Les deux grandes revendications du mouvement paysan s’opposent en tous points

Depuis que des panneaux d’entrée de commune ont été retournés, en octobre 2023, dans la campagne française, la colère du monde agricole n’a cessé de s’amplifier jusqu’à atteindre son paroxysme cette semaine de fin janvier 2024.

Colère et souffrance paysannes

Ces derniers jours, de nombreuses autoroutes ont été bloquées et divers bâtiments, hypermarchés ou préfectures, se sont vus pris pour cible par les paysans. Les annonces du Premier ministre Gabriel Attal, mises en scène vendredi sur une exploitation agricole de Haute-Garonne et censées améliorer le quotidien des agriculteurs, sont à raison jugées insuffisantes par la totalité des organisations représentatives du secteur primaire de notre économie. Ces dernières appellent à bloquer la capitale française et le marché de Rungis, qui approvisionne en denrées alimentaires les distributeurs des quatre coins de l’hexagone, à partir du lundi 29 janvier après-midi.

La colère paysanne n’a d’égale que la souffrance de celles et ceux qui travaillent la terre et élèvent les bêtes pour nourrir la population. Les deux se sont accumulées au cours des dernières décennies, jusqu’à exploser en ce début d’année. L’incapacité, pour la plupart des agriculteurs, à vivre correctement malgré un travail acharné tous les jours de la semaine, toutes les semaines de l’année, provoque à juste titre l’empathie à destination de la profession. Toutes les formations politiques expriment leur compréhension des difficultés, de même que les organisations patronales ; pourtant, ce sont bien dans les élites économiques et politiciennes que se trouvent les authentiques responsables du désarroi de ces travailleurs.

La lutte des classes agricoles

Il faut mesurer la diversité du monde agricole, où la concentration des richesses et des moyens de production, à commencer par les terres, entre quelques mains d’hommes d’affaires reflète la structure capitaliste déclinée dans l’ensemble du marché. La première organisation représentative des agriculteurs, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et son allié le syndicat Jeunes agriculteurs (JA), cultivent historiquement et toujours actuellement une proximité avec le grand patronat du MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et ses diverses branches, dont l’Union des métiers de l’industrie hôtelière et de la restauration (UMIH).

Justement, la convergence entre le patronat des champs et le patronat des villes s’applique à appauvrir et comprimer les travailleurs de la terre. Les paysans des petites exploitations, dupés ou minoritaires dans leur prise de conscience des enjeux économiques, sont écrasés par les poignées de main dans les beaux bureaux entre ceux qui dirigent les grandes coopératives agricoles, les grandes industries de la chimie et de l’agro-alimentaire et les grands distributeurs, sous l’égide d’un gouvernement ultra-libéral.

Rémunération ou simplification, il faut choisir

Deux revendications principales et déclinées comme autant de particularités liées aux territoires et aux filières qui composent l’agriculture française ont fortement émergé de la révolte paysanne des dernières semaines. La première est l’augmentation de la rémunération ; la seconde est la « simplification » ou « l’assouplissement » des normes imposées aux éleveurs et cultivateurs.

Or ces deux revendications ne sont pas seulement contradictoires : elles sont profondément antagoniques, c’est-à-dire que la satisfaction de l’une ne peut se faire qu’au prix du recul de l’autre. Naturellement, l’une est davantage dans l’intérêt des travailleurs sur le terrain tandis que l’autre a les faveurs des habitués du pouvoir.

FNSEA et gouvernement ont choisi contre la rémunération

Ce n’est pas pour rien que le chef du gouvernement a annoncé déployer, vendredi 26 janvier, une série de mesures visant à « simplifier » les démarches administratives agricoles et à réduire les normes environnementales, qui seront certainement accompagnées dans les prochains jours d’une nouvelle batterie de décisions allant dans le même sens. Gabriel Attal n’a pas hésité, pour appuyer son discours, à opposer revendications paysannes et aspirations écologistes, dans un exercice de populisme pur, de celui qui prétend comprendre et défendre la France populaire alors qu’il n’a jamais dépassé, dans ses lieux d’études, de travail et de socialisation, le périphérique parisien.

Sur le volet de la rémunération des travailleurs de la terre, la seule annonce en ce sens a été de faire respecter la loi EGAlim, adoptée lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Outre l’aveu de faiblesse évident d’un pouvoir politique incapable, jusque là, de faire appliquer ses propres décisions, il s’agit d’un simple enfumage tant cette loi, qui peut relever du bon sens, est amplement insuffisante pour garantir aux producteurs des prix d’achat suffisamment élevés pour les sortir de la pauvreté et leur apporter une véritable sécurité sociale.

Un travail qui a du sens et de la valeur

Pourquoi l’augmentation des rémunérations et l’affaiblissement des normes environnementales sont-elles antinomiques ? Pour une simple et bonne raison que n’admettront jamais les populistes de droite ou d’extrême-droite : les contraintes écologiques, les cahiers des charges, la réduction voire l’interdiction de l’usage des produits phytosanitaires vont dans le sens de la protection des paysans eux-mêmes.

Non seulement la forte régulation du secteur primaire et le respect des normes pour les élevages et les cultures ont permis à la France d’avoir la meilleure agriculture du monde avec une qualité que tous nos voisins et partenaires nous envient, permettant aux consommateurs de manger le plus sainement possible ; mais de surcroît, cela se confirme économiquement par la valeur ajoutée inégalée de notre secteur agricole, qui justifie des prix conséquents et donc une rémunération à la hauteur du travail paysan.

Réduire les normes environnementales permettra peut-être de gagner en quantité de production mais fera à coup sûr perdre en qualité, c’est-à-dire en valeur d’usage pour le consommateur qui reconnaît l’excellence des produits de nos agriculteurs et en valeur d’échange sur le marché. Ceux qui prétendent défendre le monde paysan et l’inscrire dans une logique de compétitivité et de concurrence internationale mentent et roulent dans la farine leurs interlocuteurs.

Ils veulent imposer la déloyauté

Si les clémentines corses sont meilleures que les clémentines espagnoles, c’est parce que leurs producteurs respectent scrupuleusement un cahier des charges conséquent qui rendent le fruit de leur travail irréprochable dans ses qualités gustatives et nutritionnelles. N’importe qui ayant le choix se tournerait naturellement vers les clémentines corses plutôt qu’étrangères, et c’est précisément parce que la plupart des consommateurs français n’ont pas d’autre choix que d’acheter au moins cher que se développe la « concurrence déloyale » venue d’Union Européenne ou de plus loin encore.

Ceux, au gouvernement, à la tête des syndicats patronaux ou agricoles, qui prétendent lutter contre la concurrence déloyale en réduisant les obligations environnementales de nos éleveurs et nos cultivateurs, ne font rien d’autre que proposer à ces derniers de faire preuve de la même déloyauté. La viande porcine et la volaille ukrainiennes se déversent sur les étals hexagonaux à un prix minime du fait de leur mauvaise qualité ? Face à cela, les tenants du libéralisme capitaliste ne veulent offrir à nos paysans que la possibilité de produire la même merde. Cela ne leur garantira aucun prix plancher, aucune valeur ajoutée élevée, mais peut-être parviendront-ils par l’agriculture intensive à inonder le marché de produits beaux mais dégueulasses dans des proportions qui leur permettront, éventuellement, de faire coïncider quantité astronomique avec revenu décent.

Combattre la logique de « compétitivité »

A l’inverse, la logique de respect de l’environnement, qui protège en premier lieu les travailleurs de la terre eux-mêmes, se justifie économiquement par la garantie d’une valeur ajoutée haute, la plus forte au monde, et répond socialement aux aspirations des agriculteurs à proposer des produits de qualité qui les rendent fiers et utiles à la société toute entière. Mais il y a pour cela un prix à payer : celui du revenu paysan, celui affiché sur les étals des marchés et grands distributeurs, celui auquel devraient pouvoir consentir l’ensemble des Français.

Or toute la logique des politiques économiques menées depuis quarante ans en France répond à l’injonction de « compétitivité » dans la concurrence internationale, de compression des coûts et de baisse du « coût du travail ». Le travail n’est un coût que pour les employeurs qui versent les salaires ; les pourvoyeurs de force de travail, celles et ceux qui triment dans tous les secteurs de l’économie au quotidien, ignorent pour la plupart que lorsqu’un homme au costume impeccable parle de compétitivité, c’est à leur propre baisse de salaire qu’il fait allusion.

Le « bouclier » protège les patrons, pas les travailleurs

Sur la seule année 2023, les denrées alimentaires de base ont vu leurs tarifs flamber, en moyenne, entre 12 et 20% dans les rayons des hypermarchés, dans un contexte d’augmentation générale des prix. Il y a pire que l’inflation : c’est l’inflation sans hausse de salaires. C’est précisément le choix qu’a fait le gouvernement français avec son prétendu « bouclier » tarifaire, là où les gouvernements belge, espagnol, portugais et allemand ont accompagné la hausse des prix par une augmentation générale des petits salaires. Non seulement le « bouclier » de Messieurs Macron et Le Maire ne protège qu’à la marge, mais il est sur le point de voler en éclats avec la hausse de 10% – pardon, de 9,8% selon le ministère de l’Économie – des tarifs de l’électricité pour les ménages au 1er février 2024.

Le dogmatisme du gouvernement dans sa volonté d’une « compétitivité » basée sur une politique de l’offre la moins coûteuse et sur des salaires, en parité de pouvoir d’achat, toujours plus bas, prêterait à rire si ses conséquences n’étaient pas aussi désastreuses. Le « bouclier » tarifaire ne protège pas les classes populaires d’une hausse des prix, mais protège les classes capitalistes d’une hausse des salaires à laquelle elles devraient obligatoirement consentir, d’autant que vu les records de profits et de dividendes, elles en ont largement les moyens.

Vers la récession française

L’absence d’augmentation des salaires – le SMIC n’a augmenté que de 1,13% au 1er janvier 2024 malgré l’indice de l’évolution des prix de l’an passé – couplé à une inflation massive va conduire inexorablement à une compression de la consommation populaire. Les employés, les petites mains de notre économie n’avaient déjà pas les moyens de choisir les produits de l’agriculture française ; ils seront demain contraints de s’approvisionner par les produits les moins chers des rayons discount. La consommation populaire comprimée, c’est tout le tissu économique de nos territoires qui va en pâtir : les petits restaurateurs, artisans, commerçants et évidemment, paysans. Au bout, la seule finalité logique est la récession, c’est-à-dire la contraction du produit intérieur brut français, à rebours des volontés de croissance affichées par le gouvernement de MM. Macron et Attal.

Cette récession ou, du moins, stagnation du PIB par une croissance qui traînera loin derrière l’inflation et qui n’atteindra jamais les prévisions optimistes d’une haute administration française abrutie par sa consanguinité, va engendrer un appauvrissement toujours plus considérable des travailleurs des champs et des villes. Parallèlement à cette réalité qu’il refuse de voir dans le blanc des yeux, le ministre de l’Économie M. Le Maire s’engage à réduire le déficit de la France, lequel est calqué sur le PIB – avec la fameuse règle des 3% de déficit maximum sur un exercice budgétaire de l’État, imposée par l’Union Européenne.

Au nom d’un logiciel inopérant

Le déficit n’est rien d’autre que la différence entre les recettes et les dépenses publiques ; et justement, le gouvernement ultra-libéral de M. Macron s’est fait fort de réduire drastiquement la fiscalité sur les grandes fortunes, leurs capitaux et leurs revenus, de manière à n’offrir aucune autre alternative que la baisse des dépenses publiques, conformément aux règles d’un logiciel qui n’a jamais, nulle part, fait ses preuves en termes de vitalité économique mais que nos décideurs portent comme des bêtes de somme. La part de la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA), impôt le plus injuste car ciblé sur la consommation populaire, n’a fait que s’accroître dans la totalité des recettes fiscales de l’État tandis que l’impôt sur les sociétés et les impôts progressifs n’ont de cesse d’être rabotés.

Quand les dépenses publiques sont comprimées, que l’inflation bat son plein et que la récession pointe le bout de son nez, c’est l’ensemble de la puissance publique qui s’affaiblit. M. Attal a beau jeu d’annoncer que les cantines de l’État ou des collectivités territoriales devront s’approvisionner en produits agricoles français, elles seront confrontées à la même absence de choix que les ménages modestes dans leurs achats de denrées alimentaires et devront inexorablement se rabattre sur le moins cher.

L’union plutôt que la division

Seule une politique de la demande, qui part du développement de la consommation populaire par l’augmentation importante du SMIC, l’échelle mobile des salaires qui indexe les revenus du travail sur les prix, permettra aux travailleurs des villes de sortir la tête de l’eau et d’avoir la possibilité de se fournir en produits des travailleurs des champs français, lesquels pourront vivre enfin décemment. C’est l’inverse qu’applique le gouvernement français et que prône l’extrême-droite, le RN de Mme Le Pen s’inscrivant dans la même logique de compétitivité et de baisse du coût du travail pour rassurer des élites économiques prêtes à lui laisser la main tant elles se régalent de son acharnement à diviser les classes populaires sur des considérations subalternes.

Les paysans et les salariés ne peuvent vivre mieux et offrir un avenir désirable à leurs enfants qu’en s’alliant contre leurs exploiteurs et contre les décideurs politiques qui entendent déréguler et briser les normes qui freinent, justement, le processus d’exploitation de la nature et du travail humain. Nous en sommes loin, mais à l’image des producteurs du monde agricole qui auraient mille raison d’abandonner mais qui se lèvent chaque matin avec le même courage au labeur, nous ne baissons pas les bras.

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