Le prix de l’Art
Comment la performance de Léa Vinette et Nicolas Houel interroge sur l’accessibilité de l’Art pour tous et toutes à partir d’un tarif plein de 12 euros
Au Parc Balzac d’Angers, dans le cadre du programme « Vers les étoiles » du [CNDC1], la performance de Léa Vinette, suivie d’une rencontre avec Nicolas Houel, a offert une expérience artistique singulière, immersive et sensorielle, invitant le public à explorer la nuit, l’introspection et la perception.
Le CNDC, ou Centre National de Danse Contemporaine, est une institution de référence en France dédiée à la création, à la formation et à la diffusion de la danse contemporaine. Sa mission est de soutenir les artistes chorégraphiques, d’accompagner la recherche et l’innovation dans le domaine de la danse, mais aussi de sensibiliser tous les publics à cet art par des actions pédagogiques, des spectacles et des rencontres. Véritable laboratoire artistique, le CNDC favorise l’accès à la danse pour le plus grand nombre, tout en contribuant au rayonnement culturel d’Angers et de la région.
Mais au-delà de la proposition artistique, l’événement soulève une question centrale : à qui s’adresse l’Art, quand le tarif d’accès s’établit à 12 euros pour une soirée en plein air ?
Avant d’aller plus loin, nous tenons à remercier chaleureusement le CNDC d’Angers de nous avoir contactés, nous, Infoscope Productions, pour écrire un article sur cette performance et de nous avoir invités gracieusement à y assister. Cette attention témoigne de leur volonté d’ouvrir leurs événements à des regards extérieurs et de favoriser la diffusion de la création chorégraphique contemporaine.Et nous, à Infoscope Productions, cela nous permet d’étoffer notre « rubrique » Culture — c’est à dire quelques anecdotiques et médiocres articles d’Adam Fourage2 — et de partager avec notre public des expériences artistiques uniques et inspirantes.

Une expérience qui se veut universelle… mais pour qui ?
La démarche artistique de Léa Vinette, qui mise sur la proximité, la sensorialité et l’intimité du noir, appelle à une ouverture, à une démocratisation de l’expérience artistique. « Plus nous entrons dans la nuit, plus la jeune femme disparaît, plus le·la spectateur·ice est invité·e à affiner ses sens, à se rapprocher d’elle par la vibration de son corps, le son de son souffle puis de sa voix », décrit la présentation du spectacle[Vers les étoiles3]. Nox est un solo où la danse devient un voyage sensoriel du blanc éclatant (ouate de cellulose[image]) vers l’obscurité profonde.Nox est une performance d’une renaissance et une renaissance d’un être vivant.
Au cœur de la pièce, une jeune femme vit seule dans un espace froid, immaculé, où la lumière semble abolir toute nuance. Progressivement, l’obscurité s’installe, bouleversant l’équilibre du lieu et de la protagoniste, qui traverse alors une série d’états physiques et émotionnels contradictoires : anxiété, curiosité, perte de repères, mais aussi émerveillement et puissance.
La lumière,élément central du dispositif, évolue de façon minimaliste, orchestrant une lente plongée vers le noir. Ce basculement progressif n’est pas qu’une disparition : il devient une invitation à explorer la multiplicité de soi, à se confronter à la peur du vide, mais aussi au plaisir de l’introspection et à la force d’un corps « primitif », chargé d’une « violence gracieuse »[Cult.news4][Léa Vinette5].
Inspirée par la pollution lumineuse et la disparition du ciel étoilé, Léa Vinette interroge notre rapport à la nuit, à la transformation, à la dissolution des frontières de l’identité. La performance oscille entre émerveillement et inquiétude, plaisir et douleur, cosmos et intimité, tout en déconstruisant les images traditionnelles du corps féminin. Ce voyage, qui vise à toucher chacun et chacune dans son rapport à soi et au monde, se heurte pourtant à la réalité économique de l’accès.
Un prix, une barrière ?
[CNDC1]Le tarif plein de 12 euros, s’il reste inférieur à certains standards du spectacle vivant, n’est pas anodin pour tous les publics. Dans un contexte où l’inflation pèse sur les budgets et où la culture est parfois reléguée au rang de dépense optionnelle, ce prix interroge : qui peut réellement accéder à une performance comme celle de Léa Vinette et Nicolas Houel ? Pour une famille, un groupe d’amis, ou des personnes aux revenus modestes, la somme peut vite devenir un frein, même pour un événement en extérieur. Mais pourquoi ?

