Il était une fois une boîte (Chapitre 2)
Par chance, pour récupérer les rolls de la maternité, il faut rester sur le campus. S’il eut fallu aller aux Urgences, cela aurait été une autre paire de manches. On y accède en sortant du site par la rue Larrey afin de reprendre le boulevard Daviers puis bifurquer à droite sur la place de l’Hôtel-Dieu. Le problème n’est pas tant le trajet que la circulation, difficile en ville. Oui, sortir par la barrière c’est déjà aller en ville, alors qu’on a traversé cinquante mètres. À l’intérieur, on est un peu comme à la maison, on conduit un peu comme on veut, comme sur son canapé assis à jouer à Trackmania. On n’est pas dangereux mais efficace. C’est un peu les choses que l’on se permet quand on est un personnel soignant, ce genre de petits droits que les salariés peuvent s’octroyer dans un espace gigantesque. Ça et le port de la blouse, qui donne un aspect très officiel à n’importe quelle personne même si elle est occupée à écraser une clope dans un cendrier malgré l’interdiction de fumer à l’intérieur du CHU, en dehors des zones prévues à cet effet cela va sans dire. On a exhorté les fumeurs à se cacher pour s’allumer une blonde. L’observateur avisé comprend bien que c’est un comble, à l’image d’une politique de santé publique impopulaire parce qu’infantilisante. Ici, on se ruine la santé à préserver celle de tous les autres mais il ne faut pas tirer sur une cigarette sous prétexte de prévention du cancer. On pourrait demander à la direction pourquoi la plupart du personnel soignant au service des Urgences connaît des problèmes au dos, aux épaules à partir de 50 ans. Les mi-temps thérapeutiques se multiplient mais non, le problème c’est la fumette. Un jour peut-être on interdira le fait de respirer parce que cela dégage du CO2 et qu’il faut préserver la planète.
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Quand on parle du CHU d’Angers, il faut comprendre que c’est un regroupement de bâtiments, qui ne sont d’ailleurs pas tous sur le site central, lui-même situé sur les bords de la Maine – la rivière qui traverse la ville après avoir fait la jonction entre la Mayenne et la Sarthe au nord-est et qui se jette dans la Loire vers Bouchemaine au sud-ouest – en face de l’Ice Parc et surtout d’Enedis, qui appartient à Électricité de France. Il y a cinq cents ans, l’hôpital était clairement au ban des lieues, aujourd’hui, il est proche du centre-ville et possède des annexes dans les banlieues, comme à Sainte-Gemme-sur-Loire où il y a l’hôpital psychiatrique. La ville d’Angers, en s’étendant, a conquis les deux faces de la rivière, mais ce côté-ci est clairement sous l’influence du CHU. Surtout vers le quartier populaire de Verneau qu’on appelle aujourd’hui, pour bien signaler qu’on a viré les pauvres et les gens du voyage de la zone, les Hauts-de-Saint-Aubin – où se trouvent le campus estudiantin et quelques services: la Colline et la blanchisserie notamment – jusqu’à Avrillé – il faut dire que le tramway dont le terminus se trouve dans la petite ville de 15.000 âmes y est pour quelque chose – mais on trouve des salariés tout le long de la route qui mène vers Segré – dans le Nord-Anjou, en direction de Rennes – à trente minutes d’Angers depuis l’ouverture de la 4 voies il y a cinq-six ans.
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C’est presque 7.000 salariés possédant la carte PCS, qui permet de pointer dans les multiples bornes présentes sur tout le site et qui fonctionne aussi comme la carte d’identité du salarié de la santé. Avec celle-ci, on peut connaître entre autres son crédit d’heures supplémentaires. Mais on ne peut pas manger avec. Là, il faut une carte spécifique. Le principe est simple : on présente la carte au self, le prix est déduit du salaire. La cantine est en face du Pôle Technique Ouest, derrière la chapelle. Il n’est pas fameux mais reste la solution la moins onéreuse, à partir de 2€ environ. Si on veut, on peut toujours manger à la cafet’, avec les patients. Si jamais, il y a même quelques food trucks, au pied des escaliers de la chapelle. Pour ceux qui ne sont pas contents, chaque service à sa salle de pause où l’on peut ramener à manger. Une bonne partie des collègues font ça d’ailleurs, faute de temps. Les agents logistiques ou de stérilisation ont régulièrement une demi-heure pour manger. Pas le temps de faire la queue ou bien de sortir récupérer quelque chose dans un boui-boui.
