que progresser, de générations en générations.

Et à mesure que la productivité se déployait, les besoins les plus élémentaires des êtres humains ont pu être satisfaits. Se nourrir, s’abriter, se vêtir, se chauffer, se soigner en fonction des connaissances médicales et des remèdes répandus à une période et dans un territoire donnés ; une fois ces besoins primaires assouvis, de nouveaux besoins apparurent : des besoins sociaux. Pour garantir la transmission des bonnes pratiques de travail et la satisfaction des besoins de la descendance, apparut la nécessité de l’instruction, de la formation, de l’éducation. Cette transmission s’est d’abord faite oralement, puis par écrit, le développement du dessin et de l’écriture créant nécessairement des besoins sociaux inédits en termes de peintures et de supports résistant à l’épreuve du temps.

Comme l’homme est un animal social par nature, il a systématiquement développé de nouveaux besoins dès lors que les besoins antérieurs se voyaient satisfaits. Le développement de la culture et de l’élevage, l’édification de chaumières proches des champs et des troupeaux pour ne plus avoir à s’abriter dans une grotte, les progrès tâtonnants de la médecine rudimentaire, l’élaboration et la propagation d’une culture commune pour se souvenir des anciens ou se divertir, par les histoires racontées, la pratique de la musique et de la danse, se greffèrent aux besoins naturels de l’humanité, en tant que besoins sociaux tout aussi importants pour son enrichissement.

L’essor de la production humaine s’est logiquement conjuguée à la division sociale du travail : puisqu’un individu ne peut pas tout faire, certains se sont spécialisés dans un domaine, d’autres ont acquis en connaissances, techniques et savoir-faire dans un autre secteur de la production. Plus l’être humain se spécialisait par une division réfléchie et collective du travail, plus il était productif, et plus l’échange entre différents produits apparaissait absolument nécessaire pour que toutes et tous voient leurs besoins élémentaires et sociaux satisfaits.

Le troc dura un temps, mais il rendait complexe l’accès effectif à des produits dont la qualité et la diversité allaient croissant. Ainsi la monnaie fut inventée pour matérialiser la valeur d’échange, non pas dans le but d’être accumulée dans des coffres-forts, mais pour faciliter le partage de la production d’une communauté donnée entre tous ses membres. Les devises socialement reconnues par la collectivité permettaient de favoriser les échanges en respectant la valeur de chaque produit du travail humain.

Cette valeur, ou valeur d’échange, quelle est-elle ? Comment est-elle calculée ? Par le principe le plus élémentaire : le temps de travail socialement déterminant et reconnu pour produire le bien proposé à l’échange. La valeur d’une pièce de viande prendra en compte le temps d’élevage ou de chasse, de dépeçage et de découpe. Elle sera supérieure si la qualité de la pièce de viande est plus grande : mieux découpée, plus fraîche, plus nourrissante. Mais ce qui permet la qualité du produit n’est autre que la qualité du travail lui-même, qui dépend des outils confectionnés, de la rapidité entre l’abattage et la proposition à l’échange de la pièce de viande, de la technique plus ou moins élaborée par laquelle le travailleur manie ses outils.

La valeur du produit du travail comprend donc non seulement le travail immédiat, depuis la chasse ou la récolte jusqu’à l’acheminement au lieu d’échange ; il comprend également une part du travail antérieur nécessaire à la confection des outils, à l’apprentissage de la technique du geste juste, comme autant de fractions de travail « coagulé », au sens « amalgamé », dans le produit final.

Plus le produit est élaboré, c’est-à-dire plus il a demandé de temps de travail, plus sa valeur s’en trouvera grandie. Traversons les siècles jusqu’à notre époque : dans la brochure que vous lisez se trouvent, coagulées, des fractions du travail nécessaire à l’impression, à l’extraction et la transformation des encres, à la fabrication du papier, et des fractions encore antérieures de la découpe du bois utilisé pour fabriquer la pâte de papier, du travail de confection des outils nécessaires à la découpe du bois, des formations techniques nécessaires à cette découpe, du transport de toutes les matières premières et transformées jusqu’à l’imprimerie, avant qu’elle finisse entre vos mains.

Ce qui semble simple pour un objet tel qu’un livre se complique logiquement pour un produit à plus haute valeur ajoutée, par exemple un smartphone (téléphone « intelligent »). De l’extraction des matières premières depuis les métaux présents dans le produit fini jusqu’aux carburants nécessaires au transport de ces matières, en passant par la conception et l’ingénierie du smartphone consécutives à des siècles de progrès technique, à la soudure minutieuse des cartes électroniques et aux productions de la coque du téléphone et de son emballage – tous ces travaux demeurent présents, sous forme amalgamée d’une multitude de fractions, dans le bien de consommation et sa valeur. Ce smartphone vous servira – pour ce qui est de la valeur d’usage – à communiquer, vous informer, vous divertir… ou travailler.

Depuis les premiers produits échangés au sein d’une communauté donnée jusqu’à l’étalage de richesses de notre actuelle « société de consommation », s’est créée la notion de marchandise. Le produit du travail peut être troqué contre le produit d’un autre travail ; il peut être échangé contre une somme monétaire qui sera immédiatement utilisée pour acquérir d’autres biens devenus nécessaires à la satisfaction des besoins sociaux de l’être humain. Dès l’Antiquité s’est constituée une classe marchande, qui s’est spécialisée dans l’échange commercial : sans rien réaliser d’autre qu’un acheminement ou un conditionnement, tout au plus, d’un produit du travail d’une personne X dans le seul but de le revendre plus cher à une personne Y, parce que cette dernière n’y a pas accès autrement, ces commerçants ont depuis toujours fondé leur utilité sociale sur la multiplication des échanges de marchandises. Ainsi est née la bourgeoisie et avec elle, les marchés extensifs.

Depuis les premiers siècles et millénaires des civilisations humaines, le travail de la génération précédente a permis de développer la productivité du travail de la génération suivante. Ces progrès, cette expansion de la production des richesses, se caractérisent par le développement des forces productives, entendues comme l’ensemble des moyens de production qui permettent à l’effort immédiat, au travail humain à un moment donné, de produire une valeur ajoutée plus ou moins élevée. Le développement des forces productives correspond à l’histoire de l’humanité. La maîtrise des éléments naturels, de l’énergie, les progrès scientifiques ont permis à notre espèce d’en arriver là où elle se trouve.

Pour revenir à la bourgeoisie, dont nous venons de voir comment elle s’est constituée, il faudra bien des siècles à cette classe marchande pour développer ses forces propres jusqu’à renverser les vieilles classes dominantes qu’étaient les dynasties monarchiques et seigneuriales, le haut-clergé des Églises, et leurs supplétifs courtisans. Par la « découverte » des élites européennes de la Renaissance des « nouveaux mondes », par le commerce triangulaire qui consistait en une traite massive d’êtres humains africains réduits à l’esclavage pour aller produire en Amérique des marchandises destinées à la consommation européenne, par un progrès scientifique permettant une croissance exponentielle de la valeur créée année après année, la bourgeoisie s’est constituée un capital. Elle s’est accaparé les moyens de production, d’échange puis de financement de toute notre économie, soumettant à elle le travail humain, passé et actuel.

*

Retrouvez la table des matières

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *