Il était une fois une boîte (Chapitre 5)
A 18H, 9897 sort du laveur, et vient de pénétrer dans le Tartare de l’hôpital : la Zone à Atmosphère Contrôlée. Ce sombre lieu à la lumière artificielle aveuglante. Si Henry Ford avait été cadre de stérilisation, il aurait été fier de la manière dont s’organise celle du CHU d’Angers. La chaîne tourne à plein régime, l’activité n’est pas encore en baisse, le tapis est plein à craquer, tout le monde est affairé à quelque chose et chacun sait que le DM finit son trajet aux portes de l’autoclave, le Cerbère de la zone stérile, qui est le dernier endroit avant de retrouver la liberté et la chaleur de la pharmacie du bloc opératoire de Larrey. La première personne que rencontre le panier, c’est celle à la sortie de lavage, qui se doit de rassembler les DM éparpillés dans les diverses machines afin de les mettre dans un chariot et l’envoyer à l’ASREC qui s’occupe de Larrey. En effet, chacune d’entre elles à un poste spécifique en fonction des spécialités qu’elle doit composer. En général, cette attribution – et donc le planning qui lui est associé – est tournante chaque semaine, hormis pour les IBODE qui viennent directement des blocs. La semaine dernière, elle avait fini à 15h et pouvait en profiter pour se promener le long de la Mayenne qui se trouve à un quart d’heure à pied à partir de sa maison. Après un rapide coup d’œil, elle prend 9897. Il est 18h05, il reste dix minutes d’un espoir insensé : passer dans le dernier cycle de stérilisation. L’ASREC est présente depuis un peu moins de dix ans dans le service mais avait commencé sa carrière dans cette même stérilisation avant de rejoindre les Urgences, où elle a travaillé avec l’infirmière process. Comme beaucoup, elle n’aurait jamais pensé travailler dans un tel service parce qu’elle ne savait pas qu’il y avait un endroit dans cet hôpital qui adopte les principes du travail à la chaîne. D’ailleurs, dans ses souvenirs, il n’y avait pas autant de pression sur les performances. On ne savait même pas quel était le coût de la stérilisation d’un panier. Depuis l’arrivée de la pharmacienne actuelle – qui a elle-même réorganisé le service et qui dirige le projet de reconstruction de la ster’, au point que la directrice de pôle dit que le service “est son petit bébé qu’elle ne veut pas partager” – il y a une petite vingtaine d’années, on sait que cela revient à 26€. C’est donc une activité qui demande un certain investissement et dont la plus-value est assez forte, parce que le nombre de paniers stérilisés tend à augmenter d’année en année. Par exemple, on a prévu une baisse d’activité, mais il y a autant de paniers qui rentrent en moyenne en ZAC qu’en 2018. Comment sait-on ça ? C’est à partir d’une estimation en sortie de laveurs, le calcul n’est pas très scientifique, bien qu’il soit théoriquement possible de le savoir informatiquement et plus exactement. Le problème, c’est que le logiciel, Advance, n’est pas configuré pour ça. S’il permet de suivre à la trace les étapes du process, il n’est pas possible de connaître les chiffres. Cette application, sous prétexte d’obtenir un suivi strict, est un outil sous-performant. C’est en fait un outil de surveillance de la production et de la productivité, comme il en existe dans plein d’entreprises privées. Sous prétexte que cela permet d’aller plus vite dans la prise de décision, on a imposé aux salariés de manipuler une console informatique et on a permis à ce que la surveillance puisse se faire entre collègues. Comprenez la mauvaise ambiance qui y règne. Avant, ce n’était pas comme ça, même si la précédente infirmière process n’était guère plus aimable, il n’y avait pas autant de pression sur la productivité du salarié. De l’avis de l’agent logistique de la CGT, il y avait même beaucoup plus d’entraide, ce que pense aussi notre ASREC. A l’époque, fin des années 90, les laveurs se situaient en ZAC et le vacarme s’ajoutait au brouhaha de la chaîne, une chorale dissonante au rythme des musiques et la chanson des publicités des chaînes radio. Il y avait de quoi devenir fou, surtout quand on essaie d’être pointilleuse comme notre ASREC. Jeune, elle allait aider son père, artisan. Contrairement à certains qui ont infusé dans le fonctionnariat, elle a appris le goût des choses bien faites. Contrairement à son père, elle a refusé de se tuer à la tâche, aussi quand elle a vu l’infirmière se casser les épaules, devenir aigrie par le travail, elle a voulu arrêter l’incessant stress des blocs. Elle-même a contracté tendinites sur tendinites. Quand elle est arrivée, c’est avec un peu de tristesse qu’elle a constaté que l’infirmière, qui était si charismatique, est devenue autoritaire par attrait du pouvoir.