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Peut-être est-ce l’effet qu’apporte une pointeuse dans une entreprise, mais tout le monde est assez pointilleux sur les horaires ; et pourtant il n’est pas facile de faire valoir ses heures supplémentaires pour obtenir des réductions de temps de travail. Dans l’absolu, ce sont les salariés qui choisissent quand poser leur congé mais il arrive que les cadres de proximité cherchent à l’aménager, surtout durant les périodes tendues, à Noël par exemple, où ces derniers peuvent demander aux salariés qui ont déjà posé leurs vacances de les aménager pour répondre au flux et tant pis si on veut passer les fêtes en famille. Les cadres de proximité sont les représentants de la direction auprès des salariés. Ils occupent une position qui n’est pas facile : bien qu’ils soient eux aussi des travailleurs, ils ne représentent pas les mêmes intérêts que leur collègue. Ils sont souvent des hommes, ne comptent pas leurs heures mais restent assez méprisés. Par exemple, un ouvrier a été débauché d’un autre service pour occuper le poste de cadre de proximité, il en avait les fonctions et les responsabilités mais n’a jamais eu le bulletin de salaire qui allait avec. Il a décidé d’arrêter. C’est comme ça : le service est bien géré à la condition d’avoir un cadre de proximité. Quand ce n’est pas le cas, c’est un peu la république des travailleurs. Il ne faut pas non plus les plaindre. Certains même jouissent d’un confort de vie en échange de leur contribution. Ils ne sont pas toujours titulaires de la fonction publique mais peuvent s’assurer un salaire raisonnable sans avoir besoin d’ancienneté parce qu’ils ont pu négocier leur subside en échange d’une insécurité relative de l’emploi. Ils sont tout de même en contrat à durée indéterminée. Pour eux, c’est le jackpot : ils possèdent finalement beaucoup d’avantages tout en s’émancipant des chaînes qui peuvent peser sur les fonctionnaires, notamment en termes de contraintes dues à la fonction.
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Il faut bien entendre qu’il n’y a pas 7.000 soignants. Ils ne sont finalement pas si nombreux, seulement 14% de l’effectif global. Cependant, le CHU ne compte pas les infirmiers et les aides-soignants en tant que personnel soignant. Ils sont dans les mêmes catégories que le personnel informatique, administratif, les ouvriers qualifiés et les Agent(e)s de Services Hospitaliers. On ne voit quasiment jamais ces deux derniers groupes mais ils travaillent dans des services aux entrées toujours inquiétantes. Que ce soit à la blanchisserie, à la pharmacie, à la stérilisation ou à la logistique de proximité. Les contacts avec les soignants sont rares, alors avec les patients, n’en parlons pas ! Beaucoup de ces métiers, il est vrai, sont apparus avec la disparition de l’aspect “technique” du “médico-technique” que les diplômes de santé qualifient. Ces métiers peuvent être perçus comme des voies de garage pour étudiants sur-diplômés qui ne trouvent pas d’issue dans leur branche et qui se résignent à trouver une planque où se terrer, en dépit de lycéens qui font un bac pro hygiène parcours stérilisation et qui ne trouveront peut-être pas de boulot puisque le poste est déjà occupé. D’ailleurs ces clichés sont un peu vrais. Mais là, ce sont de réels salariés qui sortent les rolls de la maternité. On entend par là des ouvriers qualifiés, qui sont titulaires et peuvent en effet réfléchir à une carrière dans la fonction publique, dont le statut est légèrement plus rémunérateur mais qui contraint à partir à la retraite un peu plus tard. Parce que ce qu’on ne dit pas, c’est que la plupart de ces boulots, parfois physiques, tout autant éreintant qu’être au contact du patient, sont occupés par ceux qui constituent une armée de réserve monstrueuse pour des politiques d’adaptation à la marge, les jeunes en premier lieu. Avant d’atterrir dans un service et y rester, ils sont nombreux à avoir empilé des contrats courts aux quatre coins du CHU, pour remplacer ponctuellement un titulaire, qui, une fois revenu, reprendra sa place au grand dam du salarié qui devra encore attendre un nouvel intérim. Ceux qui pensent que le management dans le public est meilleur que dans le privé se fourrent le doigt dans l’œil. Les techniques sont aussi brutales et les manières encore plus insidieuses.
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Rappelons ici que si on met en place le flux tendu qu’on appelle ambulatoire – c’est pour le bien du patient, parce qu’on est un service public. On est par conséquent au service du public. “On” désigne bien entendu la masse de salariés. Ça ira sûrement mieux quand on sera titulaire. Mais avant, il faut être “stagiaire de la fonction publique”. Et là, c’est la grande loterie, les critères d’attribution sont flous alors que seul le jury est souverain. C’est sûr que quand ceux qui le constituent jurent que la meilleure attribution du personnel soignant se fait par un concours au numerus clausus, les promotions internes perdent tout de suite en cohérence. Ce qui se dit, c’est que l’ancienneté prime mais n’assure rien. Ça permet quand même de faire partie des murs ; ça donne le droit d’ouvrir sa gueule. Quand on est contractuel, on est un ancien quand on a réussi à supporter la pression pendant un an mais quand on est titulaire, on est un géronte si on a au moins vingt ans d’expériences dans la boîte.