Nous allons établir trois hypothèses.
I – 12€, c’est le prix qui rémunère les artistes
Pour le néophyte, l’expérience de Léa Vinette est assez spectaculaire. Bouger au rythme d’une musique minimaliste, pendant la moitié d’une heure, relève de l’exploit.
L’artiste, qui a eu une carrière contrariée, à cause d’une blessure, montre la grande maîtrise de ses gestes.
Il en va de même avec Nicolas Houel. Au travers son expérience sensorielle, l’idée de rapprocher ses émotions du concept de la nuit, cela interroge, cela intrigue.
Tout ça, c’est du travail, au sens économique le plus littéral. MM. Vinette, Houel, ainsi que toutes les personnes au sein du CNDC, ne font pas tout ça pour des peccadilles.
Après tout, il a fallu préparer la chorégraphie, organiser l’événement, trouver le bon endroit, inviter la presse, même s’il s’agit de nous…
II – 12€, c’est une forme de privatisation de l’Art
Le problème, quand on est néophyte, il faut admettre qu’il est difficile de s’imprégner totalement d’un spectacle de danse contemporaine.
Assez trivialement, il faut de la musique pour danser. Quand il n’y en a pas, ou quasiment pas, comprenons qu’il faille faire une gymnastique intellectuelle.
On le remarque bien avec ce spectacle.
La danse — voire même l’art6 — contemporain jouit d’une image d’art réservé aux élites.
Ici, cela se constate un petit peu: la plupart des spectateurs ont déjà vu au moins une fois un spectacle de danse contemporaine.
12€, cela semble peu cher, c’est à peu près autant qu’une séance dans un cinéma Pathé. Pour autant, on ne va pas dire qu’un spectacle de danse contemporaine est aussi accessible qu’un film d’auteur. Alors qu’il en existe des films d’auteur abscons !
III – 12€, un constat d’échec
Le CNDC est bien conscient que pour apprécier cette forme d’art, la pédagogie est nécessaire. Rappelons qu’il est une association7, pas une entreprise.
Ce qu’on paie, c’est aussi la pérennité du seul Centre Chorégraphique National (CCN8) qui allie spectacle et enseignement.
Dans ce cas, on est en droit de penser que le centre répond à un enjeu d’utilité publique. Il répond à cette idée que l’art est une fenêtre d’ouverture.
Les espaces que l’imaginaire permet ont tout intérêt à être investi par une variété de performances. S’il n’y a que des cinémas qui diffusent des films grands publics tièdes, on s’ennuierait.
La réponse semble plutôt évidente: seule la puissance publique garantit le droit à jouir de l’Art, sous toutes ses formes.
En France, la puissance publique n’aime pas les réponses évidentes. C’est peut être le côté gaulois réfractaire de la bourgeoisie.
En l’occurrence, cela ne surprendra personne que le CNDC fait partie des organismes menacés par les coupes que Mme Christel Morançais9, présidente des Pays-de-Loire, impose.
C’est quand même un comble ! Dites vous qu’on vit dans un pays où les élites, sur l’autel du marché, sont capables de sacrifier les rares endroits qui les distinguent10 socialement des classes populaires !
L’art est universel
À l’heure de la segmentation11 du marché de l’art, on est en droit de se demander qui de la forme d’expression ou du modèle économique va mourir en premier.
Le tour de force de Léa Vinette, c’est de montrer qu’il n’y a pas besoin d’endroit pour s’exprimer. Cela peut se faire, à la nuit tombée, dans un cadre qui s’y prête bien.
Ne serait-il pas sage de soutenir les acteurs, plutôt qu’espérer une inflexion du politique ?

Footnotes
- CNDC : https://cndc.fr/fr/programmation/calendrier/vers-les-etoiles#
- « Une histoire de ségrégation et de mots » par Adam Fourage : https://infoscope.live/2020/12/24/une-histoire-de-segregation-et-de-mots/
- Vers les étoiles : https://www.lequai-angers.eu/vers-les-etoiles
- « Nox » de Léa Vinette : un voyage pour se fondre dans le nocturne : https://cult.news/scenes/danse/nox-de-lea-vinette-un-voyage-pour-se-fondre-dans-le-nocturne/
- Léa Vinette : https://www.meteores.org/nox
- « Empaqueter un monument dévoile le gâchis de l’art bourgeois » par Benoit Delrue : https://infoscope.live/2021/09/30/empaqueter-un-monument-devoile-le-gachis-de-lart-bourgeois/
- CNDC a propos : https://cndc.fr/fr/a-propos
- ACCN : https://accn.fr
- « Requiem pour la culture en région Pays-de-la-Loire » par Mona Roussière : https://infoscope.live/2025/04/28/requiem-pour-la-culture-en-region-pays-de-la-loire/
- « La distinction » par Pierre Bourdieu : https://sociologiac.net/2023/08/18/la-distinction-pierre-bourdieu/
- « Les festivals d’été vont-ils devenir des fêtes de riches ? » par La rédaction https://infoscope.live/2023/10/09/les-festivals-dete-vont-ils-devenir-des-fetes-de-riches/