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Un rookie composerait 9897 en un quart d’heure, le temps d’ouvrir le panier, de le lubrifier avec un spray Aesculap, prendre un cotocell et enfin l’essuyer. En plus, on doit vérifier si l’instrument est sec, fonctionnel et non corrodé. L’ASREC le compose plutôt en dix minutes mais cette fois, prise par l’enjeu, elle va composer en six minutes, plus quinze secondes pour imprimer l’étiquette et trois secondes pour mettre la gommette. Bien qu’elle fasse cela tous les jours depuis dix ans, elle ne se rend pas compte de la virtuosité de ses gestes. Tous précis et millimétrés, comme son père aimait. Elle est plus occupée à parler de son fils, qu’elle ne reverra pas avant le mois de décembre. Dans deux semaines, il part en opération extérieure. Elle a connu une sacrée prise de bec avec le cadre de stérilisation qui lui a demandé d’aménager ses jours de congés à Noël. Il est 18h12 et la personne à l’autoclave n’a toujours pas fini de composer la dernière embase qui doit y partir. Sa structure est assez simple, il y a le chariot et on y installe des paniers sur quatre étages, qu’on a recouvert d’une fine couche de papier afin de poser les DM. C’est d’ailleurs assez impressionnant de se dire qu’un truc aussi classique puisse prendre autant de place. Toute la journée, l’autoclaviste va chercher ses embases et préparer les paniers. Elle est parfois aidée par les conditionneurs, quelquefois par la personne en stérile mais globalement, toute la journée, elle doit s’occuper des machines et de ses chariots. Par chance, l’autoclaviste est suivie par une apprentie, puisqu’elle doit tutorer quelqu’un. Le travail est donc deux fois plus rapide. Elle peut, elle-même, se décharger d’un peu de pression qu’elle pourrait avoir, bien que ce ne soit pas tellement son genre.
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Il reste encore une fine marge de manœuvre au DM pour être stérilisé. L’autoclaviste compose les embases en fonction des services mais pour le dernier cycle, elle s’autorise à faire un panier arc-en-ciel, c’est-à-dire qu’elle fait un panachage des DM de divers blocs dans un même embase. C’est quelque chose qui n’est pas tellement conseillé, à charge à la personne en stérile de bien répartir les paniers dans les rolls des services, au risque d’avoir une boîte d’orthopédie se retrouver en bloc de chirurgie cardiaque, ce qui est inconvenant, vous en conviendrez. Bon, on ne sait pas si ça arrive et dans le cas où cela arrive, quelles peuvent être les conséquences (hormis pour le patient qui a son cœur à ciel ouvert). Est-ce considéré comme une faute grave ? Si tel était le cas, on pourrait quand même remarquer que le jugement humain n’est pas infaillible, surtout sur une activité qui demande autant de concentration alors que tous les collègues sont affairés à faire quelque chose. Il n’est pas très bien vu de demander de l’aide, pas de la part des salariés mais plutôt de la direction qui veut que les choses se fassent au plus vite, gage d’efficacité et non pas de précipitation selon eux. La charge mentale est donc un facteur à prendre en compte quand on bosse sous terre : il y a une contradiction entre l’importance de l’action et la futilité des gestes à accomplir. Bien qu’on soit conscient qu’il y a un patient en bout de chaîne, qui l’a déjà vu ici-bas ? Ce qu’on voit, constamment, ce sont des paniers comportant des objets tous plus lubriques les uns que les autres. En plus des DM, elle place sur l’étage le plus bas de l’embase quelques sachets. Les objets les plus petits ne sont pas mis dans un panier qui doit être conditionné, mais emballés dans des sachets qui sont ensuite soudés. Il arrive, quand un nouveau commence à bien le conditionner, de lui envoyer quelques-uns de ses objets, afin de le bizuter. Ça, c’est bien un truc d’ASREC, c’est une sorte de rite de passage dans l’équipe. Il se dit qu’une fois qu’on est capable d’emballer une thermos, on est capable de tout bien emballer. Ça fait perdre du temps mais c’est un peu l’occasion de bien rigoler. Ce n’est pas cool pour la personne qui subit ce genre de choses mais elle saura passer au-dessus et, pourquoi pas, le faire aux nouveaux quand lui-même sera un peu plus ancien. Encore, ça va, ce n’est pas trop méchant, il y a bien d’autres choses qui sont bien plus incommodantes à laquelle on doit s’habituer dans l’organisation du travail. Disons que c’est un élément qui s’ajoute à la liste pour devenir un bon salarié de la santé. On devient un ancien quand on fait subir la même chose aux jeunes.
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Le conditionneur qui prend le DM n’est pas là depuis longtemps. Il ne restera pas longtemps d’ailleurs. Ce n’est pas qu’il fait mal son boulot, c’est plutôt qu’il ne respecte pas le fameux “savoir-être”. C’est la version que va sortir le cadre de proximité. En vérité, il semblerait qu’il y ait assez de personnes pour mener l’activité. De toute façon, on en avait besoin que de manière temporaire et puis ce serait de la folie qu’il continue. Ce n’est pas facile de s’intégrer dans une équipe comme ça, autant avoir les nerfs solides. La plupart des collègues, en particulier les plus jeunes, ne comptent pas croupir ici. Le poste du conditionnement se trouve juste en face des bureaux des infirmières, des pharmaciennes et du cadre de proximité. Autant dire que l’aspect panoptique prend une dimension particulière, toute action des nouveaux est épiée, au besoin, il sera jugé pour ce qu’il n’a pas fait. Juste à titre de comparaison, un programme informatique est considéré comme performant s’il ne fait que 5% d’erreurs dans ses calculs, ici, on parle d’une marge d’erreur inexistante. Le pauvre, en plus du bizutage, de cette sensation d’être surveillé pour mieux être puni, on lui a volé ses gâteaux en salle de pause. C’est quelque chose qui arrive assez régulièrement et montre encore la naïveté d’un bleu qui débute. Chaque personne qui entre à la stérilisation commence par le conditionnement. Avant de pouvoir voir d’autres postes, il faut qu’il soit habilité par l’infirmière, qui, soit dit en passant, ne sait pas ce qu’est un pli enveloppe. En général cela prend quelques jours, pour son cas, il a pris une petite semaine. Ce n’est rien de grave, mais assez pour que ça fasse jaser dans les vestiaires. En même temps, on ne peut pas en vouloir aux collègues qui ont aussi besoin de se défouler. On ne leur accorde quasiment rien. Par exemple, une d’entre elles fait des sciatiques à répétition mais se voit quand même obligée de venir bosser en mi-temps thérapeutique. Elle est moins productive mais comme aucune commission n’a statué sur son cas, elle reste. Comment se sentir en confiance ? C’est une question que ne se pose pas le conditionneur, lui ne voit que les messes basses enterrées sous la chapelle de l’hôpital. À ce moment-là, la fatigue se mêle à l’adrénaline qui pousse à plier les dispositifs médicaux en deux minutes, ce qui correspond aux objectifs fixés par le cadre de proximité. 9897 n’aura le droit qu’à une minute. Seule une personne qui fait ça depuis des années, dans de pareilles conditions, pourrait le faire. Ce sera l’occasion pour notre nouveau conditionneur de savoir de quoi il est capable. Après tout, maintenant qu’il est capable de tout plier, il pourrait le faire assez bien et assez vite.
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Le conditionneur a posé le DM sur la surface préalablement préparée. C’est un très bon premier point, il faut être capable d’anticiper l’arrivée d’un DM, avoir préparé le système de barrière stérile, composé d’un papier bleu foncé appelé barrière protectrice sous un papier bleu clair qui est la barrière stérile lui-même sous une feuille cartonnée, le trayliner. Le DM a la chance d’être un panier rectangulaire, qu’il pose sur le trayliner en largeur et centré sur le papier. Il commence par recouvrir le DM par la pointe basse du papier stérile, puis fait ses angles en épousant le trayliner aux sommets du DM. Il doit s’y prendre une seconde fois pour refaire le coin bas du panier, puis reprend de plus belle en le recouvrant à l’aide de la pointe haute, puis la plie sur elle de telle sorte que cela forme une enveloppe. Il recommence avec dextérité sur le papier bleu. Il tourne le DM sur sa table, prend un morceau de ruban adhésif qu’il pose, sans trop le tendre sur trois des quatre côtés de 9897. Il répète l’opération une seconde fois, se tourne, cherche la gommette orange qui indique à l’autoclaviste de quel service vient le panier, le pose, se retourne et prend un nouveau dispositif. Il a répété cette action toute la journée et le fera jusqu’à 18h45, quand il n’y aura plus rien sur le tapis. À ce moment, il pourra ranger et nettoyer sa table et rentrer, laissant l’équipe du soir le privilège de sortir la dernière embase dans l’autoclave. Ce qu’espère 9897. Il pourra passer au stérile, être validé, déposé dans un roll pour retourner à Larrey dans la soirée, au pire à 5h30 du matin, quand les agents logistiques commenceront leur service. Pourtant, l’autoclaviste a déjà pris son dernier panier et vient de l’étiqueter. C’est l’infirmière qui a choisi un autre panier, de la maternité mais elle a surtout pris ce qui lui venait sous la main. C’est elle qui assure le dernier autoclave, ce qui lui permet d’évaluer les chiffres de dispositifs qui sont passés par l’autoclave dans la journée. Le DM va devoir rester toute la soirée en ZAC.
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Le nouveau n’avait pas les épaules, c’est peut-être ça le problème, jamais il n’aurait dû s’y reprendre à deux fois pour son angle, il a peut-être perdu cinq secondes mais cinq secondes, c’est déjà un douzième de minutes. De plus, qu’est-ce qui lui a pris de chercher aussi longtemps (trois secondes) la gommette orange sur la table de l’autoclave ? Il savait pourtant que la dernière embase était un arc-en-ciel, peu importe où se trouve le DM, du moment qu’il soit à portée de main… 9897 assiste à la fin de la journée, aux dernières blagues, aux salutations du lavage venu dire au revoir par la porte, vannés, les derniers DM recomposés, ceux qui sont conditionnés par toute l’équipe du soir, qui attendent tranquillement que l’activité soit terminée. Ceux-ci sont arrivés à 12h45, ils ont une pause à 19h pour une demi-heure et s’occupent de sortir les dernières embases pour les ranger, en zone stérile. C’est une activité qui demande d’être attentif, c’est la dernière étape d’évaluation avant d’envoyer un DM. Toute erreur serait, à partir de ce moment, rédhibitoire. Ainsi, quand un DM sort de l’autoclave, il faut évaluer si la stérilisation s’est bien faite. Si un panier n’est pas bien conditionné, c’est à dire pas plié assez fermement, il sort totalement gorgé d’eau. Le ruban est aussi un témoin de passage qui permet de fixer rapidement si la stérilisation est effective puisqu’il change de couleur en passant sous la pression de l’autoclave. Après, les agents qui sont en charge de la zone stérile doivent valider avec Advance les paniers passés et vérifier informatiquement et sur papier si le DM est bien passé par la stérilisation. C’est une fois cette triple vérification effectuée qu’on installe les dispositifs dans des rolls qui sont rangés en fonction des services dans lesquels ils seront envoyés. Cette danse bien huilée, 9897 n’y aura pas droit en observant les ASREC éteindre les ordinateurs, en plaçant la carte PCS sur un commutateur. On voit que l’interface fonctionne encore avec Windows Vista, ce qui est en fin de compte tout à fait optimisé pour ne faire tourner qu’un seul, unique et archaïque logiciel. Les conditionneurs rangent les rubans dans les placards situés contre le mur séparant la ZAC des bureaux. L’une d’entre elles a préalablement jeté les papiers dans l’une des poubelles. Un autre envoie les anneaux au niveau du lavage en éteignant le tapis. À 18h53, le vacarme a laissé place à un silence strident. On peut entendre le vrombissement ronronnant de l’autoclave si on y prête l’oreille, dernier être vivant de la salle.